La France est un pays merveilleux possédant une administration exceptionnelle qui se préoccupe de tout et dans le moindre détail, ce qui lui donne un charme aussi irrésistible que Catherine Deneuve dans Peau d’âne. C’est ainsi que les fonctionnaires ont pour les baudets et les ânes une attention particulière méconnue ; celle-ci n’est pas sans laisser supposer quelques affinités anciennes que la tradition perdue du bonnet d’âne dans les écoles a fait passer au second plan de nos souvenirs en même temps que les ânes qui, peu à peu, se raréfiaient dans les campagnes.
Le baudet du Poitou, assez rare, tient de la peluche et du Beatnik
Heureusement, il nous reste le Journal officiel pour nous rappeler qu’en matière d’ânes, l’administration maîtrise à la perfection le sujet. On peut même dire qu’elle excelle dans l’ânerie si on compte le nombre de textes publiés dans ce quotidien des gens heureux : pas moins de 52 depuis 1990, ce qui est à la fois beaucoup pour l’âne mais peu au regard du nombre des textes publiés chaque année dans cette auguste publication, de l’ordre de 30.000.
Dès le plus jeune âge, la lecture du Journal officiel contribue à la formation des élites
Car peu importe que l’agriculture française se porte mal, que les paysans soient ruinés, ce qui compte dans notre Cher vieux pays, c’est que tout soit méthodiquement classé dans les dossiers embourbés de l’administration ayant vue sur la luzerne. Et l’âne qui a la réputation de se laisser difficilement obéir, n’y échappe pas, pas plus que ses grandes oreilles à condition d’être égales à la moitié de la longueur faciale, cela ne s’invente pas ! Tout est donc répertorié, surveillé et contrôlé pour contribuer à l’amélioration des espèces asines et satisfaire les exigences du bureaucrate tatillon, à cheval sur le règlement, éblouissant d’aisance dans la supervision des gabarits et des standards.
De tout temps, l’homme a cultivé une grande proximité avec l’âne
Qu’on en juge : les arrêtés se rapportant aux seules espèces d’ânes stricto sensu, car sinon ils seraient indénombrables, cataloguent plusieurs races telles que l’âne du Bourbonnais, celui grand noir du Berry, l’âne du Cotentin et l’âne normand, l’âne de Provence, l’âne des Pyrénées mais aussi le mulet de cette même montagne, ce qui ne veut pas dire qu’il n’existe pas des espèces d’ânes dans d’autres régions, elles ne sont pas officielles voilà tout.
L’âne du Cotentin exalte les vertus du calme et de la patience
Pour que ces espèces d’ânes prospèrent, ce qui est tout de même l’objet de ces arrêtés: l’amélioration de la race, l’administration française a tout prévu obligeant les éleveurs à créer des associations qui ont pour titre « l’association de l’âne normand », « l’association de l’âne de Provence » ou « l’association de l’âne du Cotentin », qui exigent cependant d’être éleveur de bestiaux, ce qui écarte malheureusement le flux inépuisable des adhésions involontaires.
Côté Normandie pittoresque, l’âne a toujours été à l’honneur
Et pour que le dispositif soit complet, un arrêté relatif au livre généalogique français des races d’ânes, impose la tenue de stud-books de races d’ânes qui sont tout simplement des registres d’ânes à espèces répertoriées, étant entendu qu’il existe un registre de l’âne pour ceux qui ne sont pas inscriptibles à un stud-book, tout cela sous l’oeil expert d’une commission du livre généalogique français des races d’ânes dans laquelle siègent les représentants du ministère de l’agriculture, des Haras nationaux, les présidents des commisions de stud-books figurant dans le livre généalogique et le président de la fédération nationale asine et mulassière. L’âne se trouve donc en bonne compagnie.
Âne du Cotentin reconnaissable à la croix de saint-André
Ainsi, tout au moins en France, l’âne, le baudet et le mulet sont bien plus sous surveillance généalogique que l’être humain qui ne peut compter en matière d’ascendance que sur des généalogistes principalement amateurs, les généalogistes professionnels étant le plus souvent requis pour des histoires crapuleuses de succession.
Âne Grand noir du Berry
Mais à la réflexion, avec les progrès de la médecine et l’emballement de la recherche génétique, il se peut que l’humanité en vienne un jour à adopter des dispositifs équivalents pour améliorer systématiquement la race humaine, rejoignant en cela le rêve de tout parent de mettre au monde à la naissance un enfant « parfait », avec zéro défaut. Et plus encore que par les parents, cet idéal est partagé par la société et l’Etat soucieux d’élever le niveau moyen du quotient intellectuel des générations à venir et rattraper le retard dans les classements mondiaux en matière d’éducation, d’universités, de numérique ou encore des résultats au grattage du loto européen.
Âne normand au Haras du Pin dans l’Orne
Les règlements de stud-books ouvrent des perspectives insoupçonnables au premier abord quand il s’agit de manipulations génétiques destinées à éliminer les défauts insupportables de l’être humain. Voici par exemple ce que le standard annexé au stud-book de l’âne du Cotentin exige pour reconnaître à l’âne de la Manche son appartenance à la race asine du Cotentin qui se caractérise par son calme et sa patience, ce qui est attendu de tout enfant soit-dit en passant, tout en étant facile à éduquer au bât et à l’attelage, ce qui, il faut le reconnaître est pour le moment moins attendu quand il s’agit du petit homme.
Rien que treize exigences figurent dans le standard :
1) TAILLE A l’âge de 3 ans : Mâle 1,20 à 1,35 m ; Femelle 1,15 à 1,30 m
2) ROBE Gris tourterelle parfois nuancée de teinte grise ou bleutée avec bande cruciale raie de mulet (Croix de Saint André), avec ou sans zébrures sur les membres. Sont excluses les robes : bai foncées, noires et blanches.
3) QUEUE De couleur identique à la robe.
4) VENTRE Gris blanc, incluant l’ars, l’aine et l’intérieur des cuisses.
5) TETE Rectiligne, bien attaché sur l’encolure, avec ou sans nuances roussâtres, de la couleur de la robe jusqu’à mi chanfrein et de couleur gris-blanc en dessous. Les animaux bouchards sont exclus.
6) BOUT DU NEZ De nuance noire à gris foncé.
7) OREILLES De bonne dimension (la moitié de la longueur faciale), bien ouvertes, au pourtour et à la base plus foncés.
8) OEIL Vif, portant lunette gris-blanc, parfois cerné de roux, arcades bien marquées.
9) ENCOLURE Forte, à crinière droite.
10) POITRAIL Ouvert.
11) DOS Droit
12) ARRIERE-MAIN Ronde, ou déclive.
13) MEMBRES Solides, aux aplombs affirmés.
L’amélioration de l’espèce asine est en route, cela ne fait aucun doute
On ne peut exclure que dans le siècle en cours, nous en venions dans un souci d’amélioration de la race humaine à procéder à des manipulations génétiques pour obtenir des bébés ayant à la naissance un « oeil vif, portant lunette gris-blanc, parfois cerné de roux, aux arcades bien marquées », sans oublier les oreilles de bonne taille. Cela semble plus facile à faire maintenant que nous maîtrisons le génome humain et que des chercheurs peuvent s’amuser à le modifier sur un embryon au titre de la thérapie génique, comme des scientifiques chinois l’ont récemment annoncés. On ne peut exclure, par exemple, qu’un savant fou en vienne dans son laboratoire à appliquer sur l’homme des recherches identiques aux dispositions excluant l’âne Bouchard d’un stud-book.
En revanche les concours de sélection des reproducteurs de « bébé à la carte » demanderont vraisemblablement quelques adaptations, même si s’agissant du baudet du Cotentin, celui-ci bénéficie d’une reconnaissance de ses facultés reproductives puisque l’article 11 du règlement du stud-book prévoit que le nombre de saillies du baudet n’est pas limité pour la production dans la race de l’âne du Cotentin, ce qui est assez logique : dès lors qu’on tient un bon reproducteur, il serait stupide de s’en passer pour des motifs quantitatifs. Voilà bien des hommes rassurés et l’avenir de la race humaine susceptible d’être garantie par une sélection réduite de reproducteurs qui pourraient, eux-aussi, être rattachés à des haras nationaux où ils trouveraient tout le confort nécessaire au maintien de la qualité de la reproduction de la race..
Il ne s’agit pas d’un âne mais bien d’un lapin.
Cela dit, des adaptations seront nécessaires. Du côté de l’âne du Cotentin, un concours est en effet prévu pour « l’approbation des baudets » qui prévoit la présentation des mâles avec un chaînette ou un mors. Nous n’en sommes pas là pour la reproduction humaine. Et puis, le concours de sélection des baudets comporte six difficultés dont trois doivent être réussies sans « mauvais traitement » : monter dans un camion, rester calme à l’attache, donner les quatre pieds et franchir des obstacles tels qu’un gué, un petit pont, des branchages ou croiser un tracteur. Il conviendra vraisemblablement d’adapter le concours en fonction des critères de qualité attendus du reproducteur dont on peut supposer qu’il s’agira à la fois de répliquer le cerveau d’Einstein et les muscles de Terminator, sans trop s’égarer dans les manipulations de génomes.
Le cyberhomme, bientôt accessible sur catalogue aux futurs parents
L’article 12 sur les techniques de reproduction est lui aussi susceptible d’application immédiate pour l’espèce humaine : les produits issus d’insémination artificielle (fraîche, réfrigérée ou congelée) sont inscriptibles au stud-book de l’âne du Cotentin. La semence d’un baudet mort ou castré peut être utilisée pour produire dans la race. Les produits issus de l’utilisation de transfert d’embryons sont inscriptibles au stud-book de l’âne du Cotentin. Aucun produit né d’une technique de reproduction par clonage ne peut être inscrit au stud-book de l’âne du Cotentin.
Ânes sauvages d’Oatman, sur la route 66 dans l’Arizona.
Quant à l’article 13 du même stud-book, il ouvre aux bons valets de Bercy des perspectives insoupçonnées en matière de taxation susceptibles d’équilibrer les comptes de la Nation et mettre fin au déficit budgétaire : taxons le sperme national ! L’article 13 prévoit en effet que : les examens d’animaux, l’instruction de dossiers individuels, l’inscription à titre initial, l’approbation des baudets et la confirmation des femelles peuvent se faire à titre onéreux au profit de l’association de l’âne du Cotentin selon un barème établi chaque année par son conseil d’administration. Il suffisait d’y penser: interdisons la reproduction naturelle qui doit être désormais considérée comme une méthode antidéluvienne et une perte de ressources fiscales, généralisons le principe d’insémination artificielle contrôlée, et taxons à tous les stades au profit de l’administration fiscale, instructions, inséminations et naissances.
Avant même toute mutation génique, lady Moe fut la première ânesse à participer fortuitement à un raid aérien sur Bordeaux en 1943, en tant que mascotte du 96TH Bombardement Group s’en revenant d’Algérie vers l’Angleterre.
L’avenir radieux de l’être humain est inscrit dans ces stud-books consacrés à l’amélioration de la race des ânes. Il est inéluctable qu’un jour ou l’autre nous basculions dans un avenir tadieux où la procréation humaine sera entièrement assistée comme la direction de voitures ou leur pilotage automatique. Les arguments ne manquent pas pour ceux qui veulent voir naître une nouvelle civilisation humaine, placée sous thérapie génique totale où les bébés à la carte ne seront plus que des poupons en salle blanche aux gènes savamment répertoriés, calibrés et sélectionnés permettant une maîtrise démographique planétaire au nom du « développement durable », de la gestion des ressources naturelles, alimentaires et de l’eau, sans oublier la volonté d’éradiquer la plupart des maladies mortelles.
Catherine Deneuve dans Peau d’âne, un film de Jacques Demy, en 1970 : qui sait où nous mèneront les recherches sur le génome humain ?
En serons-nous pour autant meilleurs, plus heureux et généreux ? Pour le moment, c’est au baudet et à l’âne du Cotentin qu’il faut le demander.
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