Cette phrase qui sert de titre à la chronique, a été prononcée le 9 novembre 2008 par la chancelière allemande Angela Markel en la synagogue de Rykerstrasse à Berlin lors de la cérémonie commémorative du pogrom organisé par les dirigeants nazis dans la nuit du 9 au 10 novembre 1938. Ce pogrom qui prit la dénomination populaire de « nuit de cristal« , mérite, pour nous Européens, qu’on s’y arrête encore et toujours, soixante-dix sept ans plus tard. Car détourner le regard de ce que nous ne voulons surtout pas voir et reconnaître, la misère et la violence, est ce qui est le mieux partagé au monde, pour nous qui sommes faibles et misérables.
Selon la correspondance de presse de RFI, ce jour-là, le 9 novembre 2008, la chancelière allemande avait poursuivi en dénonçant « l’indifférence à l‘égard du racisme et de l’antisémitisme ». Pour elle, il s’agissait d’un premier pas qui pouvait remettre en cause des valeurs incontournables. « Trop peu d’Allemands, pour la chancelière, ont eu à l’époque le courage de protester contre la barbarie nazie ». Et pour Angela Merkel, « cette leçon à tirer du passé vaut aujourd’hui pour l’Europe, mais aussi pour d’autres régions, notamment pour les pays arabes».
Synagogue en feu lors du pogrom du 9 novembre 1938
Aujourd’hui encore, les historiens débattent du rôle exact de ce pogrom déclenché par les dirigeants nazis dans ce qui allait devenir une politique systématique d’extermination des Juifs en Allemagne, qui sera étendue ultérieurement à tous les territoires européens contrôlés par l’Allemagne. Il n’est pas certain que cette nuit-là les dirigeants du IIIème Reich, qui n’étaient d’ailleurs pas unanimes sur l’organisation et les méthodes employées, aient eu une vision claire et un programme bien arrêté pour « se débarrasser » des Juifs allemands.
Traversée de la ville de baden-Baden par des Juifs arrêtés par les nazis, sous le regard de leurs compatriotes allemands, le jour suivant le pogrom
Jusqu’à la « nuit de cristal », les dirigeants nazis prônaient l’exil pour les membres de la communauté juive forte d’un demi-million de personnes. Les lois de Nuremberg prises en 1935, constituaient un dispositif de « séparation des Juifs et des Gentils », qui n’était que partiellement appliqué, les enfants Juifs continuant par exemple de fréquenter les écoles publiques. Les envois en camps de concentration de membres de la communauté juive étaient encore peu nombreux, le pouvoir nazi ayant commencé par l’arrestation des forces d’opposition organisées, communistes, socialistes, membres du Zentrum, le Centre,n les syndicalistes et toutes autres personnes suscopetibles de faire entendre des voix discordantes par rapport à l’unanimisme nazi.
Vitrines de commerces juifs saccagées lors du pogrom
Avec le pogrom du 9 au 10 novembre 1938, tout change radicalement pour la communauté juive. Mais comme souvent avec le régime nazi, l’organisation de l’événement est plus destinée à créer un contexte favorable à des décisions irrévocables qu’elle ne résulte de décisions calculées pour atteindre un objectif précis. Par le passé déjà, l’incendie du Reichstag le 27 février 1933, « la nuit des longs couteaux » le 30 juin 1934 au cours de laquelle la direction SA est éliminée ou encore la remilitarisation de la Rhénanie le 7 mars 1936 sont des opérations plus ou moins improvisées destinées à provoquer des changements plus que ces événements ne réultent de décisions rationnelles parfaitement maîtrisées. S’agissant de la remilitarisation de la Rhénanie, cette observation est confortée par le fait qu’Hitler avait même envisagé de retirer ses troupes dans l’hypothèse où l’armée française aurait franchi les frontières.
Synagogue en feu à Bielefeld, le 9 novembre 1938
Il en va de même pour le pogrom du 9 novembre. Le fait que son organisateur principal ait été l’agitateur du parti nazi, Goebbels, qu’Himmler, le chef des SS, Goering et les principaux dirigeants n’aient pas été informés de l’organisation des exactions et que certains d’entre eux ont souligné le caractère inapproprié de ces violences au plan international, semblent assez significatif du fait que, comme souvent, Hitler a vraisembleblement donné son accord sans ne rien laisser paraître de ses intentions pour garder toute latitude en fonction du déroulement des opérations.
Commerces juifs vandalisés lors du pogrom du 9 novembre 1938
L’objectif initial du pogrom était de traumatiser la communauté juive allemande. Il fut atteint au-delà de toutes les espérances des dirigeants nazis : une centaine de morts, des centaines de synagogues détruites par le feu volontairement, des milliers de commerces et immeubles juifs détruits, et 20.000 à 25.000 arrestations de Juifs envoyés dans les principaux camps de concentratuon qui dans les semaines précédentes avaient été préparer à recevoir de nombreux nouveaux venus, au total l’incitation à quitter le territoire allemand comprenant désormais l’Autriche et les Sudètes annexés en mars et septembre 1938, fut réitérée avec cette force brutale et impitoyable qui caractérisait le régime nazi.
Juifs arrêtés lors de la « nuit de cristal »
Devant la faible ampleur des réprobations nationale ou internationale, les dirigeants nazis furent confortés dans leurs volontés de trouver une solution finale à la question juive. Dans l’immédiat, leur principale préoccupation fut de rassurer les inquiétudes majoritaires de la population allemande qui s’élevaient à propos du coût des destructions lors de « la nuit de cristal ». La solution trouvée par les nazis fut d’imposer à la communauté juive prise une seconde fois comme bouc émissaire, une contribution d’un milliard de marks pour rembourser les assureurs et l’Etat allemand, apaisant ainsi cette population quant aux inquiétudes matérielles se rapportant à la destruction des biens.
Synagogues en feu à Siegen, Berlin, Koenigsbach et Kuppenheim, le 9 novembre 1938
La logique d’inciter les Juifs à quitter l’Allemagne passa désormais au second plan derrière la volonté du régime nazi d’osctracisation de la communauté juive qui, dans les semaines suivant le pogrom, perdit, un à un, tous ses droits : obligation de retirer leurs enfants des écoles dès le 15 novembre 1938, privation des aides sociales à compter du 19 novembre 1938, exclusion des espaces publics le 28 novembre 1938, ou encore interdiction d’exercer toutes acrtivités commerciales à compter du 1er janvier 1939 ainsi que d’exercer des professions libérales, sans oublier, à l’initiative des bureaucraties locales, les spoliation de biens et arrestations arbitraires : s’il est une date qui marque le début de l’enfer pour la communauté juive allemande, c’est bien le 9 novembre 1938 : pas moins de 80.000 de ses membres quitteront le territoire du IIIème Reich dans les semaines suivant le pogrom.
Goebbels, chef de la propagande nazie, instigateur du pogrom du 9 novembre 1938 et qui appellera à « la guerre totale » contre les Juifs
Rien n’est moins certain aujourd’hui que cet héritage désastreux et abominable du passé nous serve actuellement à éclairer notre avenir. L’indifférence à l’égard du racisme et de l’antisémitisme que la chancelière allemande dénonçait vigoureusement dans son discours du soixante-dixième anniversaire de la tragédie de la nuit du 9 au 10 novembre 1938, tend à se renforcer. Le racisme se banalise et l’antisémitisme prend des formes abjectes, autrement plus pernicieuses que par le passé. Ce n’est plus le Juif qui est « ostracisé » mais le Sioniste ou l’Israélien au Proche-Orient, forcément coupable de toutes les exactions dans les territoires occupés ou en Israël même, sans qu’à aucun instant on ne mette en balance les crimes commis à la voiture bélier et au couteau ou encore les appels au meurtre réitérés de représentants palestiniens forcenés qui détiendraient une sorte de droit légitime à tuer.
Famille juive arrêtée au lendemain du pogrom
Pour paraphraser Primo Levi, il ne semble pas que « n’oubliez pas que c’est un homme, que c’est une femme », soit encore d’actualité quand il s’agit des Noirs ou des Juifs : il n’est plus question, hélas d’indifférence, la digue qui retenait le racisme et l’antismétisme semble céder sous les provocations à la haine, les exactions et les meurtres qui se multiplient, y compris en France, non pas dans l’indifférence ou l’apathie, mais dans une sorte de culte revanchard qui autorise tous les excès meurtriers sans pour autant susciter d’indignation manifeste.
Au lendemain du pogrom, à Kassel, un local entièrement détruit de la communauté juive
Car ce que soulignait Angela Markel en 2008, avant les Printemps arabes devenus dans nombre de ces pays des charniers d’hiver, « cette leçon à tirer du passé (qui) vaut aujourd’hui pour l’Europe, mais aussi pour d’autres régions, notamment pour les pays arabes», est encore plus d’actualité en 2015. Comment ne pas souligner que les principales crises à l’échelle du monde, de la Mauritanie jusqu’au Pakistan, proviennent de l’incapacité de nombreux pays musulmans de tirer du passé la leçon que l’indifférence institutionnalisée au racisme et à l’antisémitisme est un puissant vecteur de la barbarie quotidienne, suscitant violences physiques, représailles, guerres sans fin et terrorisme permanent. Ces pays sont aujourd’hui victimes d’une culture de la haine dont leurs populations sont prisonnières, sans espoir d’amélioration possible sauf à renoncer d’une part à s’en remettre au sort improbable des armes et d’autre part à légitimer la violence en toutes circonstances, y compris dans les décisions de justice les plus anodines.
Au lendemain du pogrom, un soldat SA brandit une pancarte sur laquelle on peut lire : « Allemands, n’achetez rien auprès des Juifs » un sinistre avertisssement qui résonne curieusement aujourd’hui que les appels au boycott des produits israéliens se multiplient et s’organisent juridiquement. Il est des similitudes de fond qui l’emporte sur le contexte, dissimulant mal un prétendu antisionisme qui n’est qu’antisémitisme remis au goût du jour.
Si l’Europe a un message à transmettre aux pays en situation de belligérance, ce n’est pas en s’impliquant dans les conflits inextricables en cours, en poursuivant l’illusion que tel groupe terroriste est préférable à tel autre en Syrie, en Irak et ailleurs, ou que tel camp est plus « acceptable » que tel autre, mais bien de chercher à convaincre les principales parties concernées que la retenue est la seule issue possible, que le recours aux armes n’est pas une solution et que l’histoire récente de l’Europe prouve que les haines ancestrales peuvent être surmontées par le dialogue, la coopération, et l’esprit de fraternité.
Villes où les synagogues furent détruites lors du pogrom du 9 novembre 1938
Certes, dans un tel discours il y a un peu de la naïveté d’un Aristide Briand, mais s’agissant de l’Europe, celle-ci n’a pas à aller se fourvoyer dans des guerres d’un autre âge d’autant que la préoccupation essentielle des Européens serait plutôt de trouver les voies et moyens de contribuer, modestement, à une Renaissance musulmane qui éloignerait les pratiquants européens de cette religion d’un rigorisme funeste engendrant des accès individuels de fureur bien difficiles à appréhender en dehors de la théorie du mimétisme chère à René Girard et qui pourrait se résumer ainsi : une partie du monde musulman, dans sa rivalité historique avec le monde occidental, dépassée par les technologies que ce dernier développe et maîtrise depuis cinq siècles, constatant le ralliement de fait des principaux pays asiatiques à cet univers occidental honni, en vient à une détestation si forte qu’il en souhaite sa destruction totale, peu importe les moyens pour atteindre cet objectif, y compris par l’autodestruction : peu importe que nous disparaissions, pourvu que nous vous emportions dans notre folie destructrice.
Persécution, arrestation et parade de Juifs sous la garde de SA, le lendemain du pogrom
Ce n’est pas en envoyant quelques bombes ou missiles sur des forces loyalistes, rebelles ou terroristes, dans un camp ou un autre, en Syrie ou en Irak, que l’Europe pèsera sur ces conflits insolubles, mais en intervenant massivement pour soulager la misère des millions de déplacés et réfugiés, au Liban, en Jordanie ou en Turquie, qui sont trois pays alliés et qui ont besoin d’une aide qui ne soit pas seulement militaire mais matérielle.
Juifs de Regensburg et autres Juifs déportés vers les camps de concentration après le pogrom
Prenons garde à ce que notre indifférence à l’égard de ces populations déplacées qui supportent une insoutenable détresse, ne devienne pas notre tombeau sculpté dans l’égoïsme et le mépris. Nous ne devons pas simplement protester contre la barbarie, il nous faut surtout venir en aide aux plus faibles, aux plus démunis, à ceux qui n’ont plus rien et qui supportent chaque jour dans leur chair tout le fardeau de cette haine accumulée dans la déraison. Car s’il est un héritage du passé qui puisse bien nous servir de leçon, c’est bien celui-ci : en tout être humain, n’oublions pas que c’est un homme, que c’est une femme.
En février 1939, au port de Londres, débarquaient des adolescentes juives que l’Angleterre avait accepté d’accueillir après le pogrom du 9 novembre 1938
La veille du pogrom intervenu dans la nuit du 9 au 10 novembre 1938, Hitler entouré des principaux dirigeants du NSDAP, le parti nazi, paradait dans les rues de Munich, comme chaque année pour commémorer le coup d’état avorté de la brasserie de Munich, le 9 novembre 1923. On ne peut imaginer un instant que le choix symbolique de la date et la planification des destructiondans toutes les villes où existaient des synagogues n’aient pu être pris par Goebbels et ses acolytes, sans l’accord du Führer.
La Nuit de cristal, au commencement de l’Holocauste