Ce que je vois de loin me suffit

Dictionnaire des lieux sebaldiens (18): la Méditerranée | Norwich

Confiné à une échelle mondiale d’un coup de bambou pour un bon bout de temps, il nous revient la situation de Chateaubriand en 1804, après qu’il eut démissionné de son poste de ministre de France dans le Valais, pour protester de l’exécution du duc d’Enghien, le 21 mars 1804, alors qu’il avait été arrêté et jugé sommairement sur ordre de Bonaparte. Dans les Mémoires d’Outre-Tombe, il écrit : Je ne m’occupais de rien(…) je ne savais que faire de mon imagination et de mes sentiments ; je les mettais tous les soirs à la suite du soleil, et ses rayons ne les pouvaient emporter sur les mers, commençant alors la rédaction des Martyrs et rêvant d’Orient à l’été 1805 quand il écrit dans le Voyage au Mont-Blanc : Il y a des montagnes que je visiterais encore avec un plaisir extrême, ce sont celles de la Grèce et de la Judée (…) J’irais volontiers chercher sur le Thabor et sur le Taygète, d’autres couleurs et d’autres harmonies.

Voyage au Mont-Blanc par Chateaubriand (1805) : un rendez-vous ...

Pour nous qui sommes privés de visite et de voyage, lire ou relire l’Itinéraire de Paris à Jérusalem et de Jérusalem à Paris, en allant par la Grèce, et revenant par l’Egypte, la Barbarie et l’Espagne, l’exact titre un peu fastidieux de la première édition de 1811, est un pur enchantement à l’identique de celui reconnu par les lecteurs du Premier empire, tombés sous le charme et l’étonnement provenant d’un récit marqué par la description exacte et sobre des Lieux saints qui se trouvaient dans un état apocalyptique sous le joug des Ottomans, mais que la magie du souvenir transfigure par un style unique qui deviendra le sceau du génie de Chateaubriand.

Roger de Laron – Pèlerin à Jérusalem -3/,- - Les légendes du Graal

Quittant Paris le 13 juillet 1806 pour se retrouver quinze jours plus tard à Trieste, il embarque alors pour une « course effrénée » autour de la Méditerranée, qui prendra trois cent trente-deux jours, dont le mois d’août en Grèce et seize jours seulement en Terre sainte, arrivant à Jaffa le 1er octobre  pour en repartir le 16 octobre après trois jours passés à Jérusalem, consacrés à une résurrection qui est aussi littéraire en ce qui le concerne.

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De cette précipitation à traverser les lieux chargés d’histoire au point de ne passer qu’un jour à Sparte ou ne pas se rendre aux Pyramides, le vicomte apportera l’explication suivante : ce que je vois de loin me suffit. Certains biographes fâcheux évoquent plutôt qu’il voulait voir de plus près les beaux yeux de Natalie de Noailles qu’il rejoint à Cordoue le 10 avril 1807, cette dernière le décrivant alors non sans humour : (il) est aussi reposé que s’il n’avait rien fait. Il parle de Jérusalem comme de Montmartre (…) Il a couru beaucoup de dangers dans les différents pays qu’il a parcourus, surtout en Palestine ; aussi a-t-il un grand et beau sabre au côté (un sabre de mamelouk acheté au Caire).

Natalie de Laborde de Mereville Comtesse Charles de Noailles in ...

Natalie de Laborde de Mereville, comtesse de Noailles

Par certains côtés, l’itinéraire de Paris à Jérusalem ressemble à un Guide bleu mâtiné de guide du Routard. Il recèle d’anecdotes, fourmille de descriptions précisions de lieux et de monuments, cite les bonnes adresses telle le couvent des Pères latins à Jérusalem, excellente table au demeurant, retrace l’histoire des peuples et des contrées traversées, donne des conseils. Mais cet itinéraire est bien plus qu’un guide ou une relation de voyage. Chateaubriand jette sur les hommes un regard intemporel fulgurant unique qui est son génie propre, celui d’un homme d’une immense culture, qui est par-dessus tout un homme libre, opposant farouche du tyran Napoléon et défenseur de la liberté de la presse en toutes circonstances.

De l’itinéraire, on retient souvent le style incomparable  : Les maisons de Jérusalem sont de lourdes masses carrées (…) A la vue de ces maisons de pierres renfermées dans un paysage de pierres, on se demande si ce ne sont pas là les monuments confus d’un cimetière au milieu d’un désert.

C’est oublier certaines observations stupéfiantes relevées en trois jours:  au milieu de cette désolation extraordinaire, il faut s’arrêter un moment pour contempler des choses plus extraordinaires encore. Parmi les ruines de Jérusalem, deux espèces de peuples indépendants trouvent dans leur foi de quoi surmonter tant d’horreur et de misères. Là vivent des Religieux chrétiens que rien ne peut forcer à abandonner le tombeau de Jésus-Christ, ni spoliations, ni mauvais traitements, ni menaces de mort (…), Chateaubriand reconnaissant alors avec Bossuet, que des mains levées vers le ciel enfoncent plus de bataillons que des mains armées de javelots.

Le mur Occidental, dit encore mur des Lamentations en 1922

Plus étonnant encore est le paragraphe qui suit :

Voyez cet autre petit peuple qui vit séparé du reste des habitants de la cité. Objet particulier de tous les mépris, il baisse la tête sans se plaindre; il souffre toutes les avanies sans demander justice; il se laisse accabler de coups sans soupirer ; on lui demande sa tête: il la présente au cimeterre (…) Pénétrez dans la demeure de ce peuple, vous le trouverez dans une affreuse misère, faisant lire un livre mystérieux à des enfants qui, à leur tour, le feront lire à leurs enfants. Ce qu’il faisait il y a cinq mille ans, ce peuple le fait encore. Il a assisté dix-sept fois à la ruine de Jérusalem, et rien ne peut le décourager; rien ne peut l’empêcher de tourner ses regards vers Sion. Quand on voit les Juifs dispersés sur la terre, selon la parole de Dieu, on est surpris sans doute : mais pour être frappé d’un étonnement surnaturel, il faut les retrouver à Jérusalem; il faut voir ces légitimes maîtres de la Judée esclaves et étrangers dans leurs propres pays; il faut les voir attendant, sous toutes les oppressions, un roi qui doit les délivrer. Ecrasés par la Croix qui les condamne, et qui est plantée sur leurs têtes , cachés près du temple dont il ne reste par pierre sur pierre, ils demeurent dans leur déplorable aveuglement. Les Perses, les Grecs, les Romains ont disparu de la terre; et un petit peuple, dont l’origine précéda celle de ses grands peuples, existe encore sans mélange dans les décombres de sa patrie. Si quelque chose, parmi les nations, porte le caractère du miracle, nous pensons que ce caractère est ici. Et qu’y a-t-il de plus merveilleux, même aux yeux du philosophe, que cette rencontre de l’antique et de la nouvelle Jérusalem au pied du Calvaire: la première s’affligeant à l’aspect du sépulcre de Jésus-Christ ressuscité; la seconde se consolant auprès du seul tombeau qui n’aura rien à rendre à la fin des siècles!

Chateaubriand n’a pu tout voir en trois jours passés à Jérusalem. Mais il a pressenti parmi les nations ce qui portait le caractère du miracle qui conduira deux siècles plus tard à ce que les esclaves et étrangers dans leurs propres pays, redeviennent les maîtres légitimes de la Judée qu’ils ont toujours revendiqué depuis cinq mille ans.

M. Abbas : Et si nous parlions de Chateaubriand !? - JForum

Le poète de Combourg au tombeau du roi Josaphat, lisant Athalie de Racine:

Jérusalem objet de ma douleur,

Quelle main en un jour t’a ravi tous tes charmes ?

Qui changera mes yeux en deux sources de larmes

Pour pleurer ton malheur.

Et puis, pour conclure provisoirement, il faut reconnaître à cet Itinéraire un aspect pratique  qui n’est pas sans charme pour tout pèlerin se rendant en Terre sainte. Chez les Pères latins, il est recommandé d’occuper la Grande Chambre des pèlerins et de loger ses domestiques dans deux cellules assez loin. A la date de son passage en 1806, treize pèlerins  l’avaient précédé dans cette chambre, dont le premier s’appelait Charles Lombard en 1669. Soit pas plus d’un pèlerin par décennie. Et si le vin de Jérusalem est excellent, s’agissant du prix des comestibles, on apprend qu’un très grand veau se vend trente ou trente-cinq piastres et un grand mouton dix ou quinze piastres turques, qui, continuellement altérées par les beys et les pachas d’Egypte ne vaut pas plus de trente-trois sous quatre deniers, la livre de viande de mouton revenant alors à Jérusalem à neuf sous quatre deniers et demi, sans savoir s’il s’agit ou non d’une bonne affaire.

Grande tapisserie de la tenture de “La Jérusalem délivrée ...

Précédant Chateaubriand, il est un autre poète qui évoque dans la Jérusalem délivrée, les champs de bataille sous les murs de la cité trois fois sainte; c’est le Tasse (1544-1595).

Cela dit, pour tout pèlerin voulant rôtir un mouton en Terre sainte, il faut pour l’instant faire preuve de patience, prier pour que « le déconfinement » arrive, accompagné du retour des avions moins certain que celui des cigognes. En attendant, il est possible de faire livrer un veau ou un mouton sur pied pour soutenir le cours de la viande, à condition de n’inviter personne à la prochaine fête des voisins en ambiance confite, si loin de Jérusalem.

Chateaubriand : la terre sainte et jérusalem | histoireetsociete

La vue du berceau des Israélites et de la patrie des chrétiens me remplit de crainte et de respect. J’allais descendre sur la terre des prodiges, aux sources de la plus étonnante poésie, aux lieux où, même humainement parlant, s’est passé le plus grand événement qui ait jamais changé la face du monde, je veux dire la venue du Messie (Chateaubriand)

Toits du Saint-Sépulcre : Eglise : Basilique du Saint-Sépulcre ...

Ce que je Vois de loin me suffit.