Les Morts (I, 2)

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Heureux dès à présent les morts qui meurent dans le Seigneur, Apocalypse 14 : 13

Il neigeait lorsque nous arrivâmes au relais de poste, tard le soir, et alors que la nuit était tombée depuis longtemps. La petite ville de Noirétable située sur la nouvelle route entre Clermont-Ferrand et Thiers d’un côté, Saint-Etienne et Lyon de l’autre, bénéficiait des activités qui se rattachaient aux allées et venues des diligences et des postes, notamment l’hostellerie et l’entretien des chevaux, selleries et fourrages. La construction de la route qui passait par la vallée de la Durolle au lieu de traverser les bois noirs, avait conduit à déplacer dans ce gros bourg le relais de poste autrefois situé sur la route de Viscomtat dont la pente abrupte effrayait à juste titre les voyageurs. Les ponts et passages en surplomb qui franchissaient les gorges de la Durolle n’étaient, pas non plus sans susciter de l’effroi, mais on gagnait en temps ce que l’on perdait en inquiétude. Le principal mérite de cette nouvelle chaussée était que les diligences pouvaient se croiser et qu’on en descendait moins souvent, alors qu’auparavant la moindre pente condamnait, du début de l’automne au printemps, à suivre le pas douloureux des chevaux quant il ne s’agissait pas de les aider en poussant la voiture ou, pour le moins, en portant les bagages.

Alors que l’hôtelier nous préparait une omelette aux cêpes avant de servir une truite accompagnée d’un léger filet de beurre, je mis au point avec le lieutenant de l’escadron de gendarmerie de Montbrison, les derniers préparatifs destinés à procéder à l’arrestation de l’homme qu’il m’avait été requis le matin même de rechercher, toutes affaires cessantes. L’ordre arrivé de Paris par une estafette aussi essoufflée que sa monture requérait de retrouver un certain Jean-Courage des Roziers, dit Tylburn, pour qu’il fut transféré au palais de justice de la ville de Troyes en Champagne où il aurait à répondre de ses actes, sans que le courrier qui m’était adressé ne précisât de quels actes il s’agissait. Il était simplement indiqué que les pièces du dossier concernant cet individu arriveraient ultérieurement et urgemment, et en attendant que les formalités fussent remplies pour la bonne marche de la justice, une fois l’homme interpellé, il convenait de secrètement le détenir en un lieu sûr, discret et bien gardé.

L’ordre d’arrestation ne donnait guère d’indications en dehors du nom, Jean-Courage des Roziers, du lieu d’habitation, les hauts de Cervières en pays de Foretz, et son âge supposé, environ quarante ans. Aussi surprenant que fut cet ordre soudain, je m’employai aussitôt à y obéir. La diligence pour Thiers était partie dès l’aube, surchargée de voyageurs empressés que le froid extrême n’arrêtait pas. Je demandai à Baltazar d’aller réquisitionner un cabriolet tiré par quatre solides chevaux et fis venir le lieutenant de gendarmerie pour lui demander de m’accompagner avec une garde fortement armée. La dernière phrase du courrier ne portait pas à équivoque : ce brigand est fort dangereux ; il n’a ni foi ni loi ; vous êtes autorisé à faire feu sans sommation.

Le lieutenant de gendarmerie qui répondait du nom fantasque d’Honoré Olibrius était un ancien Marie-Louise qui avait survécu aux deux dernières années des guerres napoléoniennes. Olibrius n’était pas son vrai nom, nul ne le connaissait. Il devait son surnom à son goût prononcé pour les pitreries qui lui avaient permis de traverser les champs de bataille comme si la plaisanterie lui avait permis d’éloigner en toutes circonstances les ruses du Malin portées par la mitraille au son des boulets de canon. Encore très jeune, déjà officier, Honoré n’en avait pas moins été fort marqué par ce qu’il avait vécu quand il bivouaquait en Allemagne ou lors de la campagne de France qui l’avait conduit, par fidélité au drapeau, à accompagner en Belgique, l’empereur de retour d’Elbe. Il n’en parlait jamais, mais pour moi qui n’avais jamais connu en vingt ans de guerre à l’arrière, que les douteux bulletins de la Grande armée et les récits élogieux des témoins exaltés des sept torrents, je ne doutai pas en observant cet Olibrius si calme et distant, que la guerre n’était que des combats incertains exigeant son lot d’angoisse, de sang et de cadavres qui n’avaient rien d’exquis. La lecture des stratèges les plus habiles avait fini par me convaincre que le sort d’une bataille n’était jamais assuré et qu’il suffisait comme à Leipzig qu’un pont n’explosât où qu’une division de cavalerie ne tardât par incompétence comme à Waterloo pour que le plus grand général des temps modernes n’en vint à prendre la fuite et abdiquer par lâcheté en oubliant la ciguë.

Après une journée entière passée sous la neige à affronter des bourrasques de vent tourbillonnantes que ma pelisse d’ours achetée à un marchand de Vitebsk ne suffisait pas pour s’en protéger, notre arrivée dans l’enceinte du relais de poste fut saluée de cris de soulagement par les six hommes de l’escadron, recroquevillés sur l’encolure de leurs chevaux fourbus. L’aubergiste, de sa fenêtre, nous guettait. Il avait été prévenu par Baltazar que j’avais envoyé en reconnaissance pour préparer le souper et la chambre. Alors que les cêpes mijotaient dans la poêle avec des lardons rétifs, je fis appeler notre hôte et sa femme pour les questionner sur le sieur des Roziers. Ni l’une ni l’autre ne le connaissaient. Bien que Cervières ne fût distant de Noirétable que d’une ancienne lieue des Postes tout juste, soit guère plus de quatre mille trois cents mètres empruntés à la Révolution, l’aubergiste n’avait jamais eu l’occasion de s’y rendre.

Le patron de l’auberge fit signe à un homme attablé au fond de la salle, dont le visage était dissimulé par un grand chapeau en feutre noir d’Espagne. C’était un marchand de vins et spiritueux qui ne dédaignait pas de commercer aussi de coutelas et de casseroles en cuivre, et qu’une horrible cicatrice défigurait du crane au menton en passant par le nez comme si son agresseur avait voulu couper son visage comme une poire à cidre. L’homme n’était pas bavard, on comprenait pourquoi. Il faisait autant peur que pitié. Il disait s’appeler Oscar Cervantès, être originaire de la province de Leon et avoir fui son pays dans les fourgons de l’armée du roi Joseph. Une mauvaise rencontre au Pas de Roland à Roncevaux aurait été à l’origine de sa blessure mais il était difficile de croire un homme qui confondait la Brèche et le Pas. Nous n’avions pas encore commencé à discuter qu’il avait par trois fois embrassé la médaille de la Vierge du Chemin qu’il portait à son cou, expliquant qu’il était né dans cette municipalité située sur le chemin français de Saint-Jacques-de-Compostelle. Il finit par nous dire qu’il revenait de Cervières où il s’était rendu pour affaire, y transportant trois barriques de vin du Foretz et de Roanne, destinées à l’hostellerie située à l’entrée du bourg fortifié. Une quatrième barrique avait renversé sur le chemin, à cause du verglas qui rendait difficile l’accès au village situé en haut d’une colline escarpée. Mais la perte avait été compensée par la vente de tout un attirail de coutellerie, de cruches en étain et de bassines à confiture avec des anses à laiton. Il avait aussi passé commande de chaudrons, poêles et alambics pour son prochain passage prévu au début du printemps. Son armada d’ustensiles de cuisine ne nous intéressait guère mais il fallait bien en passer par là pour lier connaissance. Après un quart d’heure consacré aux avantages du cuivre, du zinc ou du laiton, on en vint aux choses sérieuses, et je lui demandai s’il connaissait Jean-Courage des Roziers.

  • C’est un nom que l’on ne peut oublier, répondit le marchand de vins qui débitait sa production avec entrain.
  • Vous le connaissez donc, demandai-je à nouveau.
  • Cela se pourrait bien, répondit-il, montrant du doigt une petite bassine patissière de cuivre.
  • Il vous a acheté une bassine ?
  • Non, mais vous, je crois bien que vous aller m’en acheter deux ou trois. C’est votre femme qui sera contente.
  • Je ne suis pas là pour acheter des culs-de-poule, je vous demande seulement si vous connaissez ce des Roziers, répétai-je, alors que Baltazar s’approchait par derrière du marchand récalcitrant.
  • Dites à votre homme de main de rester tranquille, reprit l’Espagnol dont le gosier était un puits sans fond. Et ce ne sont pas pas vos gendarmes d’opérette qui vont m’effrayer. J’assurais depuis cinq ans le ravitaillement des armées françaises, fuyant avec les troupes qui escortaient le roi Joseph lorsque j’ai assisté à la bataille de Vitoria au premier jour de l’été 1813. J’ai retraité à la vitesse du vent jusqu’à Pampelune lorsque les troupes anglaises, espagnoles et portugaises, avançant de front sur quatre colonnes, ont franchi le fleuve Zadorra charriant des torrents de chair, de sang et de boues d’inhumanité. J’étais alors fringant, n’ayant pas encore croisé sur ma route ce maudit sabre de garde écossais.
  • Qui n’a pas son épopée ? La votre, comme toutes les autres en dehors de celle du Petit tondu, n’intéresse absolument personne. Laissez les morts valser avec la dernière salve. Vous n’avez toujours pas répondu à ma question. Je vous redemande, une nouvelle fois, si vous avez croisé un certain Jean-Courage des Roziers qui résiderait dans la ville de Cervières.
  • Ce n’est pas la même question, observa le marchand de vin toujours rétif à me répondre. Vous me demandiez si je connaissais ce Jean-Courage, maintenant vous me demandez si j’ai croisé ce des Roziers. Soyez précis. Souhaitez-vous savoir si je l’ai croisé, si je le connais, ou bien, pourquoi pas, si je l’ai rencontré ?
  • Peu importe ! Le connaissez-vous ? l’avez-vous croisé ? L’avez-vous rencontré ? et mieux encore, lui avez-vous parlé ?
  • Disons, Monsieur le procureur du Roi, que je le connais, que je l’ai sans doute croisé, peut-être rencontré ; mais il n’est rien de certain en ce qui concerne lui avoir parlé.
  • Comment se fait-il que vous me connaissiez, demandai-je, ébahi par cet imposteur.
  • Qui ne connaît pas le procureur de Montbrison ? Il n’est pas homme plus mauvais sur cette terre, déloyal, fourbe, menteur, coquin, cruel.
  • De quel droit insulter vous l’homme qui représente la justice du Roi en ces lieux ? Je pourrais vous jeter au cachot sur le champ.
  • Vous ne le ferez pas car vous n’avez pas fait le déplacement de Montbrison jusqu’à Noirétable pour vous rendre à l’aube à Cervières afin de m’y retrouver et m’arrêter. Mais je vous garantis que si vous vous en donniez la peine, vous y retrouveriez ce Jean-Courage-Eustache des Roziers. Il y gît, plus vivant que mort, imperturbable d’heure en heure.
  • Vous le connaissez donc ?
  • Oui, tout comme vous, Monsieur, je vous connais, je vous ai sans doute croisé, peut-être rencontré. Mais il est certain, en ce qui vous concerne, que je viens de vous parler. Je vous souhaite bien le bonsoir Messieurs, car il est temps que je me retire, j’ai un long chemin à entreprendre demain pour m’en retourner à Roanne.
  • Nous n’en tirerons rien de plus, observai-je, alors que l’Espagnol, s’étant levé de table, venait de quitter la salle. L’omelette avait refroidi, et alors que Baltazar venait se joindre à notre compagnie, Olibrius et moi étions tout penauds de devoir partager un repas qui s’annonçait fameux et qui n’était plus que stigmates fumants.

Et comme je montais l’escalier pour me rendre dans ma chambre minuscule située sous les combles au second étage du relais de Poste, songeant aux propos infâmes tenus sur mon compte par ce Cervantès plus pittoresque que picaresque, il me vint à l’esprit que toute mort pouvait être considérée comme heureuse, y compris celle donnée par les hommes de Loi appelés à sévir au nom de la société dans sa rigueur la plus extrême et qu’il convenait que ces hommes de robe, même si celle-ci n’est plus une bure, portent en silence leur croix, pour le bien de tous. Ce Castillan n’avait point tort. On apprend à connaître la mort, il arrive qu’on la croise en route et qu’on la rencontre en songe, mais personne ne peut se vanter de lui avoir parlé, même lorsque ce chemin mène en silence à Jérusalem, Rome ou Compostelle.

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Notre Dame de l’Hermitage, dans les bois noirs, Noirétable,

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