L’adieu aux paysans du Haut Anjou

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 René-Guy Cadou, natif de la Grande Brière et illustre poète parmi les Illustres, a écrit : il y a des choses  que l’on n’oublie jamais, des choses qui font que l’on a trop tôt quitté l’enfance et c’est elles qu’on  cherchera toujours. La paysannerie du haut Anjou a disparu à la fin des années soixante, début soixante-dix. C’est à cette époque que le remembrement rural et la mécanisation agricole ont fait des ravages parmi elle, plus assurément que la peste ou le choléra au moyen-âge.

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C’est alors que le paysan, par la force des choses, est devenu entrepreneur d’importance, regroupant des hectares, croulant de dettes et rendant compte aux harceleurs du fisc, à la banque verte et à Bruxelles, sans espoir que reviennent les beaux jours où seul sur sa terre et face aux intempéries, il devait se débrouiller pour faire survivre sa grande famille, en se demandant, chaque soir que la table était mise, que faire, plus tard, de toute cette descendance qui mangeait en silence attendant que le père les questionne.

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Pour avoir été enfant le témoin de leur disparition, je me demande souvent maintenant qu’ils sont tous tombés au champ d’honneur du labourage et du pâturage, pourquoi ces hommes qui incarnaient la France depuis que ce pays était la Gaule bien avant qu’elle ne devint la Gaule romaine, se sont retrouvés à supporter, en une seule génération, cette bourrasque inhumaine qui n’a pas simplement détruit les paysages et le monde rural mais réduit à néant les qualités d’un peuple que l’on pouvait résumer comme l’association de l’acharnement  au travail et  de l’obstination à survivre, quelles que fussent les conditions climatiques auxquelles ils étaient confrontés, sans oublier les conditions inhumaines dans les tranchées de cette guerre qui ne fut pas la der des der.

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Car la vie d’un paysan de l’Ouest, dans ces bocages quadrillés de haies et sillonnés de chemins creux, n’avait rien de facile, il n’était pas assistés comme aujourd’hui toutes ces populations qui crient désespérance dans les banlieues, ces paysans  rustres ou taiseux n’avaient pour vivre que quelques arpents de terre miséreux, des vaches, des poules et des cochons, parfois des oies, des canards  et des dindons pour les plus prospères, et pour ceux qui avaient indubitablement réussi, des cygnes et des paons faisant la fierté de tout le village. Et pour tout loisir à partager, la chasse, la pêche sans oublier  pour les plus chanceux une fille de ferme qu’on asticote dans les foins.

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Dans ces années-là, leurs enfants n’allaient pas à l’école primaire en bus qui venait les chercher jusqu’à leur porte, ils n’avaient pas même un vélo à braquet, encore moins un solex ou un scooter, non ils y allaient tous à pied, quel que fut le temps, sans même le bénéfice d’un retard pour cause de neige, de gel ou de pluie, car l’instituteur ne l’eut pas admis ; et il ne serait venu à l’idée d’aucun parent de s’en prendre verbalement au maître d’école si son enfant eut été admonesté pour avoir franchi une minute trop tard la porte de la classe. De toute façon, cette porte étant fermée, il n’avait plus qu’à attendre sous le préau, l’heure de la récréation vouée à une punition de chiffres et de lettres sans jouer.

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Apprendre était alors un devoir sacré, et il n’y avait pas un enfant qui dès le cours préparatoire ne savait lire et compter. Car le monde n’était pas alors peuplé de pédagogues et de démagogues pour vous expliquer qu’il vous faut dix ans pour savoir utiliser une machine à calculer tandis que les enfants s’échangent jeux vidéos sous le manteau et plaisanteries de mauvais goût. Le monde paysan avait ses traditions.

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On travaillait toute la semaine et le jour du Seigneur on s’endimanchait quand la terre et les bêtes laissaient le temps. Les enfants participaient aux travaux des champs quand ils n’étaient pas à l’école, et tous les garçons voulaient devenir pompier volontaire au lieu qu’aujourd’hui nombre d’entre eux trouvent intelligents de les caillasser quand ils viennent porter assistance.

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A l’heure de la messe, tandis que les femmes faisaient leur dévotion et priaient la Vierge Marie pour que le petit Michel se remette de sa rougeole, les hommes au troquet pratiquaient la formation permanente en échangeant à coups de gnôle les bonnes pratiques céréalières dans des exploitations réputées agricoles comme on peut le lire aujourd’hui au Journal officiel, levant le coude un peu plus vite que d’habitude pour un guignolet destiné à s’égosiller au moment où l’un d’entre eux apprenait que son petit Michel avait fait l’école buissonnière en désertant sa chambre alors que sa mère croyait qu’il couvait la varicelle ou la rougeole.

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La vie y était si rude pour ces paysans qu’il n’était pas rare que le médecin qui venait d’accoucher la cousine, se précipitât dans la ferme voisine pour aller dans la grange décrocher l’un d’entre eux qui s’en était allé se pendre avec sa ceinture pour oublier tous ces malheurs d’ivrogne transmis de génération en génération, avec pour toute solution au bout du chemin le désespoir d’une dernière cervoise pour toute consolation.

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Et quand ce n’était pas dans la grange, c’était alors d’un coup de fusil au milieu des champs de l’automne, entre deux vols de corbeaux et de corneilles, ou bien le long de la voie ferrée marchant une dernière fois entre les traverses pour s’en aller percuter la Micheline qui arrivait au loin, dans l’espérance d’être tendrement aplati comme une galette de blé noir.

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C’est qu’on se donnait beaucoup la mort sans qu’il y eut besoin de sociologue prétentieux pour vous expliquer que la vie est quelque chose de difficile à supporter quand on essaye d’être digne de tous ceux qui vous ont précédé depuis des millénaires. Tout paysan apprenait depuis le plus jeune âge à quelle branche d’arbre aller se pendre, il suffisait d’écouter dans le village que tel ou tel n’était jamais revenu de son champ en passant sous un feuillage.

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Plus tard, quand la voiture a succédé au cheval et le tracteur aux carrioles, il fut encore plus facile de déguiser tous les malheurs du monde qui pesaient sur leurs épaules. On s’en allait au bistro saluer une dernière fois la rousse derrière le comptoir, pour la taquiner sans rancune, se souvenant comme autrefois elle était jolie au bal quand les prétendants se bousculaient dans la farandole des soupirants. Beaucoup d’entre eux avaient déjà disparu, emportés par la cirrhose ou déportés d’alcool sous le tracteur. Et plus loin, chez la brune hautaine, on attaquait la prune dévastatrice pour tout oublier de cette vie misérable, de la vache malade, des enfants qui ne fichent rien à l’école, de la mare qui s’épuise sous les nénuphars et du vieux coq qui déraille à chanter toutes les heures les premières notes du Credo, sans oublier la vieille, cette grand-mère qui jacasse au crochet. Rien de toute cette vie ne convenait, il était temps de reprendre enivré le volant de la 2CV ou de la 4L pour aller verser une dernière fois dans le fossé toutes les espérances de rachat sans crédit.

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Et jusqu’au jour des obsèques, dans son cercueil brinquebalant, tout rappelait au paysan la condition précaire à laquelle il avait volontairement renoncé : précédé du curé baveux et d’enfants de cœur ricanant, un cheval fourbu, au son de l’avoine au lointain, tirait le vieux corbillard de l’église jusqu’au cimetière planté d’ifs, suivi du cortège composé de la famille et des proches où l’honneur imposait de ne pas verser une larme, car dans ces villages du Haut Anjou, on est toujours mort comme on a vécu, sans se plaindre et sans pleurer, dans le silence d’une vie insoutenable qui s’est perpétuée jusqu’à ce que tout ce qui fut la paysannerie de l’Ouest invincible disparut à jamais.

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Pour ne pas avoir toujours cherché ces choses que l’on n’oublie jamais, l’heure est venue de les retrouver en embarquant vers une enfance quittée trop tôt, là où commence les souvenirs, à la maison d’Adam, le lieu assurément le plus certain d’un retour possible aux origines comme son nom l’indique.

Maison d'Adam, a medieval (circa 1500) half-timbered house in Angers, Maine-et-Loire, Pays de la Loire I France

    Maison d’Adam à Angers, vers 1500

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