Le 10 mai à venir, à l’occasion de la journée de commémoration de l’abolition de l’esclavage en Guadeloupe en 1848, il sera inauguré à Pointe-à-Pitre, quelques semaines avant son ouverture au public, le Centre d’expression caribéenne et de mémoire de la traite et de l’esclavage, autrement dénommé Mémorial ACTe, acronyme qui présente l’avantage de la brièveté. Le site est magnifique, le mémorial étant construit sur l’emplacement de l’ancienne sucrerie de Darbousier, avec vue sur les installations portuaires de Jarry et les montagnes de la Basse-Terre.
L’esclavage ne constitue pas un sujet central de débat en France, exception faite d’échanges divers au sein de la communauté d’outre-mer dont un grand nombre de membres descend d’anciens esclaves des îles des Antilles et de la Réunion ainsi que de Guyane, où la traite et l’esclavage furent autorisés principalement pour l’exploitation sucrière de ces territoires, mais aussi pour les épices, la vanille, le café ou le chocolat.
En 1848, ils furent ainsi dans les colonies françaises, 250.000 à bénéficier des effets du décret d’abolition qui leur reconnaissait un statut d’hommes libres et de citoyens. Les descendants d’esclaves sont aujourd’hui, peu ou prou, entre deux à trois millions qui vivent dans ces anciennes colonies devenues des collectivités d’outre-mer de plein exercice depuis 1945, mais aussi, en très grand nombre, en métropole, largement plus d’un million.
Il faut saluer l’ouverture de ce mémorial qui, pour la première fois en France, va permettre d’aborder et étudier cette question sous toutes ses composantes, humaine, historique, sociologique et même généalogique, sans pour autant changer en quoi que ce le sort des victimes de l’exploitation bestiale de l’homme pour des objectifs économiques sur une période de deux siècles, de 1635 à 1848, comme en témoignent les grandes dates suivantes qui jalonnent l’histoire de la traite et de l’esclavage dans les colonies françaises :
1635 : occupation de la Guadeloupe et de la Martinique par la France
1642 : autorisation de la traite négrière par le roi Louis XIII
1685 : le Code noir ( privation de personnalité civile et juridique aux esclaves)
1788 : création à Paris de la « Société des amis des noirs » par le journaliste Pierre Brissot
4 février 1794 : 1ère abolition de l’esclavage dans les colonies par la convention nationale, sur proposition de l’Abbé Grégoire
20 mai 1802 : rétablissement de l’esclavage dans les colonies françaises par Napoléon Bonaparte
28 mai 1802 : suicide à l’explosif, sur les hauteurs de Matouba en Guadeloupe, de Louis Delgrès et de ses compagnons, après avoir été vaincu par les troupes du général Richepance envoyées par Napoléon Bonaparte, afin de respecter la devise révolutionnaire Vivre Libre ou mourir
8 février 1815 : engagement des puissances européennes au Congrès de Vienne pour l’interdiction de la traite négrière, conduisant, le 29 mars, Napoléon à prendre un décret d’interdiction de la traite négrière, qui sera suivi le 15 avril 1818 par la première loi française d’interdiction de la traite négrière.
1834 : création à Paris de la « Société française pour l’abolition de l’esclavage ».
Le 27 avril 1848 : décret d’abolition de l’esclavage dans les colonies françaises sous l’impulsion de Victor Schoelcher, sous-secrétaire d’Etat aux colonies, suivi le 22 mai, d’un soulèvement à la Martinique entraînant l’abolition de l’esclavage, puis de l’émancipation de la Guadeloupe (27 mai), la Guyane (10 juin) et la Réunion (20 décembre).
20 mai 1949 : inhumation de Victor Schoelcher au Panthéon aux côtés de Felix Eboué, premier noir à être inhumé au Panthéon.
10 mai 2001 : adoption à l’unanimité par le Sénat de la loi reconnaissant la traite et l’esclavage en tant que crime contre l’humanité, suivie de sa promulgation le 21 mai.
La traite négrière atlantique fait l’objet de querelles statistiques, et quoiqu’il en soit concerne au départ plus d’une dizaine de millions de Noirs du XVIème au XIXème siècles. Les chiffres les plus bas sont monstrueusement élevés pour l’époque, comparativement surtout aux moyens de navigation et à la démographie : 2,5 millions d’hommes environ sont déportés dans les colonies espagnoles (580.000) et portugaises (1 9000.000) d’Amérique du Sud ; 1.350 000 vers les colonies britanniques (États-Unis) ; 1 400 000 vers les îles britanniques (660.000 en Jamaïque, 301 900 vers les Isles sous le vent, 252 000 à la Barbade) ; 1 350.000 dans les îles françaises (800.000 à Saint-Domingue, 260. 000 à la Martinique, 240.000 à la Guadeloupe) ; 460 000 dans les îles hollandaises et 24 000 dans les îles danoises.
Au-delà de la question historique de l’esclavage qui ne devrait susciter que des débats d’experts dans la mesure où personne ne revendique son rétablissement, encore heureusement (!), il n’en reste pas moins que l’inclusion de cette question dans des mouvements identitaires n’est pas sans susciter des interrogations sur les motivations politiques qui conduisent à des comparaisons absurdes entre les victimes de l’esclavage et celles de l’extermination des Juifs d’Europe. Un Crime contre l’humanité comme l’esclavage et un génocide sont en droit international deux notions juridiques distinctes qui ne peuvent faire l’objet d’amalgames, même si les conséquences humaines en sont désatreuses pour les victimes. Simplification n’est pas raison en l’occurrence.
Car, par un mécanisme intellectuel quelque peu pervers, on glisse subrepticement de la question identitaire ultra-marine à une approche communautariste déguisée, fondée sur des questions de couleur de peau, pour aboutir à des principes d’exclusion, d’ostracisme et de haine qui peuvent aller jusqu’à nourrir le racisme et l’antisémitisme, alors même par exemple, que les Juifs ne furent en rien des acteurs de la traite négrière atlantique.
Race et religion deviennent actuellement en France sources épouvantables d’affrontement, il est important que le travail de mémoire sur l’esclavage n’y contribue pas mais cherche plutôt à rapprocher et réconcilier, ce qui par les temps qui courent, devient, hélas, de plus en plus difficile.
Quant on en vient à rejeter brutalement et sans autre forme d’analyse des travaux universitaires sur l’esclavage sous prétexte que l’auteur est blanc, comme c’est le cas cette année, pour la seconde fois en dix ans, on se demande bien à ce rythme, s’il ne faudra pas présenter bientôt des papiers d’extraterrestre pour faire de la recherche en astronomie. La confusion est à son comble.
C’est pourquoi la création de ce Mémorial ACTe est une initiative à suivre. Elle permet, comme souvent en France, de remettre dans une perspective historique, sociologique et culturelle, toute la problématique de l’esclavage, en espérant que l’emporte la logique de la réconciliation plutôt que celle de la division, sur le modèle suivi par le Sénégal. https://cervieres.com/2015/04/28/commemoration-de-la-fin-de-lesclavage-au-senegal/
Marché aux esclaves, Antilles françaises, début du XIXème siècle
Car le risque existe que ne s’engouffrent des excités de toutes sortes pour multiplier simplifications et provocations qui conduiraient à grossièrement falsifier l’histoire au titre, par exemple, de combats nationalistes dont on ne doit oublier que par le passé, ceux-ci firent des victimes (attentats des années 80 en Guadeloupe). http://creoleways.com/2014/10/06/memorial-acte-la-derniere-bombe-de-luc-reinette/
Mais plus important encore que de débattre sans fin entre écoles et chapelles pour l’entretien des querelles historiques sur la traite et l’esclavage, il serait bienvenu que ce paquebot culturel de la mémoire devienne le navire amiral du combat contre toutes les formes d’esclavagisme. https://cervieres.com/2015/02/03/36-millions-desclaves-modernes/
Plantation caféière de la Grivelière à Vieux-Habitants en Guadeloupe
Car le monde n’a jamais eu autant besoin de s’intéresser aux Vivants plutôt qu’aux morts. Et, plutôt que d’exiger des demandes de réparation qui dans l’absolu et le réel sont absurdes, ne serait-ce que pour savoir à qui envoyer le chèque, il devrait être considéré qu’il n’y a pas de meilleure réparation possible que de consacrer moyens et efforts à l’éradication de l’esclavage dans le monde entier.
Ils sont excessivement nombreux ceux qui sont aujourd’hui réduits à l’état d’esclaves dans leur propre pays mais le plus souvent dans les pays d’accueil où ils espéraient travailler librement et se retrouvent asservis, privés de passeports, de tous droits, menacés à tous moments d’expulsion sans avoir été payés, sans même parler des enfants exploités ou des esclaves sexuels : le sort de ces travailleurs devenus des esclaves modernes, doit être une préoccupation de tous les jours pour que l’on cherche à ce que leur galère quotidienne ne se perpétue pas et qu’ils retrouvent tous leur liberté.
Et c’est pourquoi, au-delà de simplement honorer la Mémoire de nos pères, il nous faut, chaque jour, nous souvenir que l’esclavage existe toujours, et combattre sans relâche et sans répit, toutes les formes ignominieuses de l’esclavage moderne.