C’étaient des Hommes

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Dans une précédente chronique consacrée aux soixante-dix bougies du journal l’Equipe, nous évoquions notre admiration pour les champions du siècle dernier qui a vu le sport devenir un phénomène de masse économique, sociologique et mondial, permettant aux sportifs  professionnels d’amasser bien plus que des médailles en chocolat mais aussi d’innombrables pépites en or provenant de contrats publicitaires ou de la mode vestimentaire.

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Les sportifs qui se déplacent de terrains en terrains dans le monde entier, sont bien placés pour vendre leur image aux chaînes d’hôtel, à l’exemple de Serena Williams

Si l’argent coule désormais à flots ininterrompus dans le domaine sportif, ce n’est pas seulement en raison de la diversité croissante des équipements et technologies, mais c’est aussi parce que le sport est associé à l’image flatteuse qu’elle renvoie aux pratiquants ou aux spectateurs qui admirent les champions comme autrefois les Romains regardaient les gladiateurs dans l’arène. Le sport lui aussi n’existe qu’à travers la victoire et la défaite, en perpétuant le principe que ceux qui saluent les organisateurs et la foule meurent désormais symboliquement au terme de chaque compétition, même s’il arrive hélas qu’ils meurent en course pour cause de dopage dans le cyclisme ou le plus souvent dans un accident en sport automobile.

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Au fil des années, que reste-t-il d’ailleurs de toutes ces compétitions ? Pas grand-chose en dehors du vainqueur, équipe ou individu. On en conserve la liste et le souvenir d’une génération l’autre, jusqu’à épuisement de la mémoire friable qui se vide à souhait au fil du temps. Pour tenter de conjurer la perte de mémoire, on a pris des habitudes symboliques de faire figurer par exemple des étoiles pour rappeler le nombre de victoires en coupe du monde de football. mais qui se souvient des joueurs des équipes d’Uruguay qui gagnèrent la coupe du monde avant-guerre ? Peu de monde, joueurs, organisateurs et spectateurs nous ont tous quittés ou presque, c’est la dure loi du temps qui passe et des champions qui trépassent.

Pourtant, certains noms résonnent encore d’une gloire immortelle. Ce sont les grands champions, les grands destins, les grandes figures de l’Olympe sportive, les Mars, Apollon ou Vénus des temps modernes. Leur triomphe ne souffre d’aucune ombre, d’aucun doute, d’aucune illégitimité. Ils ont vaincu le temps. Enfin pas tous. Ainsi de l’équipe de france de football qui repart d’Uruguay en 1930 toute penaude, éliminée en phase de poule après avoir battu le Mexique mais perdu face à l’Argentine et au chili. Elle avait pourtant fière allure lors de la présentation aux spectateurs!

Si on se rapporte à la création du journal l’Equipe en 1946, et que l’on cherche à établir un podium des champions des champions par décennie, sur la base d’un choix forcément subjectif, voici de quoi alimenter dicussions et controverses Pour les années antérieures à 1946, trois hommes se détachent pour figurer sur le podium, le bronze pour Johnny Weismuller, l’argent pour Paavo Nurmi et l’or pour Jesse Owens.

Venons-en à Johnny Weismuller. On se souvient plus de lui aujourd’hui comme l’acteur qui incarnait Tarzan au point de croire que c’est Tarzan qui fut champion olympique de natation avant d’aller tourner à Hollywood.

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Bien qu’habitué à gagner de l’or, cinq fois champion olympique de natation en 1928 et 1932, cinquante-deux fois champion des Etats-Unis, jamais battu en compétition, la présence de Johnny Weissmuller sur le podium des champions d’avant-guerre, se justifie peut-être plus par ce qu’il est devenu que par son palmarès. Il est le premier grand sportif à réussir sa reconversion en devenant acteur, un acteur alors connu dans le monde entier  pour jouer par douze fois le rôle de Tarzan à Hollywood, ce qui ne l’empêchera pas de connaître plus tard la misère la plus extrême, après cinq mariages qui le ruineront peutêtre plus qu’un goût de la fête prononcé.

Image IPB

Dans la famille Tarzan, on demande le singe allez savoir pourquoi! Peut-être parce que l’homme en descend et qu’avec un peu de chance on passera directement à l’ère du robot sans avoir à porter de slip ou de pagne.

Il terminera sa vie dans un asile psychiatrique, loin de la gloire et des triomphes, renouant avec le sort incertain de sa jeunesse, lorsque ses parents originaires d’Autriche-Hongrie immigrèrent aux Etats-Unis, devenant apatrides après l’éclatement de l’empire austro-Hongrois. On a beaucoup moqué Tarzan, le cri de Tarzan, les éléments racistes des films ; mais une chose est sûre : certains de ses records du monde tinrent dix à dix-sept ans, ce qui fait que la seconde guerre mondiale terminée, Weismuller était toujours l’homme le plus rapide du monde dans l’eau. Et aujourd’hui encore, rares sont les champions à être devenus acteurs, qui plus est avec une notoriété aussi considérable que celle de Johnny ayant incarné Tarzan à un point tel que tous ses successeurs dans le même rôle ont parus bien fades. Il est vrai que porter le pagne n’est pas facile, avoir auparavant glisser dans l’eau en slip du matin au soir pendant de nombreuses années,  a sans doute aidé pour s’imprégner et baigner dans le rôle!

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De tous les athlètes d’avant-guerre, le « Finlandais volant »  Paavo Nurmi est assurément l’un des plus grands, ayant tout gagné pendant quatorze ans dans les courses de fond au niveau mondial, entre 1920 et 1934, jusqu’à ce qu’il soit radié à vie pour violation des règles de l’amateurisme. Son talent était tel qu’il fut aussi appelé la machine à courir, et son palmarès le confirme: Au cours des trois jeux olympiques auxquels il participera à Anvers en 1920, Paris 1924, et Amsterdam en 1928, il gagnera neuf médailles d’or dans sept disciplines différentes allant du 1500 mètres au 10.000 mètres en passant par le cross individuel et le cross par équipes. Rien qu’aux JO de Paris, il gagne 5 médailles d’or en sept jours. De 1921 à 1930, Nurmi va battre vingt records du monde dans huit disciplines s’échelonnant du 1500 mètres aux 20.000 mètres, battant en 1928 à Berlin le record de l’heure en parcourant 19.210 mètres, record qui tiendra 17 ans jusqu’à ce que l’un de ses compatriotes, Viljno Heino, atteigne 19.330 mètres en 1945.

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L’esprit est tout. Muscle – morceaux de cuivre. Tout ce que je suis, je le suis à cause de mon esprit, Paavo Nurmi

Une dénonciation pour avoir reçu une somme d’argent pour battre un record du monde lors d’un meeting d’athlétisme le privera des JO de 1932 à Los Angeles alors qu’il se préparait à courir le marathon. Ingénieur de formation, il développe alors son entreprise dans l’immobilier. Le gouvernement finlandais fait appel à lui après l’attaque soviétique du 30 novembre 1939 pour soulever des fonds aux Etats-Unis et financer une guerre inégale marquée par la résitance finlandaise au cours de l’hiver 39-40. Héros finlandais par excellence, Nurmi sera le dernier porteur de flamme olympique entrant dans le stade en 1952 lors de l’inauguration des Jeux olympiques d’Helsinski. Lors de ses obsèques nationales en 1973, le président finlandais dira de lui : Nurmi était un homme de caractère têtu, franc, tenace, incroyablement dur. Il possédait aussi une rare intelligence et une rare clairvoyance. c’est pourquoi il faut l’admirer encore plus. Car c’était un homme.

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Jesse Owens, quant à lui,  figure assurément parmi les plus grands champions, avec un palmarès exceptionnel de quatre médailles d’or gagnées aux Jeux olympiques de Berlin, aux 100, 200, 4×100 mètres et saut en longueur, performance qui sera renouvelée à l’identique par Carl Lewis aux JO de Los Angeles en 1984. Les JO de Berlin ne sont pas pourtant la performance sportive la plus remarquable de l’athlète. S’il y eut en fait un jour dans la vie de Jesse Owens touchée par la grâce de Dieu, ce fut le 25 mai 1935, lors de la Big Ten Conférence  au cours de laquelle dix universités américaines s’affrontaient dans quatorze disciplines féminines et masculines. Ce jour-là, en une heure, Jesse Owens réussit alors l’exploit de battre cinq records du monde, 100 et 220 yards, 220 yards haies, y compiris le 200 mètres et saut en longueur, franchissant ce jour-là 8,13 mètres, un record qui tiendra jusqu’aux 8,21 mètres de son compatriote Ralph Boston aux Jo de Tokyo en 1960.

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Décomposition photographique d’un départ de course de Jesse Owens

Pourtant, ses records et ses médailles sont devenues anecedotiques à un double titre. Jesse Owens est entré dans l’histoire du monde par deux fois. Une première fois à Berlin en 1936, lorsqu’il gagne les quatre compétitions auxquelles il participe dans le stade olympique primitivement destiné à magnifier les expoits de la nouvelle race nazie devant leur chef Adolf Hitler. Depuis lors, on a beaucoup écrit sur le sujet, et énormément simplifié pour l’histoire. Qu’Hitler fut mécontent de voir Jesse Owens gagner est certain, qu’il se soit abstint de le féliciter en public est un fait, mais de là à transformer Owens en icône de la lutte antiraciale contre Hitler est une réecriture de l’histoire, Owens lui-même ayant observé plus tard qu’il n’y eut envers lui de la part du dictateur raciste aucun signe de réprobation ou de fureur comme il sera raconté plus tard. Au contraire, toujours selon Owens, Hitler l’aurait salué après une de ses courses victorieuses. Pourquoi ne pas croire Owens ? Quel intérêt aurai-t-il eu à faire cette observation ?

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Le podium du saut en longueur aux JO de Berlin en 1936 : l’or à un Noir américain, Jesse Owens,  l’argent à un Allemand, Luz Long, et le bronze à un Japonais, Naoto Tajima.

De même, il faut se méfier des images trompeuses. L’une des photos les plus célèbres des JO de Berlin est celle où Jesse Owens reçoit la médaille d’or du saut en longueur accompagné sur lepodium d’un athlète allemand qui obtint l’argent. La photo montre cet Allemand faisant le signe nazi lors de la montée des drapeaux nationaux au mât, comme tous les athlètes allemands ayant grimpé sur le podium. Ce que cette photo ne montre pas, c’est la poigné de main amicale de cet athlète à Jesse Owens devant tout le stade lorsque ce dernier monte sur le podium, de même que les discussions détendues autour su sautoir auparavant. En vérité cet athlète allemand n’était pas nazi et Jesse Owens aurait gardé ultérieurement des contacts avec lui et sa famille, ce qui fait l’objet de controverses aujourd’hui. Ce qui est certain en revanche, c’est la mort tragique du sauteur allemand, Luz Long, devenu Obergefreiter dans la Wehrmacht pendant la Seconde guerre mondiale, le 10 juillet 1943 lors du débarquement allié en Sicile, et alors que l’armée américaine était officiellement organisée en régiments ségrégationnistes séparant soldats blancs et soldats noirs, les Buffalo soldiers, pour ne pas froisser les sudistes blancs qui auraient dans tout autre cas refusé l’incorporation.

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Luz Long et Jesse Owens aux JO de Berlin, discutant pendant la compétition de saut en longueur  

Car il n’y eut pas d’affrontement de civilisation aux JO de Berlin en 1936 comme on le raconte encore aujourd’hui en appelant à la rescousse la gentille Amérique qui ne l’était pas tant, représentée par Jesse Owens face aux méchants Nazis qui en revanche l’étaient assurément. D’abord, Owens devrait sa quatrième médaille aux 4×100 mètres, à la décision prise au dernier moment de la fédération américaine de ne pas faire courir deux athlètes juifs pour ne pas froisser les dignitaires nazis antisémites, ce que cette fédération conteste encore aujourd’hui en assurant qu’ils décidèrent d’aligner les athlètes les plus en forme du moment. Il est impossible aujourd’hui de connaître les raisons réelles de ce revirement de dernière minute ; mais une chose est certaine, les Américains avaient une possibilité de faire courir deux athlètes juifs aux JO de Berlin sous les yeux d’Hitler, ils ne le firent pas. Et il ne faut pas oublier que le racisme, l’antisémitisme ou l’eugénisme étaient alors des opinions fort communes et partagées, bien au-delà du seul cercle du nazisme donc la doctrine s’est constituée en puisant chez d’innombrables prétendus penseurs de bric-à-brac et de broc.

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Quant à Jesse Owens, est retourné aux Etats-Unis, le président Franklin Roosevelt refusa de le rencontrer à la Maison Blanche ou ailleurs, pour ne pas s’aliéner les voix blanches du Sud raciste juste avant les élections de novembre 1936. Et Jesse Owens est retourné s’asseoir à l’arrière des bus, dans l’un de ces Etats du Sud profondément racistes si ce n’est le plus raciste, l’Alabama dont il était originaire. Oublions un instant l’athlète Owens et écoutons l’homme : « ce n’est pas Hitler qui m’a snobé, c’est roosevelt qui m’a snobé… Après ces histoires d’Hitler qui m’aurait snobé, à mon retour aux Etats-Unis, je ne pouvais pas m’asseoir à l’avant des autobus, je devais m’asseoir à l’arrière, je ne pouvais pas vivre là où je voulais. »

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Pour gagner de l’argent, Jesse Owens participa à des courses sur 70 yards contre des chevaux qu’il gagnait, expliquant que les chevaux étaient perturbés au départ par le tir de starter. 

En définitive, être un athlète ne constitue qu’une parenthèse dans la vie, ce que souvent les sportifs oublient. L’instant qui compte est celui qui précède le temps de nager, courir ou sauter, sur le plongeoir, dans les starting-blocks ou sur la ligne de but, avant que le starter ne siffle le départ ou l’arbitre le coup franc ou un pénalty. Il faut s’y préparer mentalement, autant que le moment venu de raccrocher les crampons, lorsqu’on s’éloigne des stades, des arènes ou des piscines.  Tout athlète glissant, bondissant ou volant n’est jamais qu’un homme appelé un jour à retrouver après la gloire furtive, sa place dans un bus ; et ce qui compte bien plus, c’est qu’il puisse y choisir sa place devant ou au fond, mener librement sa vie et aller là où l’on veut sans risque d’avoir été étourdi de gloire funeste et de vanités cruelles, de se retrouver comme Johnny Weismuller devenu un Tarzan éphémère et grotesque, à l’asile pour toujours, au milieu des ombres de crocodiles et de singes qui occupaient son esprit égaré. Car à faire semblant de crier dans les studios pour reproduire le célèbre cri enregistré, on peut, d’épuisement, en devenir fou.

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Et les spectateurs qui se déchaînent et applaudissent devant tant de virtuosité ou ténacité, ne devraient jamais oublier que les athlètes n’existent pas : ce ne sont jamais que des femmes et des hommes qui méritent bien plus que notre admiration, mais notre respect, et peu importe leurs résultats, leurs faiblesses ou leurs erreurs, nous leur devons par avance le pardon, car ce qui compte n’est pas de vaincre, ni même de participer comme l’affirmait le baron de Coubertin, mais d’exister et continuer à exister lorsque les cris du stade ou des studios se sont tus.

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Nous avons tous des rêves. Mais dans le but que ces rêves deviennent une réalité, cela demande énormément de détermination, de volonté, d’autodiscipline et d’effort, Jesse Owens.