Face à toute la douleur du monde

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Cette chronique est dédiée à nos petits-enfants pour que plus tard ils ne vivent pas ce que nos enfants endurent aujourd’hui en étant assignés à résidence dans la pleine force de la vie. En cette période de confinement, évoquant Rimbaud dans de précédentes chroniques, il nous est revenu le souvenir d’un autre grand poète, Benjamin Fondane, qui fut l’auteur remarqué de Rimbaud le Voyou et de Baudelaire l’expérience du gouffre.

Juif roumain, Benjamin Fondane, disciple de Léon Chestov, a vécu en France et écrit en Français des textes admirables comme la Conscience malheureuse, d’une très grande lucidité visionnaire. En 1939, il s’est engagé volontairement dans l’armée française puis a participé à des publications clandestines avant d’être arrêté par les Allemands sur dénonciation ; et avec la complicité de la police parisienne, il a été déporté à Birkenau où il a été gazé le 3 octobre 1944.

Déjà en janvier 2015, nous écrivions : qui a lu « la Chanson de l’émigrant » au fond de la salle ? Personne ? Normal. L’éducation nationale propose en lecture à nos enfants de sympathiques chansons qui font rimer pruneaux d’Agen et confits de canard. Mais le monde est tout sauf sympathique. Il est cruel. Une prochaine fois, recherchez sur vos tablettes pour parler de Benjamin Fondane, il a écrit des recueils de poésie intitulés Ulysse, le Mal des fantômes, Titanic, l’Exode, Au temps du poème, dont un vers repris  en titre de chronique l’an dernier Et l’Argentine, la pampa était à gauche.

Guidoccio Cozzarelli (1450-1517) "Le Départ d'Ulysse" dét.… | Flickr

Le départ d’Ulysse, Guidoccio Cozzarelli, 1450 – 1517

Ulysse

Héroïque et sublime dans la vie et dans la mort, Fondane nous laisse nombre des plus grands poèmes de la langue française du vingtième siècle, dont celui-ci issu du recueil Ulysse écrit entre 1929 et 1933, ayant par ailleurs une immense admiration pour le roman éponyme de James Joyce :

– Mon père qu’as-tu fait de mon enfance ?

qu’as-tu fait du petit marin au regard bleu ?

j’étais heureux, heureux parmi ces malheureux,

le poivre rouge c’était si nouveau !

Plus tard j’ai vu Charlot et j’ai compris les émigrants,

plus tard, plus tard moi-même…

Emigrants, diamants de la terre, sel sauvage,

je suis de votre race,

j’emporte comme vous ma vie dans ma valise,

je mange comme vous le pain de mon angoisse,

je ne demande plus quel est le sens du monde,

je pose mon poing dur sur la table du monde,

je suis de ceux qui n’ont rien, qui veulent tout

– je ne saurai jamais me résigner.

Fondane a raison : rien ne sert de s’indigner ou de se prétendre insoumis, il ne faut jamais se résigner, y compris en période de confinement. La mort est notre ombre, elle nous porte autant qu’elle nous emporte : il suffit d’ouvrir les yeux et poser durement le poing sur la table du monde et d’affronter la vie en toutes circonstances. En avant Marche!, donc, en nous souvenant par exemple que les migrants en ces temps de malheur, sont les diamants de la terre, le sel sauvage de l’humanité. Les abandonner à leur sort, est faire preuve d’un cruel égoïsme.

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Français selon la mort

Fondane a aussi écrit cette strophe que tout écolier français devrait apprendre. Elle est extraite du poème Colère de la vision rédigé en 1943 ou 1944, qui a été ajouté au recueil L’exode, Super Flumina Babylonis, écrit en 1934  :

Je vous ai tous comptés

civils d’hier, comptables, boutiquiers, paysans

et ouvriers d’usine et clochards dont le nid

est sous les ponts de Notre-Dame

et bedeaux de sacristie et fils de l’Assistance

publique, tous Français de France , aux yeux limpides,

ou du Congo, du bled algérien, d’Annam

avec des palmiers flottant dans le regard

et des Français venus des îles caraïbes,

Français selon les Droits de l’Homme,

fils de la barricade et de la guillotine,

sans-culottes, le front incorruptible, libres,

et des Tchèques, et des Polonais, des Slovaques

et des Juifs de tous les ghettos de ce monde,

qui aimaient cette terre et ses ombres et ses fleuves,

qui ont ensemencé de leur mort cette terre

et qui sont devenus Français, selon la mort.

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Mais, c’est un autre poème de Fondane qui explique peut-être mieux ce refus de la résignation en toutes circonstances, y compris les plus tragiques de l’histoire, nous souvenant de l’exhortation de Jean-Paul II : N’ayez pas peur, un encouragement comminatoire qui résonne en un ordre divin et nous appelle à faire preuve de lucidité, de courage et de solidarité entre les hommes pour affronter les temps difficiles.

Ce poème date de 1944. Il se trouve être l’un des derniers qu’il a eu le temps d’écrire avant d’être arrêté et déporté. Il commence ainsi :

C’est toute la douleur du monde

Qui est venue s’asseoir à ma table

 – Et pouvais-je lui dire : Non ?

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La lutte de Jacob avec l’Ange

Face à toute la douleur du monde, à l’égal de la poésie, la création picturale telle qu’elle s’exprime à Haïti, exalte toute la Beauté du monde. Cette Beauté ne se trouve et ne peut exister qu’en luttant comme Jacob avec l’Ange au risque de boiter de la hanche (Genèse 32, 24-32):

Cette même nuit, il se leva, prit ses deux femmes, ses deux servantes, ses onze enfants et passa le gué du Yabboq. Il les prit et leur fit passer le torrent, et il fit passer aussi tout ce qu’il possédait. Et Jacob resta seul. Quelqu’un lutta avec lui jusqu’au lever de l’aurore. Voyant qu’il ne le maîtrisait pas, il le frappa à l’emboîture de la hanche, et la hanche de Jacob se démit pendant qu’il luttait avec lui. Il dit : Lâche-moi, car l’aurore est levée, mais Jacob répondit : Je ne te lâcherai pas, que tu ne m’aies béni. Il lui demanda : Quel est ton nom ? – Jacob, répondit-il. Il reprit : On ne t’appellera plus Jacob, mais Israël, car tu as été fort contre Dieu et contre tous les hommes et tu l’as emporté. Jacob fit cette demande : Révèle-moi ton nom, je te prie, mais il répondit : Et pourquoi me demandes-tu mon nom ? et, là même, il le bénit. Jacob donna à cet endroit le nom de Penuel, car, dit-il, j’ai vu Dieu face à face et j’ai eu la vie sauve. Au lever du soleil, il avait passé Penuel et il boitait de la hanche.

Delacroix, la lutte de Jacob avec l’Ange : vivre, c’est accepter de boiter de la hanche, souffrir et mourir, et certainement pas d’être confiné en attendant que le virus passe.

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