De tous les albums d’Astérix, le Tour de Gaule est probablement le plus français d’entre tous en ce qu’il rend hommage à la fois au Tour de France cycliste et aux spécialités gastronomiques qui font la renommée de notre cher vieux pays. Autre élément de la mentalité typiquement française, l’histoire est fondée sur un défi lancé par Astérix aux Romains, cette bravade quelque peu stupide se transformant en geste de bravoure tout au long du récit pour terminer en une sorte d’acte héroïque de résistance qui voudrait que le cassoulet l’emporte toujours sur la choucroute pourtant bien plus alsacienne que munichoise.
Seuls les lecteurs assidus d’Uderzo et Goscinny sont en mesure de donner la liste exacte des spécialités ramenées par les deux Gaulois au village qui toujours résiste à l’envahisseur: le jambon de Paris, les bêtises de Cambrai, le vin de Champagne, les quenelles et le saucisson de Lyon, la salade de Nice et la bouillabaisse de Marseille, les saucisses de Toulouse et les pruneaux d’Agen, le vin blanc de Bordeaux et les huîtres d’Arcachon.
La bouillabaisse à Marseille n’est pas qu’une recette culinaire, c’est aussi un art politique
Mais seuls les auteurs de thèse sur les albums d’Astérix savent qu’à l’origine, René Goscinny avait envisagé d’autres étapes qui ne purent trouver leur place dans le nombre de pages limité de l’album : rillettes de Tours, foie gras de Périgueux, noix de Grenoble ou melons de Cavaillon.
Une chose est certaine cependant. Les auteurs du Tour de Gaule n’ont jamais envisagé d’y inclure les quernons d’ardoise qui sont une spécialité renommée de la ville d’Angers. Et pour cause! L’album a été publié pour la première fois en 1965 tandis que le quernon n’a été proposé à la vente qu’en 1966, un an plus tard, par la Petite marquise, une illustre pâtisserie sise 22 rue des Lices, la bien nommée.
Pour avoir fréquenté enfant cette boutique aux sucreries désarmantes pour le palais, nous pouvons aujourd’hui, comme les grognards d’Austerlitz autrefois, déclamer haut et fort : j’y étais ! Car le quernon d’ardoise est plus qu’une spécialité, c’est un art de vivre associé à l’histoire d’une production, celle de l’ardoise angevine qui autrefois domina le marché européen de la toiture en pierres noires aux reflets bleutés.
Entendons-nous bien. Il ne s’agit pas de dénigrer les sympathiques spécialités régionales qui s’invitent ici ou là sur les tables françaises ou du monde. Mais on trouve en tout cas ailleurs, des noix et des pruneaux, du jambon et des salades, et si les rillettes ou la bouillabaisse ont une connotation gustative unique, elle n’en sont pas moins en proie à la querelle dynastique entre Tours et Le Mans ou entre Marseille et Nice.
Subtilité méconnue, seule l’huile d’olive à l’eau de fleur d’oranger garantit l’authenticité de la salade niçoise
Ce qui rend unique les quernons, c’est le fait d’épouser non le territoire ou le terroir mais la terre même du lieu de sa création, ce pays de l’ardoise que fut longtemps l’Anjou. Il est d’ailleurs assez étonnant de constater que le quernon d’ardoise prend son envol gustatif à la fin des années soixante alors même que la production des ardoisières de l’Anjou commence un long déclin qui aboutira à la fermeture des dernières mines encore en production à Segré dans le Haut Anjou, ou à Trélazé aux portes d’Angers.
La production et le transport des ardoises de Trélazé en huit cartes postales, 1905
Il n’est pas question ici de faire un cours de géographie ou d’économie. Les ardoises minérales de l’Anjou n’ont pas survécu à la concurrence des ardoises synthétiques issues de fibres organiques d’eau et de ciment, aux charmes incertains en ce qu’elles ne portent pas sur les charpentes le poids de la pierre mais les artifices d’un monde cruel pour les mineurs qui étaient déjà confrontés aux ardoises extraites par les Basques d’Espagne à des coûts de production bien moindres, présentes sur le marché français depuis cinquante ans.
Les toits d’ardoise de la ville de Chinon
Le toit d’ardoise a pourtant de multiples avantages en dehors de son cachet. L’ardoise résiste autant au soleil qu’à la pluie et au froid. Sa longévité est exceptionnelle, un toit d’ardoise ayant une durée de vie de 75 à 150 ans. Inutile de passer des produits pour chasser la mousse, celle-ci ne s’y accroche pas. L’ardoise de plus est un bon isolant en retenant la chaleur. Et c’est bien connu des petits écoliers économes, la tuile ruine tandis que l’ardoise s’efface.
Artificielle ou synthétique, l’ardoise souffre aussi de la concurrence de la tuile, à une époque de grande médiocrité qui ruine les paysages. Longtemps, au Nord de la Loire, les toits d’ardoise imposèrent leur domination esthétique jusqu’à ce que des maîtres d’ouvrage et des architectes peu scrupuleux de la beauté du monde, en décidassent autrement, tous les principes millénaires de construction périclitant avec la frénésie du gain. Et c’est ainsi que l’on peut retrouver aujourd’hui sur les toits du Val de Loire des matériaux de construction qui tuilent à l’infini l’uniformité des temps : imaginerait-on pourtant Chenonceau, Cheverny ou Chambord sans leurs toits d’ardoise ?
Les toits d’ardoise d’Amboise sur les bords de Loire
Heureusement, depuis 1966, nous pouvons croquer des quernons d’ardoise pour retrouver la trace de ces toits et de ces pierres qui épousent si admirablement la blancheur du tuffeau égale à la pâleur d’une de ces marquises dont les portraits décorent les murs et les plafonds de tous les châteaux royaux qui surplombent la Loire de Nevers à Nantes en passant par Gien, Blois ou Saumur.
Mais que vaut donc ce quernon qui n’est guère plus gros qu’une pistole ? Laissons un fin gourmand s’exprimer : le quernon d’ardoise est le mariage d’un chocolat et d’une nougatine caramélisée aux amandes et aux noisettes. Sous la couverture bleue de chocolat fondant, se cache une nougatine caramélisée délicatement croquante qui vous fera succomber. Dès la première bouchée, le quernon d’ardoise distillera sous le palais ses saveurs dans un enchaînement suave et subtil.
Allons, allons, allons, laissons le quernon distiller sous le palais ses saveurs, et succombons à cette délicatesse croquante et fondante qui nous fera toujours et à juste titre, préférer la douceur angevine au Tibre romain.
Coiffe angevine