Officier du bonheur, c’est du boulot !

Comme le remarquait le 25 décembre un enfant de trois ans d’âge, qui ne pourra d’ailleurs que se bonifier avec le temps comme le Porto, être Père Noël c’est du boulot, surtout depuis que les cheminées sont bouchées au titre du réchauffement climatique, cela devient compliqué de distribuer les cadeaux en toute sérénité. Heureusement, Google nous permet aujourd’hui de suivre l’avancée des tribulations de l’homme au manteau rouge lors de cette journée fatidique vouée au bonheur, ce qui a peut-être inspiré la mode managériale de désigner des officiers du bonheur dans les entreprises. Et croyez-le ou non, c’est aussi du boulot !

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Les Joueurs de cartes, ou le bonheur selon Paul Cézanne

Car c’en est fini du temps des managers, des coaching-partnersou des body-builders, adieu patrons de droit divin, dirigeants d’élite ou riquiquis chefs de personnel, même les directeurs de ressources humaines n’ont plus qu’à prier pour leur salut, eux qui sont à l’humanisme ce que le journal éponyme est à l’humanité, un pif rouge pour clown pleureur. Voici venu le temps des Chief Happiness Officers et des Happy Good Fellows qui vadrouillent dans les couloirs en distribuant de la marmelade instantanée et rentrent bredouille après avoir semé sur leur passage des pétales de rose bonbon.

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Les joueurs de cartes, ou le bonheur discret selon Paul Cézanne

Comme toute mode débile en management, ce qui est à la fois un pléonasme et un euphémisme, on peut compter sur ces Anglo-saxons pour nous donner une dernière leçon avant de prendre le grand large avec leur crême aux cornichons, leur sauce à la menthe et leur pudding à la violette. Voici qu’ils ont décrété que le droit au bonheur devait s’étendre à la sphère gluante et glaciale des entreprises mortifères, ces multinationales du crime environnemental, du béton délabré ou de la finance asphyxiante. Selon ces excités du profit réservé aux bienheureux actionnaires, le bonheur est désormais obligatoire sur les lieux de travail, qu’on se le dise.

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Les joueurs de cartes, ou la recherche du bonheur selon Paul Cézanne

Et donc un beau matin, sur ordre venu de tout en haut d’en haut, l’auteur virtuel a été propulsé Chief Happiness Officer d’une maison déguisée en tour de soixante-trois étages appartenant à l’International Business company, la société Numériquement votre, une entreprise côtée au Claque Cent, une valeur réputée pour son BPA et son PER, appartenant à la classe de capitalisation signalée par la lettre A à la bourse ou la mort, c’est-à-dire une capitalisation supérieure au milliard d’euros, autant dire qu’on n’y rigole pas souvent et même jamais.

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Le bonheur est là, sur la table, au milieu de la partie, plus ou moins visible : le génie est dans la bouteille !

Et justement, le Board des Boards avait décidé que désormais les milliers de personnes qui se décarcassaient dans la boutique, devraient désormais s’amuser au travail, rire, être heureux, nager dans le bonheur pour stimuler la création déclinante de valeur. Des gars en costard noir venus d’une autre planète, avaient été payés très chers pour conclure que la boîte ne véhiculait pas en son sein assez de flux de bonheur pour augmenter le cash flow, d’où l’urgence de créer un poste fédérateur pour reprendre le jargon en cours, d’officier du bonheur.

Tout rapport avec des consultants de boîtes de conseil est purement fortuit

Et c’est ainsi que l’auteur virtuel toujours prêt à assumer les missions les plus périlleuses s’est retrouvé l’happy good fellow d’un millier de salariés qui n’imaginaient pas que le bonheur au travail pouvait exister avec des chefs tâtillons, des sous-chefs tortillards et d’innombrables collègues dans les placards ou sur une voie de garage suicidaire. Ils ignoraient, les malheureux que le bonheur était à portée de main.

CHO, c’est chaud !

Justement ! le mot d’ordre était de laisser cent fleurs s’épanouir dans une entreprise dévastée par le pognon, pour paraphraser le président Mao à l’origine de la funeste campagne des cent fleurs qui précéda celle du Grand bond en avant, autrement appelée De la juste solution des contradictions au sein du peuple. Car tel était le défi lancé au nouvel officier du bonheur, permettre à cent fleurs de s’épanouir pour trouver une juste solution des contradictions au sein de l’entreprise, et donc, le moment venu, licencier en masse ces salariés qui ne connaissaient pas leur bonheur de travailler en cadences infernales, dans le stress permanent des objectifs inatteignables, en milieu d’harcèlement moral ou sexuel, sans compter de temps en temps quelques piques sexistes et discriminations sociales ou raciales, le handicap au travail étant bienvenu au dernier étage de la tour, par l’escalier de service.

Lorsque le bonheur s’invite dans l’entreprise capitaliste, par un curieux retournement de l’histoire, c’est Mao à qui on doit la Campagne des Cent fleurs, qui triomphe

En l’absence de budget qui ne pouvait être pioché sur la masse salariale ou les fonds du comité d’entreprise, l’officier du bonheur avait tout de même reçu pouvoir de lancer une opération Pièces noires auprès de l’encadrement opérationnel qui avait obligation de contribuer au nouveau programme de Management par le bonheur, en contrepartie d’un juste retour sur investissement. Et c’est ainsi que tous les départements furent équipés dans la foulée d’un baby-foot, suivant le principe que le football miniature est au salarié ce que le football est au peuple, un échappatoire qui mène au purgatoire du bonheur. Car avant d’accéder au bonheur, il fallait passer par la case du purgatoire, telle était la marche à suivre dictée par le comité des consultants qui avait bossé sur la question en organisant d’innombrables séminaires pour justifier des honoraires en millions. C’est connu, chez les consultants, le bonheur n’a pas de prix, il se compte seulement en réunions, commissions et rétrocessions.

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Autrement dit : Interdit de rire, le CHO fait chaud au coeur

Et donc, il avait été décidé qu’il y aurait un comité de suivi du bonheur chargé de précéder et piloter les actions de l’officier du bonheur. Ce comité avait entériné le principe que toutes les idées pouvant contribuer à faire éclore le bonheur seraient soumises à votation sur le modèle suisse, car comme l’avait finement observé un coach en désespérance, les Suisses s’y connaissent en bonheur, avec leur chocolat, les lingots d’or et leurs montagnes d’obligations. Le coach n’avait pas tort. Les votations furent un grand succès. Le suffrage universel étendu à toute l’entreprise obligea l’officier du bonheur à lancer un programme de jambes en l’air après une révolte d’employés minoritaires qui se plaignaient à juste titre que les cours de danse se limitassent à la salsa et à la samba, ouvrant alors le droit universel au bonheur par l’apprentissage du french cancan.

#Cartoon : Chief Happiness Officer, les nouveaux responsables du bonheur en entreprise !

L’objectif principal de la campagne des cent fleurs, qui était de maintenir le personnel le plus longtemps possible sur les lieux de l’entreprise, fut plus que dépassé. Les votations successives avaient donné le champ libre à des projets aussi porteurs de bonheur que jouer aux fléchettes, à la roulette ou au poker ; mais on dansait aussi sur les tables, on se saoûlait à la buvette et on vomissait à l’entrée des toilettes, bref on nageait dans le bonheur. Vint le temps de se refaire une santé avec une campagne à vocation sportive, le personnel courait dans les couloirs, on jouait au tennis de table, une salle d’escrime fut inaugurée tandis que le fitness occupait désormais une place prépondérante sur les plateaux téléphoniques, et comme l’observa un coach de la remise en condition, l’entreprise devenue sportive nageait désormais dans le bonheur.

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C’est alors que les ennuis commençèrent. Un aventurier au galop qui avait fait le tour du monde en solitaire sur un catamaran, proposa d’escalader la tour pour épater la galerie. Arrivé au trentième étage, il dévissa. On ramassa les débris cent mètres plus bas.  Il fut décidé par le comité des sages qui avait été initié pour le fleurissement du bonheur, que désormais l’officier du bonheur serait aussi chargé des mauvaises nouvelles qui entrèrent alors dans le programme global de l’accès au bonheur pour tous, y compris lors des funérailles et de leur organisation laissée à improvisation de l’officier, sous réserve de ne pas oublier avant la crémation le mot d’adieu au nom de l’entreprise.

Les étapes d'une crémation expliquées par Yves Alphé

Il est où le bonheur ? Il est là, simple et tranquille, à bonne température.

La sépulture du communicant tombé au champ du bonheur expédiée, un deuxième front s’ouvrit. La police des jeux débarqua une nuit pour mettre fin aux activités clandestines du Cercle du bonheur qui occupait un parking entier en sous-sol. On y trouvait des tables de jeux, des bandits manchots, une boîte de nuit, une salle d’effeuillage, un restaurant de fruits de mer et des filles de petite vertu entièrement vouées au bonheur de même que des chipendales amateurs veillaient à satisfaire la clientèle féminine. L’ouverture des lieux aux clients extérieurs avait été considérée comme de la concurrence déloyale par des patrons de boîtes de nuit environnantes, qui s’inquiétaient d’une baisse subite du chiffre d’affaires. la police des moeurs veilla à ce que le marché retrouva son équilibre en même temps que puisse reprendre auprès des proxénètes honnêtes du quartier, le financement des oeuvres pour les veuves et orphelins des collègues en tenue  prématurément disparus.

Après les jeux et les moeurs, ce fut la brigade des stupéfiants qui improvisa une descente un étage plus bas dans les parkings pour empêcher le bonheur de se répandre en volutes d’herbe qui poussait dans des bacs éclairés artificiellement. Le petit commerce se portait bien dans toute la tour, mais il portait ombrage à la qualité de la production marocaine qui souffrait là encore de concurrence déloyale. Les deux étages de parkings retrouvèrent leur destination initiale empêchant de véhiculer le bonheur à sa juste dimension. C’est à cette même époque qu’il fut retrouvé, abandonnés dans une cave, des spirites, cartomanciens et diseuses de bonne aventure qui flaconnaient sans vergogne dans les spiritueux.

Allez savoir pourquoi, il est certaines images du bonheur qui font peur 🙂

Heureusement, tout n’était point perdu. On continuait de pratiquer  dans l’allégresse créative et collaborative, la peinture, la sculpture et la mosaïque. Les oeuvres d’art s’entassèrent dans des remises à phocopier  qui furent réquisitionnées. Les mérites de Picasso, Picabia et Bourdelle, sans oublier Cézanne, faisaient l’objet de comparaisons distinguées, mais dans toutes les discusions vouées aux Beaux-Arts, Pigalle l’emportait. On y avait trouvé une main d’oeuvre habile pour s’exercer au nu en dessinant des modèles exaltants, en même temps que le bonheur passait désormais par une assiduité excitante pour la relaxation et les massages. Là encore la brigade des moeurs intervint, ce qui commença à irriter le personnel masculin qui trouvait que des petites mains pouvaient démocratiquement procurer du bonheur autant aux cadres qu’aux techniciens et employés. Une nouvelle votation précisa le contour juridique des interventions et il put à nouveau être fait appel à des professionnelles de la caresse, à la condition exclusive qu’elle fut asiatique, mondialisation oblige.

Dans un autre registre, le bonheur prit des dimensions incomparables. Tout commença par des jeux de société d’antan lontan recyclés le midi à l’heure de la pause déjeuner. On se bousculait pour jouer au Scrabble, au Monopoly, au Cluedo ou à Diplomacy. Les cartes firent un retour en force, bridge, belote, bataille et même jeu des sept familles, avant que les pièces et jetons en folie ne s’imposent avec les échecs, les dames ou le backgammon. Et alors que le 1.000 Bornes ou le Trivial pursuit triomphaient, les dominos vinrent tout renverser au figuré comme au propre. Le bingo et le loto commençait à ennuyer quand un groupe d’acharnés des jeux de société décidèrent de participer au Domino day dont le but est de faire tomber en cascade le maximum de dominos. Toute la tour fut réquisitionnée, avec l’objectif annoncé de battre le record de la compétition qui se tenait habituellement dans la ville hollandaise de Leeuwarden. Suivant le principe de la Cup of América que le prochain défi se passe l’année suivante au pays vainqueur du bonheur retrouvé, pas moins de six millions de dominos furent commandés : des camions jour et nuit vinrent les livrer, les médias s’emparèrent de l’affaire, la tour fut évacuée le temps du défi, on fit appel à des intérimaires pour placer  les dominos, et au jour dit des dominos, le record fut battu devant des journalistes ébahis venus de la terre entière. Des reportages tournèrent en boucle sur les chaînes de télévision, les radios de paname se pâmèrent et les réseaux sociaux s’égosillèrent. Le bonheur n’était plus à portée de main, il était là dans la chute en cascade des dominos quand l’officier du bonheur fut remercié pour devoir bel et bien accompli.

Allez demander aux canards ces temps-ci si le bonheur est dans le pré, gavés ou estourbis, tels est leur destin

Car, entretemps, dans la plus grande discrétion, le board des boards avait décidé de faire disparaître la filiale Numériquement Votre, délocaliser le siège à l’étranger et licencier l’essentiel du personnel, objectifs en voie d’être atteints quand commença la chute en cascade des dominos, ces pièces de jeu qui ressemblent tant aux pions que sont les salariés des entreprises multinationales où il n’est plus question depuis longtemps de lutte finale mais de chute cordiale.

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L’art du management en image : je pousse donc je suis !