L’autre jour, notre ami l’Ecclésiaste est passé à la maison accompagné en pensée de Jacques Ellul, se posant tous deux à la table. Il a dit : prépare-toi à la mort. Peut-être ne connaissez-vous pas Qoheleth, mais ce n’est pas un plaisantin. Il parle beaucoup en proverbes et fait preuve d’une grande sagesse, mais à force de dire qu’il n’y a rien de nouveau sous le soleil, on finirait par attendre la prochaine lune rouge pour sortir du lit. Sans compter qu’à peine le pied posé sur le parquet, on se rappelle de la conversation de la veille au cours de laquelle notre ami pessimiste a asséné : Vanité des vanités, tout est vanité. Il a alors continué en entonnant une chanson des Byrds, to everything there is a season, pour évoquer l’inéluctable montée climatique des eaux et conclure : tous les fleuves vont à la mer et pourtant la mer n’est pas remplie. Et au moment où il lui fut proposé un verre d’Armagnac pour toute consolation de cette désolation, il a conclu par : regarde l’oeuvre de Dieu : qui pourra donc redresser ce qu’il fait courber ? Sur ce, nous sommes allés nous coucher, et c’est là au milieu de la nuit redoutable que, soudainement, entre deux vapeurs de Cognac et d’Armagnac, pris d’une envie affolante de Cointreau, une terrible question au goût d’orange amère survint : que faisons-nous de notre vie ?
Le Soleil se lève aussi, est un livre d’Ernest Hemingway qui fait référence à l’Ecclésiaste et a pour thème principal une génération perdue qui ne fait rien de sa vie : toute comparaison avec les générations actuelles serait pure coïncidence. Mais la génération de 14-18 avait une excuse authentique: ils étaient anciens combattants de la Première guerre mondiale.
Grande question, vaste question, immense question ! Et petite réponse, vague réponse, minimale réponse! Nous sommes tous des matamores se croyant utiles, efficaces et bons, soucieux de justice et de vérité, solidaires et généreux, sympathiques et empathiques pour simplifier, tant ce dernier mot à la mode qui ne veut rien dire a envahi notre quotidien, comme les termes éthique et exemplaire. L’empathie, l’éthique et l’exemplarité sont le nouveau credo de l’homme moderne qui pianote sur Linkedin, ce credo devenu l’horizon indépassable de la Loi universelle contemporaine, adieu au Christ et au Saint-Esprit, au revoir à la liberté l’égalité et la fraternité, voguons courageusement vers l’avenir radieux de l’humanité en embarquant l’empathie, l’éthique et l’exemplarité dans nos galères quotidiennes de vautour sans peur.
Au jour du bonheur, sois heureux, et au jour du malheur, réfléchis : Dieu a fait l’un comme l’autre afin que l’homme ne découvre en rien ce qui sera après lui, L’Ecclésiaste, 7-14
En attendant, que faisons-nous de notre vie ? Oublions un instant les grandes envolées lyriques, passons par-dessus bord un peu de morale et beaucoup d’hypocrisie, et regardons concrètement ce que nous faisons de notre vie. Voici une première réponse indubitable que pour ma part, à titre individuel, froidement et cruellement, j’assume, en être responsable dans un processus collectif irresponsable : Je creuse le déficit !
Croyez- le, c’est une occupation à temps plein. Et comme dirait Rimbaud dans une saison en enfer, qui serait pour nous « une saison en déficit » : Je m’évade ! Je m’explique !
Au jeu du déficit, on gagne toujours : toutes les cartes sont les mêmes
Hier encore…, j’observais : les résultats sont là, bel et bien là. Le Gouvernement peu importe lequel depuis quarante-et-un ans, vient de présenter le projet de budget de la Nation pour l’an prochain. Les objectifs sont atteints. On continuera de naviguer en plein déficit, dans la purée de pois des dettes colossales qui ressemblent à des icebergs se détachant de la banquise au printemps. Depuis le Titanic, on en a vu d’autres, nos hommes politiques ne sont pas des capitaines fanfarons de paquebot italien tout de même, ce sont des capitaines de pédalo !
Paris capital européenne des déficits : ici, on creuse !
Donc, depuis quarante ans et plus nous vivons en déficit, et pour l’auteur virtuel, comme pour vous tous, amis lectrices, amis lecteurs de l’hexagone et de l’Outre-mer, c’est du boulot que d’assurer un déficit annuel d’importance, conséquent, dissonnant et trébuchant. C’est qu’il faut y consacrer du temps et des moyens à jeter l’argent par la fenêtre, cela demande du savoir-faire et de l’organisation, et surtout beaucoup de temps. Passons en revue l’art et la manière de vivre en déficit, pour simplifier comment creuser la tombe financière des générations à venir.
Certes, direz-vous, le déficit budgétaire c’est les autres. A voir. L’auteur virtuel assume? Voyons comment.
C’est ici, aux écuries de Bercy que les bons valets officient avec savoir et distinction pour perpétuer l’âge d’or des déficits
Côté alimentaire d’abord. L’auteur virtuel ne vit pas que d’amour et d’eau fraîche, il n’est pas sobre surnaturellement, plus désintéressé que le meilleur des mendiants, fier de n’avoir ni pays ni amis. Il mange et il boit, saines occupations. Et à ce titre, il creuse le déficit. Comment ? En bénéficiant pour la plupart des produits alimentaires et des eaux et boissons non alcoolisés, du taux de TVA réduit, selon une liste dont les Bons valets de Bercy ont le secret de fabrication dans un texte savemment dosé accessible sur leur site. A nous donc, le chocolat, le café, et les pâtissseries, gâvons-nous de confitures, marmelades, glaces et sorbets, l’Etat est trop bon, pour nous, mes princes, qui aimons fromages et gaufrettes, viandes et volailles, fruits et légumes, les poulardes nous attendent qui creusent la faim et le déficit ! Mais attention, le déficit se creuse parfois avec une grande subtilité : Les glaces vendues à l’unité (notamment en cornet, pot individuel ou sous forme d’esquimau) sont soumises au taux réduit de 10 %. Les glaces vendues conditionnées en vrac, en lot, paquet ou pot familial sont taxées au taux réduit de 5,5 %. Un pot individuel est un pot dont la contenance est inférieure à 200 ml ; un pot familial est un pot dont la contenance est supérieure ou égale à 200 ml. Cela ne s’invente pas, l’esquimau, en vrac en lot ou en paquet, est étroitement surveillé, tout est question de pot !
Le décret du 2 novembre 1789 décidait que les biens du clergé de l’église catholique étaient mis à disposition de la Nation pour combler le déficit budgétaire. Et la fois prochaine ? L’épargne des Français conservée par la Caisse des dépôts et consignations ?
Côté sommeil ensuite. Peut-être plus encore que pour l’alimentation, quand on dort, on creuse le déficit que le sommeil soit profond ou léger, accompagné de sifflements ou de ronflements. Rêves ou cauchemars, peu importe, la nuit contribue au déficit. Vous n’imaginez pas le nombre de milliards déversés par l’Etat en tant que marchand de sable et de ciment. C’est que toute la politique du logement est bâtie pour faire couler du béton et rétribuer les marchands de sommeil que sont les bailleurs d’HLM, propriétaires et autres professionnels de la cloison mobile. Quand le bâtiment va tout va, quand il ne va plus, c’est à dire tout le temps, qu’il pleuve ou qu’il vente, plein soleil ou flocons épars, on arrose en bel et bon euro : 33 milliards rien que pour 2016. Plus qu’une paille, une poutre ! Et c’est compter sans les coûts cachés des niches fiscales pour le logement locatif, les meublés ou la vieille pierre.
A qui le tour de déménager ?
Côté profil physique, la planche à déficit tourne comme une lessiveuse ou plutôt une machine IRM en folie. Cette année, avec seulement douze milliards de déficit, c’est tout juste si le champagne n’a pas été sabré du côté du ministère de la santé. Un communiqué a été publié pour souligner que c’étaient les meilleurs chiffres depuis le déclenchement de la crise de 2007-2008. Faut reconnaître qu’en tant que patient dégainant la carte vitale, on patauge joyeusement dans le déficit comme dans une flaque de sang : consultations médicales, bilans sanguins, opérations, médicaments avalés comme des dragées ou des fraises tagadas, tout est bon pour creuser le déficit, pas un acte médical qui n’y contribue, et encore les consultations vétérinaires ne sont pas remboursées par la sécurité sociale alors que le chat ou le chien, meilleurs amis de l’homme, contribuent à l’équilibre psychique et mériteraient eux aussi leur passeport pour le déficit.
Mais la santé n’est rien en comparaison de l’éducation, pourvoyeuse prioritaire du déficit à l’échelle nationale. On nage dans le déficit, un véritable bain de jouvence. Ecoles, collèges, lycées, universités, tout le monde contribue au déficit pour le bonheur de nos chers enfants, adolescents et étudiants. C’est que pour rien au monde on ne changerait nos méthodes de travail, nos programmes, nos cours, tout va dans le meilleur des mondes, il suffit de créer quelques emplois supplémentaires, multiplier les menus scolaires et surtout se plaindre que le niveau n’est plus ce qu’il était pour engraisser à nouveau le mammouth du déficit. En 2016, rien que pour l’Etat, 48 milliards seront consacrés à l’enseignement scolaire et 26 milliards à la recherche et l’enseignement supérieur, sans compter les dépenses de fonctionnement des collectivités territoriales que plus personne ne comptent, émiettées qu’elles sont entre toutes les collectivités, communes, départements et régions. Et comme on n’est pas certain qu’un million de fonctionnaires suffit, on en ajoute plus de 8.000 à la louche dans la soupe éducative pour que les croûtons de neurones flottent. Et tous, en tant que parent d’élèves ou professeurs, même quand nous n’avons pas d’enfants, contribuons au déficit, il en va de l’avenir de la nation !
L’équilibre budgétaire de l’Etat de 1960 à 2012 en France (source lobourse.com)
On en oublierait la culture ! Certes, sa contribution au déficit global, ne paraît pas très importante au premier abord. Mais une récente étude économique a montré que le tiers des dépenses culturelles des Français étaient supportées par l’impôt, soit une quinzaine de milliards au total sur quarante-cinq, ce qui signifie qu’à chaque fois que l’on se rend au cinéma, au théâtre, au concert ou que l’on achète un livre sans compter la presse, un tiers du prix est la charge de l’Etat. Et encore ce n’est rien ! Là où le déficit dérape, c’est du côté audiovisuel, 3,5 milliards de redevances ponctionnées pour une part de marché du secteur audiovisuel, radio et télévision confondues, qui ne dépasse pas 25% de l’audimat. Spectateurs du tour de France, nous creusons le déficit à chaque lacet tout comme le déficit rebondit à chaque échange de balle du tournoi de Roland-Garros, sans compter France Culture, France Musique et France Bigoudi : à l’heure où la télévision bascule dans l’internet, où la presse devient numérique, où le cinéma se flexibilise sur les écrans, tant que la boutique à perdre de l’argent assurera le service public, nous creuserons le déficit s’il nous prend le ridicule de regarder Rintintin ou les Dossiers de l’écran, sans oublier bien sûr au niveau local, les fanfares subventionnées, les associations de boules de fort, les parades nocturnes et festivals dont nous sommes tous, un jour ou l’autre, acteurs ou spectateurs au milieu d’intermittents présentant leurs justes revendications.
A la culture, on aime bien déficit peau de chagrin
La liste est trop longue pour énumérer sur une main courante notre vie publique déficitaire. Pas assez d’éclairage public, pas assez de policiers, pas assez de gendarmes sauf quand ils se prennent au jeu du radar, on ne peut même pas monter dans un train sans penser au déficit engendré par la locomotive qui n’est plus à vapeur, même les fossoyeurs nous coûtent de l’argent quand on arrive au cimetière, n’oublions pas les corbillards, voire les comédiens, si on engage quelques musiciens ou magiciens pour mettre de l’ambiance au moment de disperser les cendres, sans compter les pleureuses que sont les balayeuses municipales qui passent derrière le long cortège de nos illusions d’équilibre budgétaire.
Notre vie n’est que déficit depuis quarante ans, sur la rude pente des dépenses publiques. Tenez-le vous pour dit. Et le premier qui affirme : je n’y suis pour rien, est un menteur qui ne manque pas d’aplomb. Et c’est pour cela que lorqu’on demande ce que nous faisons de notre vie, pour le moment, une chose est sûre, nous creusons les déficits et compliquons la vie future de nos enfants.
Plus le déficit est lourd, plus nous sommes légers, proverbe de l’auteur virtuel
En attendant de retouver l’équilibre budgétaire, il nous reste à lire Hemingway : Peut-être, avec le temps, finit-on par apprendre quelque chose. Peu m’importait ce que c’était. Tout ce que je voulais, c’était savoir comment vivre. Peut-être, en apprenant comment vivre, pourrait-on finir par comprendre ce qu’il y a en réalité au fond de tout ça.