Confronté à une question de droit digne du Conseil d’Etat en ces temps obscurs de confinement, il nous revient en mémoire un vers de Blaise Cendrars, voyageur s’il en est, dont les poèmes écrits entre 1912 et 1924 ont été réunis sous le titre du monde entier, regroupant Les pâques à New York, La prose du transsibérien et la petite Jeanne de France ainsi que le Panama ou Les aventures de mes sept oncles (Ci-dessus, illustration de la prose du transsibérien par Sonia Delaunay).
La question de droit est la suivante : l‘attestation de déplacement dérogatoire prise en application de l’article 3 du décret du décret du 23 mars 2020 prescrivant les mesures générales nécessaires pour faire face à l’épidémie de Covid19 dans le cadre de l’état d’urgence sanitaire, cette attestation donc qui est un alexandrin à un pied de confinement près, ouvre le droit en cinquième case à des déplacements brefs, dans la limite d’une heure quotidienne et dans un rayon maximal d’un kilomètre autour du domicile. Que faut-il entendre par rayon maximal d’un kilomètre autour du domicile ?
Ce rayon n’est pas sans importance puisqu’il nous permet aujourd’hui de répondre au célèbre vers de Cendrars répété par six fois dans le poème dédié aux musiciens, la Prose du Transsibérien : Dis, Blaise, sommes-nous bien loin de Montmartre ? Nous n’avons jamais été aussi loin de Montmartre sauf à être un Lapin agile qui se faufile dans le dédale des ruelles, dès lors que nous habitons à plus d’un kilomètre de distance, et à condition de s’entendre sur la notion de rayon maximal, susceptible d’intéresser le Conseil d’Etat au plus haut point : s’agit-il d’un kilomètre à vol d’oiseau ou d’un parcours en flèche brisée telle que le retrace une application satellitaire comme Googlemaps ? La question n’est pas sans importance pour l’auteur virtuel qui réside à un kilomètre de la place du Tertre en traversant habituellement un square où nichent des oiseaux ,mais qui se retrouve repoussée à mille cent mètres du fait de ne plus pouvoir traverser le jardin fermé au public en raison des mesures générales prises pour faire face à l’épidémie. Il y a là une incertitude juridique palpitante qui nécessiterait une précision haletante dans une prochaine attestation de quarantaine.
En attendant il nous reste à lire dans le confinement propice à la méditation, ce prodigieux poète qu’est Blaise Cendrars dont les trois poèmes déjà cités nous emportent par-delà les mers et océans, avec une préférence pour la petite Jeanne de France dont le souvenir hante le poète tout au long de la traversée par le train de la Sibérie, de Moscou à Kharbine (aujourd’hui Harbin, la capitale de la province chinoise du Sahaliyan Ula en Mandchourie du nord).
Dans toutes les gares, je voyais partir tous les derniers trains
Personne ne pouvait plus partir car on ne délivrait plus de billets…
Le train fait un saut périlleux et retombe sur toutes ses roues…
De train palpite au coeur des horizons plombés…
Dans les déchirures du ciel les locomotives en furie
S’enfuient…
La folie surchauffée beugle dans la locomotive
La peste le choléra se lèvent comme les braises ardentes sur notre route…
Le diable est au piano…
Et tous les trains sont le bilboquet du diable…
Et nous, pauvres de nous, n’avons plus pour tout compagnon de route que Covid19 qui égrène tous les soirs par porte-parole interposé les chiffres de la mort prématurée, sans aller jusqu’à la butte Montmartre pour venir répondre
A un adversaire de pierre, une créature inhumaine,
Incapable de pitié, vide, et dénuée
du moindre soupçon de miséricorde
Shakespeare, le Marchand de Venise, (IV, 1, 4-6)
Et la petite Jehanne de France, où la retrouverons-nous, nous qui sommes confinés à Paris, Ville de la Tour unique du grand Gibet et de la Roue, pour reprendre le dernier vers de la prose du transsibérien ? Cendrars nous répond :
Je voudrais
Je voudrais n’avoir jamais fait mes voyages
Ce soir un grand amour me tourmente
Et malgré moi je pense à la petite Jehanne de France.
C’est par un soir de tristesse que j’ai écrit ce poème en son honneur
Jeanne
La petite prostituée
Je suis triste, Je suis triste
J’irai au Lapin agile me ressouvenir de ma jeunesse perdue
Et boire des petits verres
Puis je rentrerai seul.
Le parcours du transsibérien emprunté par Cendrars, de Moscou à Kharbine- Harbin en Mandchourie, en 1913 (voir tracé jaune à partir de Chita)
Blaise, si tu savais ! Il n’est plus question d’aller à Montmartre rendre visite à tes amis musiciens ou peintres comme Chagall, ta jeunesse perdue est enclose au Lapin agile dans l’une des sept cases de la dérogation du malheur qui de toute façon n’a plus le droit d’ouvrir au poète de passage, et encore moins n’est autorisé à boire des petits verres pour naufrager au milieu des souvenirs gelés par la nuit sibérienne. Quant à ton oncle Jean revenant par le canal de Panama aujourd’hui traversé par un paquebot de Covid19 à la dérive, il n’est pas question qu’il s’en retourne avec un grand coffre en cuir d’hippopotame, nous laissant méditer un proverbe hébreu cité dans le Panama ou les sept oncles :
Séparés un homme rencontre un homme
mais une montagne ne rencontre jamais une autre montagne.
Que Dieu nous garde de ne devenir montagne.
Nous n’irons plus à Montmartre, les verres sont rangés