Mille petits chevaux perses

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Au commencement des Lettres d’ivoire, il faut revenir quarante ans en arrière quand il arrivait à l’auteur virtuel de lire de la poésie  dans les herbes hautes, à l’ombre étroite d’une croix en bois, en plein midi, au bord d’un torrent de l’une de ces vallées perdues du massif du Queyras, alors plus sauvage qu’il ne l’est encore. Il est facile aujourd’hui de se rendre dans ce parc régional, on y accède par le col de l’Izoard, autrefois redouté, aujourd’hui transformé l’été en une sorte d’autoroute pour cyclotouristes, encore que le col demeure fermé dès que la neige est venue, de l’automne au printemps. L’hiver, il ne reste qu’une seule route accessible qui surplombe la vallée du Guil, étroite au point que les voitures ne peuvent parfois se croiser que si l’une d’entre elles se gare le long du précipice, ce qui n’est pas sans susciter quelques frayeurs aux citadins roulant en citadine. Et c’est ce qui fait le charme d’aller dans le Queyras, avoir l’assurance de s’y retrouver loin du monde, hiver comme été, à condition d’y arriver

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Epicerie de Mlle Fine à Saint Véran, dans le massif du Queyras

Et c’est pour cela que ce massif est un fortin authentique qui convient à la poésie, on n’imagine pas lire autre chose que des poèmes à deux mille mètres d’altitude et plus, surtout lorsque la poésie se meurt comme c’est le cas de nos jours. L’alexandrin n’a plus cours depuis longtemps et la tentative d’inventer la poésie en prose a fait long feu, notre monde moderne est si pressé de ne plus exister qu’il n’a plus le temps de s’arrêter aux images à califourchon et aux sonorités à pied. Et maintenant que les sonnets sont dans les cordes, roués de coups mortels, pris au trébuchet par le caractère instantané de l’internet, n’imaginons pas que nous pourrions retrouver toute la beauté du monde dans de nouveaux vers et chansons, si vieux déjà, jetés aux vents mauvais.

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Village de Molines en Queyras

D’une certaine façon, l’assassinat de Féderico Garcia Lorca en 1936 pendant la guerre civile d’Espagne, correspond à la mort officielle de la poésie, la même année où Charlie Chaplin nous signifiait par la dérision que nous entrions dans les temps modernes dominés par le triomphe des dictatures et l’abomination des crimes de masse, et plus tard, par le passage de l’ère industrielle à la société de consommation bientôt abonnée à vivre sous l’ère du vide, comme la déchristianisation laissait la place à la tyrannie du nihilisme.

Et comme la poésie disparaissait du monde qu’elle n’avait cessé d’enchanter depuis Homère, pour ceux qui y conservaient quelque attachement, loin de la prétendue civilisation, il était encore possible, voici quarante ans, de lire un poème comme le Gacela de l’amour imprévu, que Féderico Garcia Lorca nous a laissé en héritage pour que surgisse avec les colibris, l’amour :

Nul ne comprenait le parfum
du magnolia sombre de ton ventre.
Nul ne savait que tu martyrisais
un colibri d’amour entre tes dents.

Mille petits chevaux perses s’endormaient
sur la place baignée de lune de ton front,
tandis que moi, quatre nuits, j’enlaçais
ta taille, ennemie de la neige.

Entre plâtre et jasmins, ton regard
était un bouquet pâle de semences.
Dans mon coeur je cherchais pour te donner
les lettres d’ivoire qui disent toujours,

toujours, toujours: jardin de mon agonie,
ton corps fugitif pour toujours
le sang de tes veines dans ma bouche,
ta bouche sans lumière déjà pour ma mort.

Quarante plus tard, le poème est toujours ancré dans notre mémoire, aussi admirable qu’au premier jour, nous souvenant du Guil et de la neige de printemps qui tombait, fugitive, en ce 17 avril, comme nous étions, une nouvelle fois, à la recherche de  mille petits chevaux perses endormis sur une place baignée de lune, sans pouvoir découvrir comment mille petits chevaux perses, avec la meilleure volonté du monde,  peuvent s’entasser sur la place d’un front.

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Eglise Saint-Romain de Molines en Queyras sous la neige, au milieu des mélèzes

Et c’est pour cela que nous succomberons toujours à la poésie, elle nous oblige, sans répit, à chercher pour les donner les lettres d’ivoire qui disent toujours, toujours, toujours…

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Le Pain de sucre, qui culmine à plus de 3.000 mètres, dans le massif du Queyras