2,4 centimètres par seconde, 1, pour ce que cela vaut

Arrivé au point de vue de Gadet qui dominait la plage de Grande anse à Deshaies, dans le nord de l’île de la Guadeloupe autrement appelée la Basse-Terre pour la distinguer de la seconde aile du Papillon, dite la Grande-Terre, Lothaire Virtualis dit Lô, s’apprêtait à descendre de voiture pour prendre des photographies des lieux aux couleurs de midi.

Il allait chercher son téléphone mobile dans la boîte à gants qui n’en contenait jamais, lorsqu’il aperçut sur le tableau de bord un insecte qui se promenait avec nonchalance, quelque peu débonnaire à cette heure de la journée où le soleil caillassait fort. L’observant de plus près, Lô remarqua comme des reflets dans un oeil d’or, un scintillement trompeur fort visible à cette heure, qui était lié à l’unique ligne médiane dorsale d’écailles blanches traversant le thorax surplombant les pattes postérieures constituées d’anneaux d’écailles blanches au nombre de cinq : aucun doute possible, c’était bien un moustique tigre ne mesurant pas plus de cinq millimètres et dont le poids afficherait entre 2,5 et 5 milligrammes s’il avait été perché sur une balance.

L’observant de plus près encore, à une distance d’environ un décimètre lui laissant quatre ou cinq secondes de répit, Lô n’eut aucun doute que l’intrus était une commère en quête d’un bon repas, au corps non encore boursouflé, capable d’aspirer dix millimètres de sang et de doubler de volume qui la ferait voler moins haut, moins loin, et plus lentement : guère plus de 2,4 centimètres par seconde, à peine cent mètres par heure ; il était temps de passer à l’action.

Lô tendit le bras à distance du moustique tigre et ouvrit la boîte à gants où il trouva une notice technique de l’automobile, un trousseau de clefs, un sachet de citronnelle, un téléphone mobile, et au fond de la boîte un passeport ainsi qu’un étonnant étui de revolver en écaille de crocodile, un revolver de marque Springfield Armory 1911. Plus surprenant, l’étui était vide, au point d’en oublier le moustique qui avait pris son envol et entreprenait une reconnaissance des lieux. Lô ouvrit la fenêtre du côté passager avant, place du mort, pour créer un appel d’air, sans succès. Le moustique était retourné sur le tableau de bord, surveillant vigilant qui l’observait aussi, comme s’il existait entre les deux observateurs une ligne de démarcation à ne pas franchir.

A nouveau assis derrière le volant, Lô inspecta le butin de la boîte à gants. La notice technique ne correspondait pas à la marque du véhicule, le sachet de citronnelle était vide, six clefs pendaient au trousseau, et le téléphone était éteint ; Quant au passeport qu’il songeait à le feuilleter, il contenait une carte d’identité qui glissa à terre. Il se disposait à la ramasser quand, approchant du tableau de bord, il vit que subrepticement, le tigre en avait fait autant franchissant la ligne invisible qui les séparait. Lô fit un geste de la main en sa direction. Le moustique s’envola pour se reposer à l’endroit exact où il l’avait surpris la première fois. Lô ramassa la carte d’identité, mit ses lunettes. Il y était entre autre inscrit :

Une feuille de calepin roussi par les ans traînait aussi dans le passeport, sur laquelle il était rédigé d’une main dont il reconnût l’écriture digne d’un tigron en chambre :

Lô sourit, retrouvant instantanément un air qu’il n’avait plus entonné depuis quatorze ans maintenant, recherchant le nom du Band qui jouait à la perfection cette musique d’antan lontan, 1966 si sa mémoire ne fléchissait pas ; et alors qu’il commençait à siffloter pour l’entonner, son allégresse fut tout aussitôt arrêtée par des coups de klaxon provenant de l’arrière, et comme il regardait dans le rétroviseur central auquel était suspendue une conque de lambi d’une douzaine de centimètres de long, il surprit, surplomblant la conque, tout dard vrombissant prêt à siroter, le tigre s’en allant à la fête au sang. Lô lui donna une gifle de la main droite à la volée, sans succès. Le moustique avait disparu.

Au même moment, à la fenêtre du conducteur, un objet toquait : comme un éperon en or qui brillait au soleil perçant sous les nuages effilés d’argent passant leur chemin au-dessus des montagnes du nord de la Basse-Terre, entre Caféière et Morne d’Inde : c’était Damiana la petite fille du Cardinal, qui au très haut petit matin, s’en était venue à cheval au galop de Grande Anse par la trace des contrebandiers, dite OGCCIC ; elle était de noir toute vêtue, à l’exception de cuissardes rouges en cuir d’Espagne, comme habillée pour se rendre au carnaval.

Au lointain d’Est, iguane qui n’était pas Rhinocéros se faufilait au milieu des arbres : la tempête approchait, à un rythme de déplacement inférieur à vingt-quatre kilomètres par jour, ce qui était de mauvaise augure pour la suite des événements.

tombé au sol à la vitesse subsonique de 2,4 cm/s, le seize août de l’an de grâce 2023, vers midi

Voir Itinerario, Le Maître de la moisson, chap. 1, Buffalo Springfield again,

éditions Luxia, 2013, 5,26 € via Amazon