Balzac et le dernier Chouan

11 juin 1794 : exécution de Pierre Cottereau, l'un des premiers chefs  chouans de Mayenne

Les Chouans publié par Balzac pour la première fois en 1829 sous le titre Le dernier Chouan, n’est sans doute pas l’un des meilleurs livres de l’écrivain tourangeau. Il n’est en est pas moins son chef d’oeuvre et le plus important de tous les livres écrits par cet immense romancier forcené, enchaîné toute sa vie à son écritoire, qui publiait au rythme diabolique d’un roman tous les trois mois.

Le dernier Chouan est d’abord le premier des livres que Balzac publie sous son véritable nom, rompant avec la tradition antérieure de publier sous pseudonyme des romans historiques décousus, à la manière de Walter Scott. Il est ensuite le premier des livres que l’auteur inscrit dans le projet de « la Comédie humaine« , qui va bouleverser tous les principes de l’écriture romanesque en tissant dans une unique toile littéraire la publication séparée de fascicules brochures ou livres appelés auparavant à se succéder dans le désordre des jours et voués à disparaître au fil du temps, affirmant ainsi une évidence oubliée que tout auteur est un et indivisible bien plus que les républiques mortelles. Enfin, il illustre plus que tous les autres romans le génie de Balzac à figer dans la glaise le souvenir des hommes en soumettant la narration historique à la précision géographique des lieux, comme le soulignera un siècle plus tard, l’un de ses plus prestigieux disciples littéraires, Julien Gracq, dont l’oeuvre tout entière est issue de la tourbe au croisement de la Chouannerie et de la Vendée, à Saint-Florent-le Vieil (sur le sujet, on peut lire, Vae Victis : le baptême patriotique)

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Vue sur la Loire depuis Saint-Florent-le-Vieil

Le principal défaut de la publication en 1829 du dernier Chouan n’est pas tant de conter une amourette plus ou moins véridique et tragique sous une plume à l’eau de rose  que d’anticiper la mort des derniers chouans, qui interviendra en mai 1832 lors d’un bref soulèvement, vain et inutile, ultime épisode d’une révolte générale qui traverse quarante ans d’histoire de France dans l’indifférence historiographique nationale. Il faudra attendre plus de cent cinquante ans pour qu’un génie littéraire revenu par miracle des steppes asiates où il était englouti, succède à Balzac pour nous rappeler en 1993, deux siècles après la naissance de la Révolution française et de la Terreur,  que la guerre des Chouans et des Vendéens fut celle d’un peuple tout entier pour sa liberté, tout aussi une et indivisible que celle de l’écrivain. Plus encore que Balzac qui a ouvert d’instinct sa Comédie humaine par la plus grande des tragédies françaises depuis les Guerres de religion, Alexandre Soljénitsyne a compris que la Révolution française a engendré  un monstre idéologique avide du sang des peuples, le communisme, qui parcourt la terre depuis plus de deux siècles  sans qu’il soit possible de l’arrêter dans son empilement de cadavres jusque ces jours-ci dans les montagnes et déserts de Chine ou en Ukraine suppliciée par l’avidité russe.

Alors qu’il écrivait le dernier Chouan Balzac n’a probablement pas eu connaissance de l’existence de Jean-René Guiter dit Saint Martin, qui fut le dernier des Chouans, Chouan parmi les Chouans, tombé dans les combats du Chanay à Bouère en Mayenne, lors de l’ultime levée de l’Armée catholique et royale en mai 1832. Il fut le compagnon d’armes de l’illustre Grand-Pierre, que Victor Hugo cite dans son roman Quatre Vingt-Treize :

[…] Sachez d’abord que monseigneur le marquis, avant de s’enfermer dans cette tour où vous le tenez bloqué, a distribué la guerre entre six chefs, ses lieutenants ; il a donné à Delière  le pays entre la route de Brest  et la route d’Ernée ; à Treton le pays entre la Roë et Laval ; à Jacquet, dit Taillefer, la lisière du Haut-Maine ; à Gaullier, dit Grand-Pierre, Château-Gontier ; à Lecomte, Craon ; Fougères, à monsieur Dubois-Guy, et toute la Mayenne à monsieur de Rochambeau ; de sorte que rien n’est fini pour vous par la prise de cette forteresse, et que, lors même que monseigneur le marquis mourrait, la Vendée de Dieu et du Roi ne mourra pas. […]

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Manoir de Vaux, à ne pas confondre avec le château de Vaux (voir plus loin)

Avec Grand-Pierre, les frères Coquereau dont Jean dit Jean Chouan, Jacquet dit Taillefer, Courtillé dit Saint Paul, le Métailler dit Rochambeau, Tréton dit Jambe d’Argent ou encore Monsieur Jacques et Pierre Mongazon dit Brise-Bleu, Jean-René Guiter sera de tous les combats de l’Insurrection de l’Ouest, qui endeuillèrent les bourgs et les campagnes entre 1793 et 1832, une guerre civile interminable de quarante ans qui ne dit pas son nom, comme en témoigne la dédicace gravée sur la tombe de Jacques Bouteloup dit Va-de-Bon-Coeur :

Époux tendre et pieux,
Le plus aimé des pères,
Âme ardente, cœur généreux,
Sensible à toutes les misères,
Il fut soldat vaillant, il fut homme de foi;
Pour l’honneur de son Dieu, pour l’amour de son roi
Il donna son repos, sa fortune et sa vie,
Qu’il soit heureux au sein de la Patrie !

Les motivations de ces hommes à prendre et reprendre les armes sont résumées en quelques lignes dans cette épitaphe : soldats, vaillants et hommes de foi, ils donnèrent leur repos, leur fortune et leur vie, pour l’honneur de leur Dieu et l’amour de leur roi, ce qui deux siècles plus tard constitue une énigme pour nous tous, hommes sans foi et si peu vaillants, âmes errantes et coeurs de marbre, insensible à toutes misères, oublieux d’être pères, qui ne donneraient pour rien au monde repos, fortune et vie, pourvus d’être malheureux au sein d’une Patrie consumée, déjà morts dans une liberté ruinée par les illusions matérielles ou virtuelles.

Autrefois maison religieuse avec une chapelle située, devenue office notarial puis momentanément un hôtel, cette imposante demeure au coeur du pays chouan et donnant sur la Sarthe, a curieusement retrouvé en 2020 sa vocation religieuse  initiale en accueillant le séminaire Saint Louis- Marie Grignion de Montfort, rattaché à la « FSSPX » qui considère Rome comme « une secte conciliaire », ce qui de notre point de vue est quelque peu réducteur pour une Eglise ayant une existence bimillénaire.

Malgré les faiblesses mielleuses du roman embobinant des histoires intrépides de coeur peu convaincantes, Le dernier Chouan n’en approche pas moins cette vérité farouche des Chouans et le combat sans merci entre Blancs et Bleus, en enracinant les escarmouches dans la ville de Fougères, dont Balzac se plaît au chapitre XVI à dresser un vaste tableau géographique d’une beauté magnifique. Il est vrai que pour écrire ce livre et restituer au lecteur l’odeur des ruelles ruisselantes de sueur et des chemins gorgés de sang, Balzac a pris la peine de s’y rendre et y loger tout le temps nécessaire à s’imprégner du poison envoûtant de la plus grande des tragédies guerrières, celle de la guerre civile.

L’histoire d’amour qui traverse le récit du dernier Chouan paraît bien tarabiscotée et fort improbable bien que le public féminin conquis par Balzac a toujours goûté aux portraits et tempéraments de femmes que l’écrivain dressait dans ses romans et qui firent sa réputation. Balzac n’aimait pas simplement les femmes, il les respectait sous sa plume , les plaçant le plus souvent en héroïnes à égalité avec les hommes quels que soient leurs milieux d’origine. En cela il est bien plus moderne et sympathique que son disciple misogyne, Flaubert le narcissique.

Un épisode tumultueux de la vie aventureuse du Chouan Jean-René Guiter dit Saint Martin, confirme rétrospectivement  la trame amoureuse choisie par Balzac dans le dernier Chouan : tout conflit est traversé d’éclairs de violence nés de passions extrêmes ; la vérité du coeur échappe à la raison au motif des circonstances hasardeuses, et conduit à des actes ultimes dont les sombres nuances démasquent la pureté des intentions.

Prieuré de Port l'Abbé - Étriché - Journées du Patrimoine 2019

Prieuré de Port Labbé à Etriché (49)

Ainsi de Saint Martin, qui, en 1797, au manoir des Grignons, ancienne demeure épiscopale d’été située à Morannes dans le Haut Anjou,  mena une virée épique pour assassiner Thomas Millière, un représentant de la République en mission d’extrême férocité. Ce dernier avait ordonné de fusiller la femme de Saint Martin pour le faire sortir des bois et chemins creux où il se cachait avec ses compagnons d’armes. La ruse sanguinaire fut sur le point de réussir. Ayant appris que son épouse avait été fusillée sans procès, Saint Martin voulut se venger et organisa comme le prévoyait Millière une expédition de représailles suicidaire au coeur du manoir occupé par les Républicains surarmés, et transformé en camp retranché. Le commissaire en mission n’avait cependant pas prévu que le sort lui jouerait un tour funeste qui lui enlèvera la vie.

A la suite de divers épisodes rocambolesques qu’aucun scénariste réaliste n’oserait présenter pour agrémenter un divertissement de cape et d’épée, Saint Martin se retrouva au milieu de la nuit face à Millière dans la chambre dite de l’évêque, où s’endormait le représentant de l’Exécutif. Il l’égorgea prestement, réussissant à s’échapper comme il était entré, sans être vu. Le destin avait choisi cette fois de donner raison au chef Chouan pour effacer un crime républicain ayant pris la vie d’une innocente après bien d’autres crimes commis par un criminel de haute volée, qui avait secondé et souvent précédé en intentions le sinistre Carrier qui s’employait avec acharnement à Nantes aux noyades collectives dans la Loire, de milliers de Vendéens et royalistes emprisonnés après le désastre de Savenay, et appelés à périr pour venger la Patrie en danger, qui avait si longtemps tremblé devant l’incompréhensible soulèvement de ces incorrigibles Vendéens et Chouans, les uns au sud et les autres au nord d’un fleuve en apparence si tranquille, dont les tourbillons les appelaient pourtant à être engloutis tous ensemble.

Domaine de la Panne, Logis dit de « la tête noire » — Wikipédia

Domaine de la Panne, logis dit de la Tête noire, à Morannes

Aussi, ce qui paraît une faiblesse dans le roman de Balzac consacré aux Chouans, n’est que plus sublime en vérité. L’histoire n’est jamais une succession ou une juxtaposition de faits, d’événements ou de batailles dont le sort dépendrait d’un Deus ex machina tout droit sorti du théâtre d’Eschyle. Les tragédies grecques et romaines devenues catholiques et royales puis républicaines ou totalitaires, ne relèvent pas plus du jeu de dés qui roule tout au long du récit du Mahabharata, l’épopée de la mythologie hindoue, et deviendra bien plus tard  le jeu d’échecs. L’histoire est faite par les hommes et pour les hommes et il leur appartient qu’à la fin, ce soit toujours l’esprit de Vérité et de Liberté qui gagne, sans lequel il ne peut y avoir d’hommes libres.

CHATEAU DE VAUX

Château de Vaux à Miré, première demeure de Jean Bourré, ministre de Louis XI, avant qu’il n’édifie les châteaux du Plessis-Bourré, de Langeais et Jarzé. Longtemps en ruines, sa restauration tout entière fut un miracle architectural.

Cette leçon donnée par Balzac dans Les Chouans, on la retrouve deux siècles plus tard dans Balzac et la petite tailleuse chinoise de Dai Sijié :

Nous nous approchâmes de la valise. Elle était ficelée par une grosse corde de paille tressée, nouée en croix. Nous la débarrassâmes de ses liens, et l’ouvrîmes silencieusement. À l’intérieur, des piles de livres s’illuminèrent sous notre torche électrique ; les grands écrivains occidentaux nous accueillirent à bras ouverts : à leur tête, se tenait notre vieil ami Balzac, avec cinq ou six romans, suivi de Victor Hugo, Stendhal, Dumas, Flaubert, Baudelaire, Romain Rolland, Rousseau, Tolstoï, Gogol, Dostoïevski, et quelques Anglais : Dickens, Kipling, Emily Brontë… Quel éblouissement !
Il referma la valise et, posant une main dessus, comme un chrétien prêtant serment, il me déclara : – Avec ces livres, je vais transformer la Petite Tailleuse. Elle ne sera plus jamais une simple montagnarde.»

Que Dieu, d’un simple trait de plume traçant dans le sable l’arbre de Vie perpétuel, continue de nous éblouir. Et quelquefois non sans humour et d’une étrange façon,  comme faire connaîtrer les choix merveilleux de lecture d’un étudiant chinois, qui, pour des besoins cinématographiques, fréquenta l’ermitage Saint-Antoine de Galamus, terre idéale d’asile pour ceux qui veulent échapper au totalitarisme.

Manoir de la malle demeure à Champigné - 28866

Le manoir de la Malle à Champigné dans le Haut Anjou

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