Se réfugier près d’un monastère en ruines

Paul Delvaux (Belgian, 1897-1994), Vue des ruines de l’Abbaye d’Orval, 1933.

Pour celles ou ceux qui cherchent asile, les monastères présentent de belles opportunités où se réfugier. Encore ne faut-il pas s’égarer. Se cacher dans un monastère en activité doit être réservé aux personnes qui ont de sérieuses raisons de s’y faire oublier. Leurs crimes doivent être si lourds qu’il n’auront pas assez du reste de leur vie pour se préparer au Jugement dernier. Saint Pierre les attend de pied ferme, c’est lui qui détient les clefs et non l’hôtelier de l’abbaye qui accueille les visiteurs.

Abbaye de Beauport, Côtes d'Armor

Abbaye de Beauport, Côte d’Armor

En revanche, séjourner dans une abbaye n’est pas sans charme. Comme les châteaux et les hôtels, ils ont désormais leur guide touristique qui présentent les avantages, donnent les horaires des offices et précisent le rattachement à l’ordre religieux. On y fait retraite comme on va au spa à la différence que le bénitier d’eau vive est beaucoup plus petit que la baignoire à remous. C’est tout juste si Booking.com ne fait pas des réductions.

Abbaye de Montmajour - Pays d'Arles - Provence - France

Abbaye de Montmajour, pays d’Arles, Provence

En plus, dans certains monastères, les concerts sont gratuits à condition de supporter le chant grégorien, ce qui n’est pas donné à tout le monde. Et les offices peuvent être longs. Toujours fréquents, on se retrouve à veiller la nuit et se lever au petit matin, l’asile n’est pas de tout repos même si le confort y est le plus souvent moderne.

ruine abbaye d'Orval

Abbaye d’Orval, Wallonie (et en début d’article, dessin de Paul Delvaux, 1933)

C’est pourquoi il faut y réfléchir à deux fois avant de se réfugier dans un monastère. La vie y est plus monotone qu’on ne le croit et toutes les abbayes ne consacrent pas leur activité principale à la Bénédictine. On peut se lasser du miel, de la confiture et des santons de bois, et la taille des rosiers n’attirera que les jardiniers dans l’âme, s’il est prouvé que les religieux comme les femmes ont une âme.

Villers-la-Ville, Belgium

Abbaye de Villers-la-Ville, Wallonie

La prudence est donc de mise avant d’aller sonner à un monastère pour y commencer une nouvelle vie. La véritable question est celle de la vocation : pas de vocation, pas de monastère, elle ne vient pas en sonnant et trébuchant à l’entrée.

Les ruines de l’abbaye de Landévennec sur la presqu'ile de Crozon en Bretagne

Abbaye de Landevennec, presqu’île de Crozon, Bretagne

Tout cela est la faute à la Révolution française. Et donc à Voltaire et à Rousseau. Les monastères ne sont plus ce qu’ils étaient. Avant le décret du 2 novembre 1789 qui transféra la propriété des monastères à la Nation, les communautés monacales n’étaient pas une petite ou moyenne entreprise, voire une très petite entreprise comme aujourd’hui. Elle étaient de grandes fondations auxquelles étaient rattachées des abbayes autonomes et leurs filiales appelées prieurés couvrant toute une province voire le pays. Les ordres régnaient autant si ce n’est plus que l’ordre.

Ruins of Abbaye de Châalis, Picardie, France

Abbaye de Chaalis, Oise

Le désordre étant survenu, le déclin commença pour les monastères qui fermèrent d’autorité. C’en fut fini d’un monde qui avait régné plus de mille ans sur la France. Et depuis, demander asile à un monastère n’est plus ce qu’il était. Autrefois, une abbaye était comme une petite ville, cela fourmillait d’emplois et il n’y avait pas besoin d’être religieux pour y trouver à s’occuper.

Abbaye de Vauclair

Abbaye de Vauclair, Aisne, Picardie

Tout d’abord, en procession, les religieux se suivent mais ne se ressemblent pas sauf en apparence. On y trouve pêle-mêle l’aumônier chargé de distribuer l’aumône aux nécessiteux, l’infirmier craignant Dieu, dévoué et soigneux qui redoute comme la peste noire les pandémies, le sacristain occupé à mettre de l’ordre dans l’église et les dépendances, les chanceliers qui ont aussi pour nom scriptor, notarius, cancelarius et matricularius, virtuoses des expressions latines qui font le régal des lecteurs assidus d’Astérix.

L'abbaye de Royaumont. Ruines.Val-d'Oise. Ile-de-France

Abbaye de Royaumont, Val d’Oise

Toujours dans la procession des religieux traversant le cloître, on retrouve le maître des novices appelé aussi senior qui surveillent les novices jusqu’à l’âge de raison alors fixé à 15 ans, ce qui semble bien plus raisonnable que sept ans ; Il est accompagné de l’hospitelerius, l’hôtelier qui accueille les pèlerins et les  frères dans la foi.

Ruines de l'abbaye de Mortemer,Lisors,Eure,France

Abbaye de Mortemer, Lisors, Eure

Le praécantor, autrement appelé prêchantre, s’apprête à donner le ton en entrant dans l’église, il enseigne aussi le chant et tient la bibliothèque ; il est aidé du succentor qui veille la nuit à ce que personne ne somnole pendant l’office, une fonction hélas oubliée au Parlement, c’est dommage.

ruine de l'abbaye de Port-Royal - DR MelleBonPlan

Abbaye de Port-Royal, en forêt de Chevreuse

Le camerier, autrement appelé chambellan ou Chamberlain en Anglais, nom qui hélas n’a pas laissé que de bons souvenirs, tient le rôle du trésorier moderne, à la fois gestionnaire des fonds, archiviste et notaire. Tout proche de lui, le cellerier est l’économe, l’intendant général qui en tant que cellerarius veille au ravitaillement et surveille les granges. Il a sous ses ordres deux adjoints indispensables à la vie harmonieuse du monastère, le cellerarius coquinae qui, comme son nom est un coquin s’occupant des cuisines, et le celerarius vini qui veille à ce que personne ne s’enivre ; il peut encore compter sur le connétable, gardien des écuries, le pitancier, le gardien des vignes et des grains, le grainetier qui ensemence, le boulanger, le réfectoriste, le lumineux luminier et le chevecier qui garde le chevet de l’église, tous emplois religieux qui occupent la sainte journée.

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Abbaye cistercienne d’Ourscamp, vallée de l’Oise

Tous ces frères et tous ces moines oeuvrent, selon la règle de saint-Benoît, sous la protection vigilante du doyen, frère de bonne réputation et de sainte vie, à qui il est demandé, ni plus ni moins, que mérite et sagesse sans gonfler dans l’orgueil. Il rendra compte au prieur, au premier rang des officiers chargés d’aider l’abbé à gouverner les hommes et administrer les choses, devant exécuter tout ce que lui demande l’abbé, ne devant rien faire contre la volonté ou les ordres de l’abbé. Et selon le chapitre 65 de la règle de saint Benoît, il doit aussi éviter le scandale, l’orgueil, la tyrannie, le désordre, l’envie, la querelle et la contestation, un peu comme un bon Gouvernement de nos jours.

Ruines de l'abbaye de Charroux (Reproduction d'une gravure publiée dans : Guide pittoresque du voyageur en France. T. 1 - Vienne).

Abbaye bénédictine de Charroux, département de la Vienne

Et tous sont placés sous l’autorité bienveillante de l’abbé qui comme son nom araméen d’origine l’indique, est le véritable gardiens du monastère : il dirige l’abbaye, détenant le pouvoir, la  décision, la règle, le bon vouloir, la permission, véritable commandant de bord de la nef abbatiale, tout au moins l’abbé régulier.

Abbaye bénédictine de Jumièges (654) , Normandie

Abbaye bénédictine de Jumièges, Normandie

Car il peut exister, hélas, une autre sorte d’abbé, l’abbé commendataire, un clerc non moine pouvant vivre hors de l’abbaye, qui bénéficie de revenus abbatiaux liés à l’entretien de sa charge. Cet abbé est désigné par le pouvoir royal qui ne cessera d’augmenter les bénéficiaires de son bon vouloir royal, ainsi que les revenus afférents, au point de progressivement ruiner les abbayes et susciter une colère rentrée des moines qui se manifestera publiquement lors des Etats généraux en 1789, l’alliance du Tiers-Etat et du Clergé mettant fin, avec l’abolition des privilèges dans la nuit du 4 août 1789, à un système économique désuet et pervers dont chaque tentative de réforme depuis trente ans avait malheureusement échoué.

L'abbaye cistercienne de Hambye. Une ruine presque aussi impressionnante que Jumièges.

Abbaye cistercienne de Hambye, Normandie

Trouver sa place dans un monastère n’est pas oeuvre simple. La division du travail qui y règne annonce nombre de métiers qui verront le jour dans le domaine agricole, artisanal ou l’économie de services. De toute façon, pour y entrer, il y faut la vocation et une ardeur au travail qui peuvent, l’un ou l’autre, manquer : on ne devient pas abbé en haut de l’échelle par l’opération du Saint-Esprit. Une sainte vie y suffit à peine.

Ruines de l'abbaye Saint-Bertin

Abbaye Saint-Bertin à Saint-Omer, Pas-de-Calais

C’est pour cela qu’on peut fort bien se contenter de n’être qu’un habitant auprès du monastère. Dans les temps anciens, l’abbaye attirait foule, un peu comme les haltes de train en plein désert dans le Far-West américain devenant des villes avec l’arrivée progressive de nouveaux pionniers. Les abbayes aussi attiraient toute une population extérieure qui s’insérait dans les activités économiques et sociales du monastère, à savoir les serfs volontaires ou non participant aux travaux, prières et bonnes oeuvres, mais aussi les affranchis et les colons exploitant les nouvelles terres ainsi que les tenanciers à qui des lopins de terre monastique étaient attribués.

Abbaye du Thoronet,Vars, France.

Abbaye du Thoronet, Var

On comptait encore des serviteurs, des prébendiers, des vétérans bénéficiant du pain de l’oblat, une sorte de pension alimentaire. Des travailleurs, des salariés, des journaliers, des apprentis et des enfants contribuaient à la production abbatiale. Les oblats, des laïques appelés aussi voués ou rendus, offraient leurs services, prêtant serment d’obéissance.

Les ruines de l'abbaye de Saint-Mathieu, Finistère

Pointe St Mathieu en Bretagne : Le Phare et l' Abbaye en ruine

Abbaye de Saint-Matthieu, pointe de Saint-Matthieu, Finistère

La frontière entre le monde extérieur et l’intérieur du monastère s’effaçait : on trouvait ainsi au sein de l’abbaye des moines profès ayant prononcé tardivement leurs voeux religieux et qui étaient assimilés aux clercs, sans oublier les frères lais, les novices et les convers, certaines abbayes aux champs se retrouvant au fil du temps, au centre d’un village finissant par être une petite ville ; ou bien la ville qui ne cessait de s’étendre, finissait par englober l’abbaye autrefois au milieu des prés.

Ile de Ré - Abbaye des Châteliers

Abbaye des Châteliers, Île de Ré

La révolution a mis bon ordre à toutes ces évolutions. Les abbayes fermèrent, les moines dispersés quand ils ne furent pas persécutés. Et nombre d’abbayes et prieurés qui étaient aux champs virent leur usage se transformer en carrière pour n’être plus bientôt que champ de ruines. Certaines se relevèrent, mais le plus grand nombre a disparu ou sont restées à l’état de ruines romantiques.

Eglise de l'Abbaye des Vaux de Cernay, France

Abbaye des Vaux-de Cernay, vallée de Chevreuse

Pour ceux qui n’ont pas la vocation, et ils sont nombreux, c’est là, à proximité de ruines abbatiales qu’ils peuvent rechercher utilement asile pour méditer chaque heure qui passe sur la grandeur et la décadence des civilisations, les difficultés de faire oeuvre utile dans le temps lorsque les maisons des hommes échappent à leur destination originelle sans pour autant que l’esprit n’y cesse d’y souffler lorsque les lieux sont devenus, ici une prison, là un asile de fous : car rien n’est plus différent de l’enfermement volontaire que la privation de liberté même si celle-ci n’est pas arbitraire mais repose sur des décisions médicales ou de justice destinées à protéger un individu de lui-même ou la société d’un individu.

Ruïne Trois-Fontaines L'Abbaye, Marne, Champagne-Ardennes, France by Grard V., via Flickr

 Abbaye de Trois-Fontaines, Marne

C’est en se réfugiant auprès de toutes ces ruines qu’il est possible de réaliser à quel point le monde qui nous entoure est dangereux, qu’il faut rester en éveil perpétuel et ne pas se fermer comme une huître à la perspective d’accueillir des réfugiés, ou de renoncer face à des défis internationaux d’une grande complexité. Ainsi, après soixante-dix ans de destruction systématique des édifices religieux par le régime communiste, de nombreux monastères sont revenus à la vie en Arménie.

Cathedral and Churches of Echmiatsin and the Archaeological Site of Zvartnots

Cathédrale restaurée d’Etchmiadzin, siège de l’église apostolique arménienne

Il serait désolant que des destructions systématiques du patrimoine de l’humanité se poursuivent dans certaines régions du monde. Nous qui pleurons sur Palmyre, que deviendrions-nous si nous ne pouvions plus accéder librement à Petra en Jordanie ? Car si Jumièges, pour reprendre l’expression de Victor Hugo est probablement la plus belle ruine de France, il est d’autres ruines dans le monde qui méritent autant si ce n’est bien plus de survivre à la folie humaine.

Petra, in Jordan, near the Dead Sea. It was carved from the mountain and has tunnels. This is the monastery begun in 1 BC, but other parts begun 3 BC. Now a UNESCO Heritage site.

Petra, « rocher » en grec ancien, cité nabatéenne entre la mer Rouge et la mer Morte, Jordanie

En attendant que tout redevienne comme avant, il est toujours possible de pratiquer le dessin pour entretenir l’illusion que rien ne change jamais et oublier, hélas, que tout est appelé, un jour ou l’autre, à disparaître, de préférence le plus tard possible.

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Souvenirs de Chelles, dessin  de Victor Hugo à la plume, encre brune et lavis sur papier beige, 1845 : dans les Misérables, l’auberge des Thénardier est proche des ruines de l’abbaye de Chelles : « c’était à la source du bois du côté de Chelles que Cosette devait aller puise de l’eau »

Et puis, si on ne possède aucun don pour le dessin, il reste toujours la possibilité de prendre des photographies sur le vif, au milieu des combats et des ruines.

Combats dans les ruines de l'Abbaye de Monte Cassino

Combats dans l’abbaye de Monte Cassino au sud de Rome et ruines, 1944