Que serions-nous sans Rimbaud ? Pas grand-chose. Le poète du Bateau ivre, d’ une Saison en enfer ou de la lettre de la Traversée à pied du Gothard, a le don, avec un seul mot, de nous illuminer au sens littéral du terme, avec des allégories parfois aussi fumeuses qu’une aciérie alimentée au charbon du siècle dernier en Occident, mais de notre siècle encore en Chine. Prenons justement un poème parmi tant d’autres du recueil Illuminations dont nul ne sait avec certitude quand les textes ont été écrits, comment et même, parfois, par qui : la détention au fil de temps des manuscrits originaux de Rimbaud, et plus particulièrement ceux regroupés dans les Illuminations, ouvre la porte à d’innombrables interprétations et commentaires qui font le bonheur romanesque de la critique et des biographes.
Voici donc, un poème des illuminations : Ce sont des villes ! Justement, il n’est guère question de villes au premier abord dans ce poème plutôt bucolique que Virgile n’aurait pas renié si le sens du poème n’était pas aussi abstrait, implicite ou indéfini, loin d’être évident, au point que la critique se déchire à son sujet. René Etiemble observe par exemple : « De ce chaos, un sens se dégage-t-il ? S’il en existait un, ce serait l’idée que ces Villes seraient les cités de l’avenir, telles que les progrès de la science permettent de les imaginer. Mais ce serait sans doute trop dire encore. Ce grouillement de vie donne surtout l’image d’une grande confusion. La confusion des rêves de Rimbaud. »
La station de chemin de fer de Pittsburgh en 1901
A la vérité, la prétendue grande confusion est plutôt celle des commentateurs qui ne prennent pas le temps de se demander pourquoi surgissent régulièrement dans les oeuvres de Rimbaud des mots étonnants, des noms intrigants et des lieux surprenants au point de constituer un langage abasourdissant quand il n’est pas pittoresque ou abracadabrantesque. On sait de Rimbaud enfant et adolescent qu’il était fort en latin, en histoire et géographie. Il n’aimait rien que de lire des livres et revues de curiosité, lui apportant des nouvelles du monde entier, qui n’étaient pas destinés à nourrir ses rêves mais l’invitaient à quitter sans retour Charleville.
Pittsburgh n’est pas que charbon et acier, c’est aussi le pays du ketchup
Cette invitation au voyage trouvée dans les mots rencontrés dans le latin d’église ou les versions latines, dans les revues géographiques ou les livres d’histoire, est à l’origine de ses inventions poétiques qui précèdent son départ vers l’Orient puis vers Aden à défaut d’Eden, et qui se poursuivra jusqu’à rechercher le royaume de la reine de Saba dans l’espérance de faire un jour fortune en transformant le moka ou l’ivoire en or.
Vue de Pittsburgh en 1901 : la ville a donné naissance aux fleurons de l’industrie américainetels qu’Alcoa, Consolidation Coal, National Steel, Fisher Scientific, Gulf Oil, Mesta Machine, Mine Safety Appliance, Rockwell International, United Engineering and Foundry, Koppers, United States Steel, Pittsburgh Plate Glass (PPG), et Westinghouse Electric.
Pour revenir au poème « Ce sont des villes! », celui-ci prend tout son sens dès la deuxième phrase : « Ce sont des villes ! C’est un peuple pour qui se sont montés ces Alleghanys et ces Libans de rêve ! » André Guyaux, l’éditeur de Rimbaud dans la collection de la Pléiade, se contente d’affirmer que le décor du poème « n’est pas « a priori urbain » : ‘Ce sont des villes!’, dit le poète visionnaire d’un décor aux formes montagneuses — les ‘Alleghanys’ et les ‘Libans’ désignent des chaînes de montagne — qui donc n’est pas a priori urbain ».
Le funiculaire industriel de Monongahela en 1900, l’un des plus inclinés au monde (35%)
C’est ignorer que les Alleghanys ne sont pas qu’une chaîne de montagne, mais aussi une rivière et encore le nom ancien d’un territoire à la confluence des deux rivières qui donnent naissance à l’Ohio dont le débit est largement supérieur à celui du Mississippi quand il se jette dans ce fleuve à la démesure de l’Amérique. Ce territoire abritant la ville d’Allegheny est devenu dans le Nouveau monde américain une ville célèbre, le symbole de l’industrialisation à marche forcée du continent au dix-neuvième siècle, la ville formidablement ferrugineuse d’un visionnaire qui va marquer l’histoire des Etats-Unis, Andrew Carnegie, le fondateur des aciéries du même nom à l’origine de l’essor de la ville industrielle de Pittsburgh et du rail appelé à s’étendre sur tout le territoire américain, un temps l’homme le plus riche du monde, mais aussi un mécène en développant un réseau de 2.500 bibliothèques publiques gratuites aux Etats-Unis et en construisant le Carnegie Hall à New York, sans oublier le Carnegie Museum à Pittsburgh. Lorsque Rimbaud écrit les Illuminations, la ville compte déjà plus de cent mille habitants.
Ponts de Pittsburgh sur la rivière Alleghany
Dans un article de 2004 intitulé L’humour industriel des villes, Bruno Claysse attire notre attention sur le terme Alleghanys qui ouvre l’un des poèmes les plus hermétiques écrit par Rimbaud, pour souligner à juste titre qu’il est en est probablement la clef. Comme le suggère Claysse, il n’est pas impossible que Rimbaud qui était grand lecteur, ait lu le le livre d’un certain César Pascal (!) publié en 1870 et intitulé A Travers l’Atlantique et dans le Nouveau-Monde, dans lequel il consacre le chapitre XIII aux Alleghanys. Le poème ne serait plus alors que la description cachée et parodique d’un paysage industriel, explication qui a le mérite de la clarté à l’opposé de la nature idyllique d’un prétendu âge d’or où l’homme aurait vécu en harmonie avec les beautés naturelles du monde.
Cette interprétation est la plus vraisemblable. Rimbaud n’a pas choisi au hasard les termes « Alleghanys » et « Libans de rêve » qui ont en commun de se retrouver à Pittsburgh, la ville minière et sidérurgique alors décrite par César Pascal qui s’intéresse aussi, non sans admiration, à la production d’une raffinerie de pétrole installée au bord de l’Alleghany et dont l’huile est transporté par bateaux. On comprend mieux cette référence aux Libans de rêve quand on sait qu’il existe près de Pittsburg un « Mount Lebanon » et un « Lebanon County », lieu d’exploitation d’une mine de fer où a été édifié l’un des premiers funiculaires de transport minier au monde, qui serpente le long de la colline, tandis que les lignes de chemins de fer suivent les vallées convergentes des rivières pour transporter le fer et l’acier vers toute l’Amérique, du nord au sud, de l’Est à l’Ouest, par delà les monts Alleghanys autrement appelés, monts Appalaches, en suivant l’Ohio qui signifie « Belle rivière », vers le bassin du Mississipi et les Grandes plaines.
Le funiculaire Duquesne de Pittsburgh, patrimoine industriel de la ville préservé à des fins culturelles et touristiques
Un mot suffit pour que tout change. Pittsburg qui finit par englober au début du vingtième siècle la ville d’Alleghanys, s’appelait autrefois Fort Duquesne, l’un des innombrables forts érigés par les Français lorsque le bassin du Mississippi appartenait au royaume de France. Tout le Mississippi était alors français, de la Nouvelle-Orléans, à la Nouvelle-France, de la Louisiane à la Belle province du Québec. Une première fois, la garnison française repoussa en 1754 des Virginiens peu préparés au combat ; une deuxième fois en 1755, la garnison, constituée de 230 hommes et disposant de 670 auxiliaires de tribus indiennes, repoussa une attaque anglaise forte de trois mille hommes et menée par un général venu d’Angleterre, un certain Braddock, qui y perdit la vie après avoir tenu ces derniers mots : « Qui l’eut cru ? ». Trois ans plus tard, isolée du Canada, la garnison française abandonna le fort pour se retirer sur le lac Erié, les Anglais prenant alors possession su site pour le dénommer Pitts, d’où vient Pittsburg, ce qui leur assura le contrôle de la rivière Ohio et de ses immenses richesses en fer et charbon bitumineux, en l’occurrence les plus grandes réserves au monde de charbon à ciel ouvert.
Evacuation de Fort Duquesne, après la victoire française sur Braddock, le 9 juillet 1755
Rimbaud qui n’aimait rien tant que la géographie et les voyages de découverte, n’a probablement pas choisi au hasard de prendre le mot Alleghanys qui est le terme indien désignant à la fois, les montagnes, la rivière, le territoire. Le terme vient de l’Unami, une langue algonquienne éteinte parlée autrefois par les amérindiens lenapes qui peuplaient le New Jersey et la Pennsylvanie dont Pittsburg est la principale ville occidentale. Il n’a pas choisi la rivière Monongahela qui forme avec la rivière Allegheny la rivière Ohio. Pour son poème, il a plutôt besoin d’un terme qui évoque en apparence les fleuves ou les montagnes pour égarer le lecteur qui tout au long du poème imaginera des scènes descriptives de la nature alors qu’il est pourtant prévenu qu’il ne sera question que de villes, ces villes modernes qui poussent comme des champignons et qui annoncent un monde nouveau venu du Nouveau-Monde, plein de promesses de richesse mais qui sera aussi une tragédie à venir, celle de l’exploitation industrielle, du pillage des ressources naturelles et de la destruction de la nature.
Vue de Fort Duquesne à la confluence des rivières Allegheny et Monongahela qui donnent naissance à la rivière Ohio
La plupart des commentateurs des poèmes de Rimbaud, notamment ceux du recueil des Illuminations, imaginent que ce ne sont que des poèmes d’une grande confusion, « la confusion des rêves de Rimbaud ». C’est grand tort. Il n’y a rien de plus précis que les poèmes de Rimbaud. Chaque mot est pesé, choisi, sélectionné, parmi tant d’autres, pour constituer des images représentant exactement le sens des mots utilisés. Ainsi d’Alleghanys, qui n’est rien d’autre qu’une vue de fournaise industrielle, celle d’un monde souterrain, laborieux et destructeur, pour édifier une construction géante, visible et tentaculaire, celui de l’acier et des chemins de fer, le monde de Carnegie.
Andrew Carnegie personnifie le rêve américain. Emigré écossais, il fréquente les écoles du soir et deviendra l’homme le plus riche du monde, et le prototype de la philanthropie américaine (voir ci-joint le site de la Carnegie Mellon University)
Voici ce poème en prose de Rimbaud qui est une ode à l’industrie et au labeur.
Villes (recueil dit des Illuminations, Arthur Rimbaud)
Ce sont des villes ! C’est un peuple pour qui se sont montés ces Alleghanys et ces Libans de rêve ! Des chalets de cristal et de bois qui se meuvent sur des rails et des poulies invisibles. Les vieux cratères ceints de colosses et de palmiers de cuivre rugissent mélodieusement dans les feux. Des fêtes amoureuses sonnent sur les canaux pendus derrière les chalets. La chasse des carillons crie dans les gorges. Des corporations de chanteurs géants accourent dans des vêtements et des oriflammes éclatants comme la lumière des cimes. Sur les plates-formes au milieu des gouffres les Rolands sonnent leur bravoure. Sur les passerelles de l’abîme et les toits des auberges l’ardeur du ciel pavoise les mâts. L’écroulement des apothéoses rejoint les champs des hauteurs où les centauresses séraphiques évoluent parmi les avalanches. Au-dessus du niveau des plus hautes crêtes une mer troublée par la naissance éternelle de Vénus, chargée de flottes orphéoniques et de la rumeur des perles et des conques précieuses, — la mer s’assombrit parfois avec des éclats mortels. Sur les versants des moissons de fleurs grandes comme nos armes et nos coupes, mugissent. Des cortèges de Mabs en robes rousses, opalines, montent des ravines. Là-haut, les pieds dans la cascade et les ronces, les cerfs tètent Diane. Les Bacchantes des banlieues sanglotent et la lune brûle et hurle. Vénus entre dans les cavernes des forgerons et des ermites. Des groupes de beffrois chantent les idées des peuples. Des châteaux bâtis en os sort la musique inconnue. Toutes les légendes évoluent et les élans se ruent dans les bourgs. Le paradis des orages s’effondre. Les sauvages dansent sans cesse la fête de la nuit. Et une heure je suis descendu dans le mouvement d’un boulevard de Bagdad où des compagnies ont chanté la joie du travail nouveau, sous une brise épaisse, circulant sans pouvoir éluder les fabuleux fantômes des monts où l’on a dû se retrouver.
Quels bons bras, quelle belle heure me rendront cette région d’où viennent mes sommeils et mes moindres mouvements ?
Pour ceux qui souhaitent aller plus loin, voici un lien vers le site Abardel.free.fr regroupant les commentaires divergents sur le poème « Ce sont des villes! », et les explications détaillées, et convaincantes, de Bruno Claysse qui, pour le moins, s’est intéressé à juste titre à la deuxième phrase du poème incluant « les Alleghanys« .
Voici encore un lien vers le récit de César Pascal dont on recommande la lecture pour la découverte du Nouveau-Monde, et plus particulièrement, s’agissant des Alleghanys, le chapitre XIII du livre A Travers l’Atlantique et dans le Nouveau-Monde.
Vue nocturne de Pittsburg et sur Fort Duquesne, à la confluence des rivières Aleghanys et Monongahela donnant naissance à l’Ohio