Lorsqu’on demande à Eudoxie Baboul de Sinnamary, la nouvelle doyenne de France, ses secrets de longévité, celle-ci répond tout simplement : Dieu m’a oublié. Voici une affirmation pleine de sagesse qui mérite de s’y attarder, tant on est loin des conseils de santé, d’alimentation et de soin de beauté que les marchands du bien-être, du rêve et du sommeil vous abreuvent à longueur de journées en vous proposant des brocolis matin, midi et soir, assaisonnés à l’ail des ours, au raifort et au thym, le tout accompagné d’un thé au pissenlit de six ans d’âge, car c’est bien connu le pissenlit sauve.

Une Cayennaise, vers 1900

Donc, Eudoxie de Sinnamary est notre doyenne d’âge depuis le décès récent d’Olympe Amaury du Loiret qui n’a conservé le titre de doyenne des Français qu’un bref mois sans atteindre 114 ans. Car c’est un peu l’ennui de cette compétition, il n’est pas donné de conserver le titre très longtemps, la boxe ouvre plus de perspective. Née le 30 septembre 1901, Eudoxie, surnommée Mimine pour les intimes, a 113 ans et court vers ses 114 ans, ce qui ne nous rajeunit pas. C’est l’occasion de découvrir qu’une page se tourne. Plus aucun Français vivant est né au dix-neuvième siècle. C’en est fini de vouvoyer Hugo, Stendhal et Balzac, il faut nous contenter de tutoyer les contemporains de Proust, Gide et Céline qui n’est pas une de Dion-Bouton.

Jeanne Calment, un temps doyenne de l’humanité, âgée de 22 ans en 1897

Car le monde change. Avec Jeanne Calment qui détient toujours le record français de longévité, ayant vécu 44.724 jours entre le 21 février 1875 et le 4 août 1997, soit plus de 122 ans, nous avions une Arlésienne, fille de charpentier issue d’une famille de meunier, devenue sans forcément le vouloir doyenne de l’humanité. Désormais, avec Eudoxie dite Mimine, nous sommes allés chercher notre nouvelle championne de longévité  en Guyane, au milieu des forêts amazoniennes, où il reste probablement encore un peu d’air pur pour quelques promenades en pirogue, loin des agités et excités des temps modernes.

Forcément, nous sommes tous plus ou moins curieux de connaître son régime alimentaire et son mode de vie. Question cadre de vie, Eudoxie était paysanne à Sinnamary, ce qui lui a probablement assuré une vie calme et sereine aux champs brûlés, loins de nos soucis d’urbanité et des particules sauvages. pourtant, rien ne lui garantissait d’atteindre un tel âge même si le nombre des centenaires sinnamariens ne cesse de croître. Etrangement, personne n’évoque la participation au carnaval des Touloulous parmi les facteurs de longévité, mais cela ne semble pas une contre-indication, bien au contraire.

Carnaval  de Cayenne en Guyane, 1902

Sinnamary n’a pas toujours été un lieu de villégiature. Pendant la révolution française, on y déporta allégrement, comme par exemple les complices de Robespierre, Billaud-Varenne, Barrère ou Collot d’Herbois qui y décèda en 1796, car le climat n’était alors guère réputé. Sur les 328 révolutionnaires condamnés à la déportation qui y furent emprisonnés, 180 y laissèrent leur peau trempée d’humidité à 100%. Le cimetière en déborde d’illusions perdues. Car c’est cela l’ennui avec les révolutions. On commence plein d’entrain en chantant des hymnes guerriers ; on continue par la chamaille, on se mitraille à bout portant, on guillotine joyeusement, et à la fin, on se retrouve à jouer en mode Koh-Lanta réalité, au survivant cherchant à s’évader de l’île du Salut où il ne fait guère bon s’y attarder pour son propre salut.

Illustration du Petit journal, édition du 30 novembre 1913, évasion de forçats en Guyane

Mais, il faut croire que les conditions de vie et d’hygiène ont progressé, Eudoxie en témoigne. Il est loin le temps où Sinnamary était un village amérindien et où les premiers colons s’y installèrent en 1770. Depuis, on y a trouvé de l’or, et plus d’un explorateur a succombé à cette fièvre du métal jaune.

Chercheur d’or à Cayenne en 1905

Cela dit, on ne s’y bouscule pas, Sinnamary ne compte qu’un peu plus de trois mille habitants ; et on peut voir de loin, à soixante kilomètres à vol d’oiseau, les fusées Ariane décoller de Kourou, et de beaucoup plus près celles russes du site Soyouz, ce qui est vivifiant pour l’esprit à défaut d’occuper les heures creuses entre les repas.

Couac ou Kwak de Guyane, préparation à base de manioc

Car question alimentation, Eudoxie vous propose un régime basse calories à base de couac et de manioc en provenance de son abattis-brulis de Corossony. Pour le manioc, pas besoin d’explication, on trouve de nombreuses préparations qui vous garantit une longévité éternelle. Pour le couac appelé aussi kwak, et bien c’est tout simplement une semoule ou farine fabriquée à partir du manioc. Quant à l’abbatis de Corossony, qui est une clairière horticole au milieu de la forêt proche de Sinnamary, l’ennui c’est qu’il faut se rendre sur place pour être certain que le manioc ou le kwak qui vous est vendu n’est pas coupé aux produits phytosanitaires avant d’être revendu sur les marchés extérieurs en surgelés tristounets.

Forêt de Sinnamary en Guyane

Le mieux est donc de s’installer à Sinnamary au milieu des centenaires et des paysans Hmongs, car curieusement toute la région est peuplée de Hmongs ce qui peut surpendre les géographes au premier abord. Mais les désatres humains du vingtième siècle ont conduit d’innombrables Hmongs  à fuir la jungle et les montagnes après l’arrivée au pouvoir des communistes au Laos et au Viêt Nam en 1975, pour finalement, s’agissant de quelques milliers d’entre eux, trouver refuge en Guyane, avec l’aide du gouvernement français où ils ont reconstitué leur mode de vie initial, approvisionnant aujourd’hui Cayenne et Kourou en légumes et produits frais.

Nouvel an Hmong à Cacao en Guyane

La vie au grand air et le manioc ne sont pas les seuls secrets de longévité d’Eudoxie. La prière, selon elle, y a contribué, notre doyenne ayant toujours été très pieuse, ne quittant jamais son chapelet. Elle continue de prier tous les jours pour sa famille, ses amis et voisins de Sinnamary, demandant à Dieu qu’il ne l’oublie pas, ce qui en définitive se révèle à double tranchant, car au fond, nul ne sait si Dieu l’a oubliée ou ne l’a pas oubliée. dans cette affaire d’oubli de Dieu, on est un peu tous comme les bagnards à attendre l’ouverture des portes du pénitencier.

Ruines du bagne de Cayenne, île du diable

Et quand on y songe, avec Eudoxie, nous voici face à une personne qui a traversé le vingtième siècle tout entier, à neuf mois près, les premiers d’un siècle qui allait se révéler dévastateur en destinées humaines arrachées prématurément à la vie.

Rue de cayenne, jour d’élection de Jean Galmot

Car il n’est pas donné aujourd’hui à tout le monde d’être né en 1901, à la Belle époque. Réalisez un peu que Sinnamary alors, était l’un des grains du chapelet des bagnes de Cayenne. Jean Galmot l’aventurier n’avait même pas encore débarqué en Guyane, possédant un titre de propriété d’une mine d’or du côté de Mana  avant de devenir député de la Guyane en 1919 ; et le malheureux capitaine Alfred Dreyfus venaitt à peine de rentrer du bagne où il fut injustement emprisonné entre 1895 et 1899 avant d’être réhabilité en 1906.

A cette même Belle époque, l’automobile et l’avion prenaient tout juste leur essor, et  les deuxièmes jeux Olympiques venaient de se tenir en 1900 à Paris en même temps que l’exposition universelle. Le cinéma des frères Lumière commençait à tourner depuis 1895 en même temps que la radio sans fil s’envolait d’onde en onde, tandis que Pierre et Marie Curie, avec Becquerel obtennaient en 1903 le prix Nobel de physique pour leur découverte de la radioactivité.

Le début de ce vingtième siècle est aussi marqué par une intense activité artistique, si loin de Sinnamary, comme l’impressionisme, le fauvisme et le pointillisme qui annoncent le cubisme et le suprématisme sans oublier l’abstraction. Rodin domine la sculpture tandis que Ravel, Saint-Saens, Fauré ou Debussy deviennent les maîtres perfectionnistes de le composition et de l’orchestration, incarnant la révolution musicale de ce début de vingtième siècle.

Tout cela est si loin désormais, le monde depuis la Belle époque a été balayé plusieurs fois par des folies guerrières qui ont meurtri le vingtième siècle d’un lot de souffrances inimaginables rendant encore plus miraculeux l’ultime témoignage des prières quotidiennes d’Eudoxie Baboul de Sinnamary, doyenne d’une France dont on se demande bien comment elle pourra traverser sans sombrer le siècle en cours si elle ne se réforme pas, emportée actuellement par une vague furieuse et dévastatrice d’insouciance, d’égoïsme et de corruption des mentalités.

Une Parisienne de la Belle époque, oeuvre d’Alfred Stevens

Car il ne suffit pas de vieillir, encore faut-il bien vieillir en gardant en mémoire toute notre histoire personnelle et universelle, ces six âges évoqués par Blaise Pascal : pour conserver une jeunesse collective éternelle, l’apprentissage du latin, du grec, de l’histoire et de la géographie, sont avec le français et les mathématiques, les sources vives d’une éducation d’excellence dont on imagine mal  qu’on puisse y renoncer pour des fables égalitaristes qui n’ont jamais apporté autre chose que paresse, médiocrité et vulgarité, épouvantable perspective qui nous condamne à tout oublier dans l’absinthe ou les vins de France.

Quant à la pensée de Blaise Pascal, quelque peu énigmatique d’ailleurs, il s’agit du fragment Perpétuité 5/11 : Les six âges, les six pères des six âges, les six merveilles à l’entrée des six âges, les six orients à l’entrée des six âges. Cette pensée serait reprise du livre de saint Augustin, de genesi contra manicheos, I, 23 (35). Ces six âges précèdent le temps du repos sans fin qui nous appelle tous, à plus ou moins brève échéance, quel que soit notre destin et notre longévité. Ce qui ne nous empêche pas en attendant de sacrifier un peu de Bénédictine à la recherche du temps perdu.