Cette année, trois petits amis ont décidé d’organiser pour mon compte a Valentine’s Day réussie. Ils sont allés à la première cabine téléphonique venue pour passer un coup de fil, bien décidés à me trouver l’âme soeur. Malheureusement, la cabine était occupée et les squatters visiblement peu enclins à quitter les lieux avant l’aube. A la réflexion, il est probable qu’ils ne répondaient plus au bout du fil depuis des années. J’appris plus tard que c’était une œuvre d’art douce comme les pull-overs d’un autre temps.
Heureusement, les temps avaient changé et mes amis ont trouvé un mobile pour joindre des compagnies aériennes, hésitant comme destination entre l’Inde, l’Afrique et l’Arabie.
Les véritables amis sont ceux qui prennent le temps de vous connaître. Ils éliminèrent donc les mirages de l’Arabie, hésitèrent longuement entre l’Inde et l’Afrique, pour décider à l’unanimité que les voyages au long cours ne pouvaient que ramener vers le continent des origines.
La destination choisie, ils achetèrent un billet d’avion sans compter à la dépense, sur la base d’une affiche publicitaire qui promettait la traversée de l’Afrique du Caire au Cap en passant par Addis-Abbeba. Mais comment peut-on se fier aux Anglais depuis qu’ils ont brûlé Jeanne d’Arc et inventé les petits pois de la taille d’un boulet de canon ?
La compagnie avait fait faillite mais mes amis l’ignoraient encore qu’ils avaient déjà pris rendez-vous sur un site de rencontre. Leur savoir-faire était remarquable, les références uniques au monde, des professionnels de l’amour spécialisés dans la rencontre furtive comme le vantait leur brochure fort prometteuse où il était beaucoup question de princesses modernes et beaucoup moins de l’amour.
Le grand jour arriva, étant au petit matin le premier au rendez-vous : impossible de choisir cependant, pas assez de temps pour faire connaissance, je fis chou blanc. Ne restait plus que le retour aux origines et toute cette espérance dans les énergies positives.
A la place de l’avion failli, je pris pour trois francs six sous un train à vapeur qui crachait plus de charbon que d’eau. Il tomba en panne. Un motard voulut bien me prendre en stop. La route tournait beaucoup. Je terminai à pied, croisant en chemin, une bande d’amis joyeuse s’en allant à la fête galante de la Saint Valentin, tels des moutons de Panurge.
Je marchai, marchai, marchai. Un peu plus loin que prévu. Je tombai sur quelqu’un harnaché tel le dernier dieu de la guerre, un samouraï pas trop commode, sabre au clair et le masque à la main, prêt à trouver la Voie et affronter la Vérité: d’un simple regard, il me remit sur le droit chemin.
Enfin, j’arrivai au pays des panthères qui n’étaient pas tout à fait celles promises par le site de rencontres. Les ennuis commençaient, je crus ma dernière heure arrivée.
Allez savoir comment je me sortis des griffes de cet enfer, de cette situation aussi nébuleuse que la panthère du même nom.
Toute cette histoire ne pouvait être qu’une hallucination, un cauchemar. Je me réveillai subitement, regardai l’heure à ma montre, Rêves de panthère de Cartier.
Dans le hall de gare, une affiche vantait les mérites de Puma, marque sportive et féline s’il en est. C’est incroyable comme le monde moderne en appelle à tous nos sens pour des babioles ou un style éphémère, en recourant au mérite des orfèvres, artisans et artistes qui, chaque jour, oeuvrent à nous apporter un peu de bonheur futile mais utile, car la beauté de l’univers est partout dans le monde, rien de ce qui est le travail de l’homme n’est condamnable sur cette terre.
Après cet intermède, l’heure était revenue de me remettre à mes occupations habituelles, à la poursuite du diamant noir ou bleu, émeraude ou rubis de l’Inconnu. Il m’est revenu alors en mémoire des vers d’Ossip Mandelstam, extraits de l’un de ses poèmes les plus célèbres, Le voyage en Arménie, écrit en 1931, publié dans la revue Novy Mir et qui vaudra à son directeur d’être destitué après que la Pravda eut qualifié l’œuvre de « prose de laquais ». Ce fut aussi le début des ennuis pour Mandelstam malgré les interventions de Boukharine et Pasternak auprès des « autorités »: arrestation en 1934, assignation à résidence à Voroneje et déportation à la Kolyma ponctuèrent son parcours de martyr du Goulag où il meurt officiellement le 27 décembre 1938, privant la Russie et le monde de l’un de ses plus grands poètes :
O! Erivan, Erivan! Tu n’es pas une ville mais une noix torréfiée…
… Je ne te verrai plus jamais,
Ciel myope de l’Arménie,
Je ne verrai plus, plissant les yeux,
La tente de nomade de l’Ararat
Et dans la bibliothèque des auteurs potiers
Plus jamais je n’ouvrirai
Le livre vide de la terre splendide
Où s’intruisirent les premiers hommes.
C’est aussi à Mandelstam que l’on doit ces quatre vers magnifiques :
Et quand je vais mourir ayant servi mon temps
Moi de tout temps l’ami de tout vivant sur terre
Retentira plus haut et plus immensément
L’écho du ciel dans ma poitrine toute entière.
Monastère rupestre de Geghard, en Arménie, où résonne le formidable écho des siècles
L’écho du ciel ne cesse de se poursuivre quand on traverse les monastères d’Arménie. Il nous rappelle cette évidence que nous sommes l’ami de tout vivant sur terre ; et que si fêter la Saint Valentin peut participer à la recherche légitime du bonheur, celui-ci ne peut se trouver qu’au milieu de tous les Vivants, en partageant les souffrances de ceux qui sont confrontés à la tristesse et la détresse, fruits amers de la pauvreté, de la misère ou de la maladie, sans compter les abominations des guerres et du terrorisme qui transforment en victimes des innocents. Nos pensées vont vers Elles, et plus particulièrement celles du 13 novembre.
Et pour celles et ceux qui imaginent qu’il faut aller au bout du monde pour s’aimer le jour de la Saint Valentin, qu’ils sachent que l’amour peut être un voyage des sens au long cours où le café, le thé et le chocolat nous font traverser ce jour-là plus sûrement le monde entier sans avoir à supporter les odeurs du fuel, du diesel ou du kérosène qui nous transportent en illusions là où seule l’imagination nous permet d’atteindre toutes ces choses que l’on n’oublie jamais et qui font la beauté du monde, être en Vie tout simplement, à Montmartre par exemple.
Pour aller plus loin :
- La renaissance des monastères arméniens
- Les Khatchkars d’Edjmiatzin
- Les chats perdus se réunissent à Montmartre pour voter
- L’éléphant est irréfutable