Les mannequins de boue

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Ils ont pour nom Aragon, Céline, Cendrars, Drieu la Rochelle, Apollinaire, Alain-Fournier, Pergaud, Giono, Rolland, Cocteau, Dorgelès, Radiguet, Kessel, Jules Romains, Roger Martin du Gard, et encore Alphonse de Châteaubriant ou Montherlant, et bien sûr Péguy, et même Proust qui n’est pas concerné par ce qu’écrit Maurice Genevoix, Ce que nous avons fait, c’est plus qu’on ne pouvait demander à des hommes, mais qui pourtant, de son lit, décrit la fin d’un monde.

Cette armada littéraire d’hommes de boue, fait l’objet d’une publication remarquable du journal le Figaro (Ceux de 14) , qui croise des escortes de larmes de sueur et de sang à l’étranger, en Italie avec Malaparte et d’Annunzio, en Angleterre avec Kipling, en Amérique avec Hemingway et même chez l’ennemi avec Ernst Junger, Erich Maria Remarque, Ernst von Salomon, et Arnold Zweig. Un autre génie littéraire resurgit aussi vivant du front et de la solitude des prisons allemandes, en vue d’une future épopée qui ne sera ni l’Iliade ni l’Odyssée, mais l’appel des profondeurs de l’histoire, celui du 18 juin à Londres : Charles de Gaulle, un casque, une voix, une plume.

C’est en France, sur la terre de France retournée par des dizaines de millions d’obus, là où des millions d’hommes ont été blessés ou sont morts au champ d’honneur, afin que la vie renaisse et surpasse la violence de la guerre, et que pour oublier à leur retour un hommage de larmes tout au long des maisons, comprenant alors combien ils avaient souffert, toutes ces voix se sont élevées, inventant comme l’écrit Bernanos à propos de l’argot de Céline : un langage inouï… aussi loin que possible d’une reproduction servile du langage des misérables, mais fait justement pour exprimer ce que le langage des misérables ne saura jamais exprimer.

Taxis (de la Marne)

Bataille de la Marne, 6 au 12 septembre 1914

L’histoire de la Guerre de 14-18 est celle de « La grande Guerre des Français » pour reprendre le titre du livre de Jean-Baptiste Duroselle. La douleur de ces hommes enfoncés dans la boue sous les orages d’acier et les pluies de larmes ensanglantées, tous ces écrivains par leurs témoignages vont permettre de la surmonter autant que possible, c’est à dire si peu que rien sur le moment et pour les générations immédiates.

Mais un siècle plus tard, au-delà de la douleur, tous ces auteurs nous ont transmis plus que des témoignages ou le sens de l’observation en puisant dans les lettres, écrits, carnets de notes, journaux intimes, rapports ou débats : ils ont rallumé tous ensemble, sans forcément le vouloir, ce qui, brûlé et dispersé en cendres,  s’était éteint dans les batailles et les tranchées, la lumière de l’amour et de la fraternité, qui, seule, peut éclairer la route de la France tandis que son peuple, rassemblé pour son salut, marchera sans crainte vers son destin (Charles de Gaulle, 1950).

De Gaulle (à gauche) à Douaumont en 1916 lors de la bataille de Verdun

Au milieu de ces géants surgis des tranchées, il est un écrivain incomparable, au destin pressenti un siècle plus tôt par Géricault dans son célèbre tableau « le Cuirassier blessé », c’est Louis-Ferdinand  Destouches qui deviendra Céline, lui-même cuirassier blessé le 27 octobre 1914, dont le fait d’armes est porté à la connaissance de la nation par un dessin en quatrième de couverture de l’Illustré national en décembre 1914, et qui lui vaut croix de guerre et médaille militaire : volontaire à cheval portant les ordres à transmettre pour la bataille, sous un orage de feu, près d’Ypres, il a été renversé par un obus et blessé au bras, ce qui lui vaut au retour de sa mission d’être transporté dans une ambulance de campagne à l’hôpital auxiliaire d’Hazebrouck, ensuite au Val-de-Grâce, puis être réformé.

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Le cuirassier Louis-Ferdinand  Destouches, futur Céline, croqué dans l’Illustré national

Le 27 octobre 2014, Dieu n’a pas voulu de Céline. Il avait une autre mission sur terre. Nous faire découvrir la guerre toute entière, non pas les¨prétendus faits d’armes racontés par l’Illustré national, mais cette boucherie où l’on patauge dans le sang au milieu de champs qui »bavent l’eau sale« .

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Louis-Ferdinand Destouches, maréchal des logis au 12ème cuirassiers

De tous les écrivains du vingtième siècle, Céline est probablement le plus contesté pour les horreurs antisémites qu’il a écrites et ses positions politiques intenables, même si au bout du compte, on peut se demander sérieusement s’il avait des positions tranchées en dehors de tout contester tour à tour. Il n’empêche. C’est un géant littéraire, un continent à lui tout seul et Voyage au bout de la nuit, le plus grand livre de la littérature française du siècle dernier, le plus grand livre aussi sur « la grande Guerre des Français », la plus grande guerre de tous les temps que les Français traversèrent, en France, su le sol français. Tout le génie de Céline est d’évoquer à peine cette guerre dans ces cinq cents pages, guerre qui est pourtant au cœur de ce voyage au bout de la nuit.

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Convalescence de Céline, deuxième à partir de la droite, avec sa médaille militaire

Donnons-lui la parole, non pour flatter l’écrivain qui s’en fout d’ailleurs, loin des « chaudes batailles dans les blés brûlés » de Péguy, sans un regard pour le fantassin « bleu comme le jour qui s’écoule » d’Appolinaire, mais pour se souvenir que cette guerre fut, selon Céline, « une immense, universelle moquerie« , qui emporta aussi les deux illustres poètes français qui viennent d’être cités.

Serais-je donc le seul lâche sur la terre ? pensais-je. Et avec quel effroi!… Perdu parmi deux millions de fous héroïques et déchaînés et armés jusqu’aux cheveux ? Avec casques, sans casques, sans chevaux, sur motos, hurlants, en autos, sifflants, tirailleurs, comploteurs, volants, à genoux, creusant, se défilant, caracolant dans les sentiers,  pétaradant, enfermés sur la terre, comme dans un cabanon, pour y tout détruire, Allemagne, France et Continents, tout ce qui respire, détruire, plus enragés que les chiens, adorant leur rage (ce que les chiens ne font pas), cent, mille fois plus enragés que mille chiens et tellement plus vicieux ! Nous étions jolis ! Décidément, je le concevais, je m’étais embarqué dans une croisade apocalyptique. On est puceau de l’horreur comme on l’est de la volupté. Comment aurais-je pu me douter moi de cette horreur en quittant la place Clichy ? Qui aurait pu prévoir avant d’entrer vraiment dans la guerre, tout ce que contenait la sale âme héroïque et  fainéante des hommes ? A présent, j’étais pris dans cette fuite en masse, vers le meurtre en commun, vers le feu… ça venait des profondeurs et c’était arrivé. »  (Céline, Voyage au bout de la nuit, 1932)

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Apollinaire en permission à Paris avec son épouse Jacqueline, en mai ou juin 1918

Dix millions d’hommes sont morts pendante la Grande guerre et vingt ans après, cinquante millions d’autres lors de de la Seconde guerre mondiale qui fut le prolongement de la première par le désir de vengeance suscité par la rancoeur politique et la haine raciale exacerbé lors de ce conflit tragique et inutile. C’est entre 1914 et 1918 qu’est née l’industrialisation de la mort à une échelle inconnue depuis les origines de l’homme et qui anéantit l’humanisme porté par des siècles de culture européenne.

Le lieutenant Charles Péguy, debout au centre

Quatre ans après le déclenchement de la Grande guerre, ce sont deux millions de Français qui avaient trouvé la mort et cinq millions se retrouvaient blessés de guerre dont plusieurs centaines de milliers, grands mutilés, soldats devenus aveugles ou ayant perdu leurs membres. Les « gueules cassées » étaient rassemblées dans des centres d’accueil à l’écart des villes pour les plus défigurés au visage, tant ces blessures horribles pouvaient affecter le moral de la population. Un peu plus de deux millions d’allemands perdirent aussi la vie, et les Britanniques, un million.

L'équipage de Joseph Kessel | Les Plumes Baroques

Joseph Kessel, en publiant en 1923, « l’Equipage », familiarise les Français avec une nouvelle arme appelée à un grand développement, l’aviation.

Et pourtant, cette guerre reste limitée en comparaison de la Seconde guerre mondiale, tant pour le nombre de morts que pour les destructions. La Grande guerre est une guerre des champs et des vallons, restreinte géographiquement pour l’essentiel à un conflit de tranchées tout au long d’un front qui se déplace peu. Les villes à quelques rares exceptions près, restent à l’écart du conflit, les populations civiles sont rarement prises pour cibles, on n’assiste pas à des déplacement de population, à des génocides à l’exception de celui des Arméniens qui reste alors méconnue, une affaire intérieure à l’empire Ottoman. On n’assiste à aucune famine organisée, peu de massacres ou atrocités sur les civils, cela reste une guerre entre militaires, qui mobilise seulement  nations et peuples tout entier pour l’effort industriel de guerre.

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Avec les Croix de bois, Roland Dorgelès , ci-dessus, signe en 1919 le roman de tous les poilus : « C’étaient des mannequins de boue qui défilaient, godillots de boue, cuissards de boue, capotes de boue, et les bidons pareils à de gros blocs d’argile… Tous avaient sous le casque les mêmes traits d’épouvante : un défilé de revenants.

Si la Grande guerre n’est pas une guerre de civilisation comme celle qui suivra en 1939, elle n’en cause pas moins pour la civilisation occidentale des dégâts irréversibles en remettant en cause les principes constitutionnels issus de la civilisation de l’Europe des Lumières, pour se jeter dans de nouveaux systèmes totalitaires fondés sur la manipulation des masses : léninisme, fascisme, nazisme, franquisme, embryons de la seconde catastrophe, jusque dans le choix des futurs dirigeants qui à un titre ou à un autre ont participé à la première guerre mondiale tels qu’Hitler bien sûr, mais aussi Churchill, de Gaulle…

Le Grand Meaulnes d'Alain-Fournier vu par le cinéma

L’auteur du Grand Meaulnes tombe au combat le 21 septembre 1914 dans la tranchée de Calonne en forêt de Saint-Rémy, sur les bords de la « La Meuse endormeuse » chantée par Péguy qui affirmait aussi : « la mort n’est rien ». Soit. Mais entre 1914 et 1918, la mort sera tout, le seul horizon des soldats et des nations engloutis.

L’été 1914 qui voit les puceaux de l’horreur s’embarquer pour un voyage sans retour, marque ainsi la fin de la domination européenne du monde, l’émergence de l’Amérique et du Japon, ou bien  la mobilisation des troupes coloniales jusqu’à voir défiler les lanciers du Bengale sur le sol de France. Plus rien ne sera jamais comme avant. La guerre va tout emporter. Il y a quelque chose de fascinant à constater qu’au milieu des décombres, s’élève cette incroyable génération littéraire française, ces écrivains du désastre qui ont en commun d’avoir partagé des souffrances épouvantables. Ces voix sont celles de solistes et non d’un chœur, qui tous, sans le savoir, vont écrire une seule et et même partition, celle du chant du cygne de la littérature française . tout ce qui suit après eux n’est que bruit et fureur, tintamarre inutile qui ne fera jamais renaître la civilisation européenne engloutie dans la boue et les mares de sang de quatre ans de guerre.

Heureux ceux qui sont morts pour la terre charnelle,
Mais pourvu que ce fût dans une juste guerre. […]
Heureux ceux qui sont morts dans les grandes batailles,
Couchés dessus le sol à la face de Dieu […]
Heureux les épis mûrs et les blés moissonnés 

[Charles Péguy, mort au combat le 5 septembre 1914]

La Grande Guerre vue par la police d’Orléans

Troupe d’Indiens à Orléans en 1914

Campement de l’armée des Indes au parc Borély, 1914-1918

Arrivée des lanciers du Bengale de l’armée des Indes à Marseille, au parc Borely

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