Alors que pierre qui roule n’amasse pas mousse, le temps qui court ramasse le mousse sur les quais de port pour l’emporter dans les voyages au long cours qui forment la jeunesse. On ne dira jamais assez comme ce foutu temps presse et oppresse, il faut bien l’admettre, il ne nous laisse aucune chance de survie ce qui rend inutile les résolutions prises au premier jour de l’année et qui s’effilochent dès la venue des rois mages, dans des odeurs d’encens, de camphre et de myrrhe, à la perspective d’une galette aux myrtilles qui a le mérite de nous plonger dans le coma des souvenirs.
C’est que face au temps, nous sommes démunis, désemparés, bientôt désespérés. Le salopard ne nous laisse aucun répit. Le duel est perdu d’avance, nous ne sommes pas dans un western ou dans un film de cape et d’épée à bretter entre gentilshommes : quelle que soit la technique de décompte des années, on ne remet jamais le compteur à zéro, il ne servirait d’ailleurs à rien de changer d’ère, d’air ou de terre. Le temps est le plus fort, ce qui présente pas mal d’aspects ennuyeux, le moindre d’entre eux n’étant pas celui d’avoir l’impression de perdre son temps quoiqu’il arrive.
Cadran solaire à Saint-Véran, dans les Hautes Alpes
Face à cet adversaire redoutable qui possède l’avantage certain de nous mettre à terre et en terre à un moment ou un autre, plusieurs possibilités se présentent pour chercher quelques accommodements avec ce vainqueur invétéré qui nous terrassera à plus ou moins grande échéance. La première d’entre elles est de l’ignorer. Ce n’est pas évident, surtout de nos jours où nous sommes géolocalisables en permanence au milieu de systèmes de navigation terrestre ou maritime fondés sur des calculs temporels. Vivre hors du temps supposerait d’abandonner tout ce qui se rattache à ce que l’homme a accumulé en savoirs pour maîtriser le temps depuis l’invention de la clepsydre et du cadran solaire, jusqu’aux horloges, les montres ou l’imprimerie pourvoyeuse d’annuaires, de quotidiens et d’hebdomadaires. De toute façon, même les ermitages les plus reculés ne sont pas à l’abri d’une possible invasion humaine au service de Sa majesté le temps.
Farandole du folklore provençal
La deuxième méthode est de vivre avec lui, au point de s’enivrer à se divertir pour l’oublier. Le divertissement est le plus sûr moyen de vivre avec son temps. L’argent, les jeux ou le sexe peuvent faire un temps l’affaire. En entrant dans la farandole, il est possible un instant d’imaginer faire ami avec le temps, et par la ruse, le domestiquer, le dominer et le soumettre à notre moindre caprice, sans toutefois empêcher, un jour ou l’autre, d’être forcément rattrapé par les outrages du temps. La première ride n’est jamais la dernière.
Les Passants, illustration de Daumier
Une troisième méthode consiste à planifier sa vie de l’âge de raison à l’âge de déraison. Le créateur de Tintin précise que la période s’ouvre à sept ans pour clôturer à soixante dix-sept ans, ce qui laisse sept décennies pour organiser son temps. Beaucoup d’entre nous s’y emploient avec plus ou moins de réussite, « entrant dans la carrière », travaillant, fondant une famille, trouvant ou construisant un toit, épargnant pour un jour ou l’autre prendre une retraite bien méritée et faire face aux premiers ennuis de santé qui ne tarderont pas à s’aggraver au fil des années. C’est le choix de la raison, celui d’avoir perdu avant même d’avoir vécu. Mais le temps est sans pitié. Il n’est pas forcément convaincu de l’hommage du fragile vassal humain au terrible suzerain intemporel. Un caillou sur le long chemin suffit à broyer les espérances ou un pépin de santé à enrayer la machine corporelle, car nul destin n’est à l’abri de la fatalité.
L’abbaye de Port-Royal aux Champs, autrefois abbaye contestataire, n’est plus aujourd’hui que ruines et sanglots
Alors que faire face au temps ? S’agenouiller et prier dirait Pascal, Blaise pour les intimes. C’est assurément de bonne méthode, être à la fois hors du temps, vivre avec son temps et se préparer à n’y être plus soumis. Mais cela demande beaucoup de génuflexions, s’agenouiller et se « désagenouiller » entre les prières, à heures dites jusqu’au milieu de la nuit. Il faut beaucoup d’abnégation, de patience et de ténacité. N’est pas Blaise qui veut, encore moins Pascal, les ruines de l’abbaye de Port-Royal des Champs en témoignent.
Arthur Rimbaud (1854-1891) à Harar
Reste la méthode d’Arthur Rimbaud qui compte quitter prochainement cette ville-ci pour aller trafiquer dans l’inconnu, tout en ajoutant lorsqu’il est arrivé dans cet « inconnu« , au Harar : Et qui diable sait encore sur quelle route nous conduira notre chance ? C’est une méthode qui impose de supporter « toutes les privations crainte et tous les ennuis sans impatience » ce qui n’est pas donné à toute le monde, surtout lorsque la vie devient un « réel cauchemar » à traîner « une existence désolante sous ces climats absurdes et dans ces conditions insensées« , à se faire « très vieux, très vite, dans ces métiers idiots et ces compagnies de sauvages ou d’imbéciles« , « toujours forcé de voyager pour vivre« , aboutissant au naufrage universel de l’existence humaine face au temps : « je ne vivrai ni ne mourrai tranquille. Enfin, comme disent les musulmans : C’est écrit ! – C’est la vie : elle n’est pas drôle ! »
Marché aux chameaux à Aden, XIXè siècle
Et dans cette affaire de vie qui n’est pas drôle, il faut le reconnaître, le temps y est pour beaucoup, qu’il soit maussade, oppressant ou écrasant, y compris pour l’humeur vagabonde qui cherche à y échapper. Car comme l’écrit Rimbaud à sa famille au cours de ses périples commerciaux en Afrique : Enfin, le plus probable, c’est qu’on va plutôt où l’on ne veut pas, et que l’on fait plutôt ce qu’on ne voudrait pas faire, et qu’on vie et décède tout autrement qu’on ne le voudrait jamais, sans espoir d’aucune espèce de compensation.
Vue du ciel du port d’Aden avec les points névralgiques en 1880
C’est pourquoi il faut traiter le temps de même sorte qu’il nous traite, et comme le gypaète barbu, faire preuve d’une superbe indifférence revenant à ignorer ce qu’il nous fait inexorablement subir : qu’il aille au diable ! La vie n’appartient qu’aux Vivants.
Pas plus que le temps ne suspend son envol, le gypaète barbu ne cesse de survoler les monts Simien, en Abyssinie