C’est une histoire digne d’un conte de Noël, celle d’une orpheline africaine devenue la filleule de la reine Victoria qui régna de 1837 à 1901 sur le plus grand empire qu’ait jamais connu le monde, celui du Royaume-Uni d’Angleterre et d’Irlande, portant aussi les couronnes de reine du Canada, impératrice des Indes et plus tard reine d’Australie. Cette histoire est intéressante à de multiples titres.
Voici d’abord une petite princesse africaine Yoruba, une ethnie du sud-ouest nigérian qui se retrouve orpheline à quatre ans. Son clan Egbado est en effet vaincu par le puissant roi Guezo d’Abomey dont l’activité principale est la capture d’êtres humains pour les vendre sur les marchés d’esclaves des ports du golfe du Bénin à destination de l’Amérique ; et ceux qui ne sont pas pris par les négriers sont sacrifiés au dieu de la guerre.
Toute la famille de cette petite fille ayant été massacrée, celle-ci aurait dû être tuée sur le champ. Pour une raison inconnue, elle reste en détention auprès du roi Guezo pendant deux ans, en vue vraisemblable d’un sacrifice funéraire.
Sacrifice humain à la cour du roi du Dahomey, en 1860 croquis de voyage du Dr Repin
Voilà que le commandant anglais du vaisseau HMS Bonetta, un certain Fréderick Forbes qui représente l’Angleterre dans les eaux du golfe, la remarque. Il persuade le roi d’Abomey d’offrir cette orpheline de sept ans en cadeau par « le roi des Noirs à la reine des Blanches ». Dans cette perspective Forbes la prépare pendant un an au voyage, à la présentation à la reine et à la découverte du Royaume-Uni. Il la fait baptiser lui donnant le prénom de Sarah et lui attribue son nom ainsi que celui de son navire. La petite esclave devient ainsi Sarah Forbes Bonetta.
Le commandant Forbes nous éclaire ainsi dans son journal de bord : Je dois ajouter quelques précisions concernant ce cadeau extraordinaire de « l’enfant africain » évoqué dans un passage précédent concernant la guerre Okeadon. Une des captives de ce redoutable chasseur d’esclave était cette fille intéressante. Il est habituel de réserver les personnes les mieux nées des plus hautes lignées royales à des sacrifices sur les tombes des nobles décédés. Une princesse orpheline était détenue à la cour depuis deux ans, prouvant ainsi qu’en n’étant pas vendue à un marchand d’esclave, elle était d’une haute lignée. Un cadeau aussi extraordinaire aurait pu être un fardeau, j’en n’avais pas moins la conviction qu’en considération de la nature du service que je rendais, le gouvernement ne la considérerais pas pour autant comme la propriété de la couronne. Ne pas intercéder aurait été signé son arrêt de mort, qui probablement aurait donné lieu à un ordre d’exécution immédiat. Cette enfant africaine avait alors une idée confuse de sa propre histoire. Ses parents avaient été décapités. Elle n’avait aucune idée du sort qui avait été réservé à ses frères et sœurs. Son âge supposé était de huit ans. Elle est un génie parfait ; elle parle maintenant l’anglais, et elle a un très grand talent pour la musique. Elle a gagné l’affection de tous, à quelque rares exceptions près, elle est très en avance par rapport aux enfants de son âge, tant en aptitude pour apprendre qu’en force de caractère et affection. Elle est un excellent spécimen de la race noire.
Le 9 septembre 1850, à l’âge de sept ans, Sarah Forbes Bonetta, le « cadeau royal » du roi Gezo, est présentée officiellement à la Reine Victoria au château de Windsor. La reine, impressionnée par son intelligence, déclare Sarah sa filleule et devient sa tutrice, pourvoyant à son éducation en l’inscrivant sur la liste royale. Moins d’un an plus tard, après le décès prématuré du commandant Forbes en 1851, ne s’habituant pas au climat anglais, Sarah tombe gravement malade et se trouve atteinte d’une bronchite chronique. Elle est alors envoyée par la reine d’Angleterre au Sierra Léone où elle suit les cours d’une école de religieuses missionnaires, excellant toujours en musique et études académiques.
Mais quatre ans plus tard, se plaignant de solitude chez les sœurs, elle finit par obtenir de la reine de pouvoir retourner en Angleterre en 1855. La reine confie son éducation à la famille Schon qui réside à Chatham (ou Gilligham ?). Pendant cette période, Sarah rend visite régulièrement à la reine toujours impressionnée par ses talents. Cette dernière note dans son journal : depuis son arrivée dans le pays, elle a fait des progrès considérables dans l’étude de la langue anglaise, manifeste un grand talent musical et une intelligence hors du commun. Ses cheveux sont courts, noirs et bouclés, indiquant fortement son ascendance noire ; ses traits sont agréables et fins, ses manières et sa conduite douce et affectueuse envers tous.
En 1862, à l’âge de dix-neuf ans, elle est invitée au mariage de la princesse Victoria, Vicky, l’aînée des filles de la reine qui épouse l’héritier du royaume de Prusse, le kronprinz Frédéric, futur Frédéric III. La reine Victoria veillera tellement à ce que chaque mariage de sa nombreuse descendance participe politiquement au renforcement des liens dynastiques de la couronne britannique sur le continent européen, qu’elle en attrapera le surnom de la Grand-mère de l’Europe.
Voici pour Sarah l’heure de se marier, à vingt ans en 1862. Victoria lui propose le parti du capitaine James Labulo Davies, un riche homme d’affaires du Sierra Léone d’origine Yoruba qui vit en Angleterre. Sarah rechigne. Elle est envoyée reprendre ses esprits chez deux vieilles dames à Brighton qui la remettent dans le droit chemin en l’étouffant d’ennui : les noces ont lieu deux mois plus tard à Brighton au cours d’un mariage véritablement princier constitué de dix équipages et seize demoiselles d’honneur parmi lesquels des princesses de sang royal ayant pour cavalier d’un jour des membres de l’ethnie Yoruba, les dépenses étant prises sur la liste royale comme il convient à une filleule royale.
Le couple s’installe brièvement à Bristol avant de partir à Freetown au Sierra Leone, où Lady Sarah Forbes Bonetta-Davies donnera des cours dans une école. Elle obtient l’autorisation de la reine pour que sa première fille s’appelle Victoria, devenant aussi la filleule de la reine qui prend à sa charge son éducation. En 1867, Lady Sarah et sa fille rendent visite à la reine. Ce sera la dernière fois pour Sarah qui aura au total trois enfants mais dont la bronchite se transforme en tuberculose.
Victoria, fille de Lady Sarah et aussi filleule de la reine Victoria
Lady Sarah décède en 1880 à l’âge de trente-sept ans, à Lagos au Nigéria où le couple s’est installé. Dans son journal, la Reine raconte que c’est Victoria, la fille de Sarah qui est venue lui apprendre la mort de sa mère, le jour même où elle l’apprit. La reine Victoria prendra en charge sur sa liste royale l’éducation de la fille de Sarah, assistant à ses examens musicaux et la félicitant d’un jour de congé ainsi qu’à ses professeurs, pour chaque succès. Jusqu’à sa mort, en 1901, la reine Victoria recevra régulièrement sa seconde filleule africaine Victoria qui recevra une annuité toute sa vie.
II y a dans la vie de cette esclave africaine devenue Lady Sarah Forbes Bonetta-Davis, une destinée tout aussi improbable que celle d’Abraham Hanibal, l’arrière-grand-père africain de Pouchkine. Deux vies exceptionnelles comparées aux dix à vingt millions de sorts atroces, c’est fort peu, même s’il existe vraisemblablement d’autres destins de même nature qui vous réconcilient avec la vie comme un oasis au milieu du désert.
L’histoire de l’esclavage ne se prête pas au manichéisme et à la simplification. Nous voyons bien au travers des destins d’Abraham Hanibal ou de Sarah Forbes Bonetta-Davies que le système esclavagiste a longtemps étendu sa toile d’araignée sur de multiples continents et au sein même de l’Afrique, sans distinction de race concernant les organisateurs, pour le plus grand malheur des Africains et de l’Afrique :
C’est auprès du sultan Ottoman, dans son harem même, que l’ambassadeur russe trouve un jeune esclave arraché du « Soudan », pour l’envoyer auprès de Pierre-le-Grand désireux d’évaluer le potentiel intellectuel d’un jeune Africain dans des conditions identiques à celles d’un prince russe, et alors même que le servage est un mode d’exploitation agricole en Russie qui ne disparaîtra qu’en 1863.
C’est un commandant de vaisseau anglais, Forbes, qui en 1850, et alors que son pays a interdit la traite depuis 1807 et renoncé à l’esclavage dans ses colonies depuis 1833, cherche à sauver une jeune princesse africaine orpheline, d’être la victime d’un sacrifice humain funéraire organisé par un roi d’une ethnie chasseur d’esclaves pour approvisionner les ports négriers de l’Atlantique.
Les vies d’Abraham Hanibal et de Sarah Forbes présentent un autre intérêt pour nous Occidentaux d’Europe ou d’Amérique. Il n’y a rien d’étonnant à ce que Pierre le Grand et la reine Victoria soient tous deux impressionnés par les talents respectifs de ces enfants africains issus de tribus méconnues ne figurant alors sur aucune carte géographique. En ces XVIIIème et XIXème siècles, l’Afrique est encore un continent à découvrir, le partage colonial n’interviendra qu’en 1885 à la conférence de Berlin à l’initiative du chancelier Bismarck.
Mais en ce début de ce vingt-et-unième siècle, quel regard, nous Occidentaux, portons-nous sur les Africains, et de manière générale sur les Noirs, y compris Antillais et Afro-américains ? L’Amérique du Nord est engluée dans un racisme criminel quotidien qui a conduit aveuglément dix-huit de ses cinquante états, à prendre en charge financière plus de jeunes noirs détenus en prison que de bourses étudiantes pour l’université, ce qui est un calcul économique et social désastreux. Et l’Europe vieillissante tremble face à une éventuelle déferlante démographique en provenance d’un continent dont la population a quintuplé depuis cinquante ans et pourrait à nouveau plus que doubler d’ici 2030.
Pour affronter ces questions, il faudrait au moins commencer par reconnaître, comme Pierre le Grand ou la reine Victoria, que le talent est universel, qu’il ne s’agit pas d’une question de race, et que nous n’avons rien à craindre en accueillant des personnes qui ne viennent pas nous envahir mais qui espèrent mettre leur qualités et leur force de travail à notre disposition pour croître et prospérer ensemble. Dans un pays qui vieillit, rejeter ceux qui rêvent d’un nouveau départ, c’est faire comme le roi Guezo du Dahomey, sacrifier sur la tombe des défunts les enfants qui portent une part de notre futur. Le moins que l’on puisse dire quand on connaît la suite de l’histoire, c’est que cela n’a pas porté chance à son royaume qui tomba sous la domination française à la fin du dix-neuvième siècle.
Et au fait, Lady Sarah est bien devenue une histoire digne de la comtesse de Ségur. On lui consacre des livres et des films ! Enfin, plus exactement, des livres et des documentaires, car le film reste à tourner et pourrait être aussi intéressant que le film « Belle », qui n’a rien à voir au premier abord avec notre histoire : il est consacré à la vie de Dido Elizabeth Belle, fille d’une esclave noire et d’un officier de marine anglais, recueillie à la fin du XVIIIème siècle par son oncle, Lord Chief of Justice d’Angleterre ; mais le simple fait que Sarah Forbes ait vécu au milieu de la famille royale qui baignait dans les préjugés raciaux, peut avoir contribué à favoriser la décision d’abolition de l’esclavage en Angleterre.
Biographie anglaise de Sarah Forbes