Le grand naufrage, 2

Petits bonheurs marginaux. Les grands naufrages collectifs ne sont jamais sans quelque contrepartie, qu’on oublie – par pudeur peut être, ou remords d’en avoir profité au milieu du malheur général. Sous l’occupation allemande, le piéton jouissait d’un luxe de privauté inouï avec la grand-route, qu’elle qu’elle fût: on se promenait sur l’asphalte des routes nationales comme dans une allée de jardin (moi, sac au dos, sur les routes normandes et finalement, en mai 1944, revenant de Caen à Saint-Florent à bicyclette sans croiser pratiquement sur la route aucun véhicule) [Julien Gracq, Instants, Noeuds de vie, Editions Corti, 2021]

A Sophie Bismut, ma soeur, rabbin

Dans l’allée du Roi,

au milieu du malheur général véhiculé beaucoup moinsss par le coronavirus que par la folie des hommes, avec ma soeur Sophie, nous sommes allés rendre visite à notre mère Geneviève qui demeure depuis le Premier juin 2019 à la résidence Saint Joseph à Louveciennes, destinée aux personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer, parmi celles devenues plus ou moins dépendantes, au bon vouloir d’autrui. Elle occupe une chambre agréable où elle a succédé à mon père, Jean dit Jo, lui aussi atteint de la même maladie, mais qui n’avait pas l’intention d’y demeurer, y décédant le lundi 20 mai 2019 au petit matin, moins d’un mois après être arrivé dans la résidence, alors qu’il calvacadait jusque là en bonne santé physique, allant vers ses quatre-vingt-dix ans au prochain automne à venir. Le médecin des douze villages du Haut Anjou nous avait prévenu depuis fort longtemps: il ne serait jamais question pour lui de terminer sa vie dans une maison de retraite telle que celles dont il avait été le bon docteur coordinateur lorsqu’il officiait à soigner les hommes. Il a tenu parole.

Notre mère Geneviève, de son côté, était résignée à connaître la destinée du plus grand nombre des femmes: se retrouver, un jour ou l’autre, veuve. Cette résignation ancienne n’en masquait pas moins une énergie farouche à ne pas se retrouver abandonnée de tous, retirée dans une maison où attendre avec angoisse constante le moment de la délivrance physique que la mort signifie lorsque toutes les forces de la vie nous abandonne. Alzheimer n’a pas voulu.

Nous voici donc, ma soeur rabbine et moi quelque peu moine rieur, en ce mois d’avril 2021 et alors que la covid-19 souffle, par inadvertance, dans les bronches des hommes, à rendre visite à dame Geneviève Garnier née Clouet, notre mère. Après quelques mois difficiles d’adaptation à sa vie en résidence pour personnes dépendantes, notre mère qui a survécu comme une lettre à la poste à la Covid-19 lors de la première vague en avril 2020, qui a été vaccinée un an plus tard et qui bénéficie du dévouement d’une équipe administrative et médicale tout simplement extraordinaire sous l’égide de l’association générale Monsieur Vincent, notre mère donc, descend par l’ascenseur accompagnée par une aide, respectant ainsi le protocole en application dans tous les établissements médicaux sous menace du coronavirus. Il est quatorze heures et la visite annoncée par avance ne doit pas durer plus d’une heure.

L’ascenseur s’ouvre, laissant place à Geneviève accompagnée d’une dame d’origine africaine, d’une extrême douceur et bienveillance envers les personnes souffrantes. Ma mère sort de l’ascenseur, me dévisage ainsi que ma soeur, et soudain, dit: Qui es-tu Olivier? L’accompagnatrice sourit de bon coeur, ma soeur rit, et moi, ne sais que dire. L’aide donne alors pour dissiper l’embarras, la réponse: Madame Garnier, c’est votre fils!, et ma soeur de poursuivre, toujours amusée: bonne question! En mon for intérieur, je pense: la réponse n’a rien d’évident, non pas tant parce que ma mère depuis deux ans me confond lors des visites, un jour avec mon frère aîné Luc ou mon beau-frère Yves, l’autre avec ses propres frères, Guy et Alain. Et toutes ces confusions qui paraissent graves et perturbantes pour ceux qui ne sont pas confrontés à la maladie d’Alzheimer, sont en fait sans importance. La mémoire de ma mère valse avec les prénoms, voilà tout. Geneviève, telle une petite pomme qui roule, octogénaire bientôt nonagénaire, est toujours en vie et c’est cela qui compte. Tout le reste n’est que l‘écume des jours, pensant à l’un de mes amis qui vient de perdre brutalement l’un de ses deux fils qui allait avoir vingt-deux ans, en une noyade épouvantable qu’un pont pédestre aurait pu éviter si celui-ci avait été auparavant construit. Ma mère a quatre-vingt-neuf ans, elle est en vie, se porte bien physiquement. Et merde à Alzheimer qui ne nous empêche pas de discuter et de vivre, même si parfois les questions sont curieuses, les échanges étranges, l’ensemble étant tout aussi étonnant que cette question stupéfiante de la part d’une mère: qui es-tu Olivier?, une question qui appellerait bien une réponse, me dit en souriant Sophie, une réponse loin d’être évidente comme nous l’a rappelé Gauguin au temps jadis: D’où venons-nous? Que sommes-nous? Où allons-nous? Peu importe l’ordre des choses, en vérité. Dans le train en direction de la gare Saint-Lazare Monet ressuscita la peinture, j’ai promis à ma soeur de lui apporter vite une réponse simple et claire, percutante comme un colibri des îles au vent.

Sur les routes normandes

La réponse, là voici. Je suis tel que deux d’entre eux, faisant route, vers un village du nom d’Emmaüs, à soixante stades de Jérusalem, qui s’entretenaient de tout ce qui s’était passé. Or, tandis qu’ils devisaient et discutaient ensemble, Jésus en personne s’approcha et fit route avec eux; mais leurs yeux étaient empêchés de le reconnaître. Il leur dit: de quoi vous entretenez-vous ainsi en cheminant, que vous ayez le visage morne? (voir Lc, 24 13-35).

Il me revient qu’enfant, au mur du salon de la maison, Grande rue, puis route d’Angers, il y avait une reproduction d’un tableau de Gauguin, Ta Matete, qui me fascinait, me fascine et me fascinera jusqu’au dernier jour, des femmes assises sur un banc, au marché, place du marché pour être précis. La vie a voulu, sans prédestination aucune, que j’entre dans le tableau accroché au mur de la maison familiale, de ma naissance en août 1957 jusqu’à la première année du millénaire, en avril 2001, lorsque Jean et Geneviève décidèrent de retourner à Angers d’où ils venaient et qui est aussi le lieu de naissance de leurs cinq enfants, eux deux qui venaient en apparence du Forez ou de la Normandie, et qui se rencontrèrent à la « Catho » d’Angers en 1949.

Pour nous dont les yeux s’ouvrirent et qui le reconnurent à la fraction du pain, il n’est rien de plus simple de savoir qui nous sommes, des pélerins d’Emmaüs sur les routes du monde, cheminant vers Magdala, le coeur tout brûlant au dedans de nous. Marc, beaucoup moins prolixe que Luc a écrit: Ressuscité le matin, le premier jour de la semaine, Jésus apparut d’abord à Marie de Magdala dont il avait chassé sept démons… Après cela il se manifesta sous d’autres traits à deux d’entre eux qui étaient en chemin et s’en allaient à la campagne.

Et c’est ainsi que m’en allant à la campagne tel l’un des deux, je me retrouve chasseur de démons lors de l’un de ces grands naufrages collectifs, ne renonçant pas à quelques petits bonheurs marginaux sur les routes normandes pour mener une enquête en univers d’Alzheimer, enquête fascinante sur Toute la beauté du monde.

Pélerin d’Emmaüs je suis né, pèlerin d’Emmaüs je demeure, pèlerin d’Emmaüs que je meure.

Qui nous rendra notre vie ? – Les Lettres d'ivoire
Ta Matete, au marché (Gauguin)

Enfer et damnation

Concernant la photo de garde prise en Martinique à la fin du 19e siècle, qui a disparu par mégarde du fait d’une mégarde magique de Lothaire Realitus Virtualis, dit l’auteur virtuel: Famille d’ouvriers à St Pierre, 1899, par André Salles (1860-1929), « la numérisation permet de protéger certains documents fragiles des manipulations. C’est le cas des photographies sur plaque de verre, qui ont pu nous parvenir ébréchées au terme de longues vicissitudes, comme celle-ci, => https://c.bnf.fr/LTA« 

Les mémoires romanesques, titre provisoire, sont composés selon la méthode du Sonnet des voyelles de Rimbaud et de la tenture de la Licorne: A noir, E blanc, I rouge, O bleu, U vert, Y…

Le grand naufrage, (O, 1) dont le titre est inspiré de Julien Gracq, est le deuxième chapitre des mémoires romanesques, d’où la numérotation (O, 2) qui fait suite à Quai des damnés (O, 1). Pour arriver à 366, c’est du boulot!

Chaque chapitre a une construction identique, dite les principes de base: il n’y en a pas:

  • A, exergue (les intelligences secrètes)
  • E, dédicace (les personnes entrants dans le récit comme personnages)
  • I, mémoires plus ou moins romanesques
  • O, paysages moins ou plus sensoriels
  • U, notes ou commentaires du Spectre dans les troglodytes (l’auteur virtuel, Franche pistole…)
  • Y, au croisement des routes et chemins de Magdala.

Les illustrations en début et fin de chapitre, figurent l’auteur et le lecteur qui entrent ou sortent dans le récit, permettant en même temps de boucler la construction du chapitre qui, de l’ordre de « six » mots ou choses (Au commencement était le Verbe), passe à un tableau en « huit » cases de côté, prenant la forme d’un échiquier figurant la Terre entière, tout l’univers, de notre enfance au passage dans l’au-delà.

Petite précision: l’avantage de travailler en circonstances numériques, est de pouvoir apporter corrections, améliorations et interventions nouvelles au fil du temps. Gutenberg est de retour, vive l’internet hybride. Le temps de la pierre, du parchemin et du papier est aussi immuable que la solitude des hommes sur la terre.

Sur les chemins de Magdala

Appartement avec vue sur la Loire

Et l’Argentine, la Pampa était à gauche

Aux sources du monde

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Les pèlerins d’Emmaüs, Rembrandt van Rijn, 1606-1669, musée Jacquemart-André, Paris

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