La mort à crédit du budget de la Nation

Après Voyage au bout de la nuit, Mort à crédit est le second roman de Louis-Ferdinand Céline. Il y évoque sa vie de médecin de banlieue confrontée à la misère généralisée, revenant à son enfance et son adolescence de fils de boutiquier dans l’univers de la Belle époque, au passage Choiseul, entre la rue des Petits-Champs et la rue Saint-Augustin. Le roman met en évidence les fractures gigantesques entre une société acharnée au progrès technique avec l’essor de l’automobile et de l’aviation par exemple, et les souffrances quotidiennes des « petites gens » des villes, ouvriers, artisans et déclassés pour qui vivre ne signifie rien d’autre qu’acheter sa mort à crédit.

… Moi qu’ai vécu Passage Choiseul, dix-huit ans, je m’y connais un peu en sombres séjours !… « D’un Château l’autre, » L.-F. Céline

Voici quarante ans que l’économie française stagne dans de sombres séjours, justifiant de recourir en exergue à L.-F. Céline pour, en un simple parallèle, décrire l’état de décrépitude de la société française confrontée aux même maux que ceux évoqués alors par l’auteur de Mort à crédit. Car rien n’a véritablement changé entre d’un côté les adeptes scientifiques du « mouvement perpétuel » qui courent aujourd’hui derrière le progrès numérique pour vanter un monde futur onirique et de l’autre, les malheureux, les miséreux, les damnés de la terre, préoccupés de leur seule survie quotidienne.  Et au milieu, la classe politique associée aux milieux d’affaires, aux économistes et aux journalistes qui jouent au Derviche devin.

Pourtant, ce dont nous avons besoin, ce n’est pas de devins prétentieux et obséquieux, mais de médecins et chirurgiens capables de traiter le mal, de soigner, d’apaiser les souffrances pour que l’économie française retrouve, sur la longue durée, une bonne santé. Et pour cela, il faut commencer par retrouver le goût de la véritable leçon d’anatomie, comme celle du docteur Nicolae Pieterszoon Tulp, peinte par Rembrandt Harmenszoon Van Rijn en 1632, et que l’on peut admirer, avec tant d’autres chefs-d’oeuvre au Rijksmuseum d’Amsterdam :

lecon d'anatomie

Cette très brève leçon d’économie est destinée à prouver que, contrairement aux billevesées, sottises et balivernes propulsées à la vitesse contemporaine de l’internet, des blogs et des tweets, l’économie française n’est pas condamnée à vivre sa mort à crédit si elle respecte quelques principes fondamentaux d’une très grande simplicité, en commençant d’abord par ne pas croire tout et n’importe quoi, comme par exemple, qu’il serait impossible de rétablir une situation financière certes compromise mais qui n’est pas irrémédiable, loin de là.

Le prêteur et sa femme, oeuvre de Quentin Metsys, 1514, musée du Louvre

1) L’endettement actuel de la France progresse mais reste actuellement supportable car il bénéficie de la baisse générale des taux d’intérêt en zone euro depuis dix ans

Pour ceux qui ont des rudiments de comptabilité, rapporter l’endettement brut d’un Etat au produit intérieur brut d’un Etat (PIB) , c’est un peu comme rapprocher le stock de la dette d’une entreprise à son chiffre d’affaires annuel. C’est un ratio certes intéressant mais sans grande signification. Ce qui compte, c’est la capacité dans le temps à rembourser les charges d’intérêt de la dette et les échéances annuelles du stock de capital emprunté.

A ce jour, du fait d’une diminution régulière des taux d’intérêt se rapportant aux emprunts d’Etat émis au cours des dernières années, la charge d’intérêt de la dette s’est stabilisée et a même diminué.  Le remboursement des intérêts de la dette de trésorerie de l’Etat s’est élevé en 2014 à 43 milliards d’euros (M€) en diminution de 1,7 M€ par rapport à 2013 et de 3,6 M€ par rapport à 2011 et 2012, bien que l’encours de la dette négociable de l’Etat ait augmenté de 200 M€ sur ces trois dernières années (+15%). Depuis 1999, la diminution des taux d’intérêt a permis que la charge de la dette négociable n’augmente que de 26% en 15 ans alors que l’encours de la dette de l’Etat a été multiplié par 2,6, passant de 587 M€ à 1.528 M€, la charge annuelle de la dette passant de 34,2 à 43 M€ sur la même période.

Toute la question est de savoir s’il s’agit d’un « coup de chance » ou d’une situation durable. Il n’est pas impossible qu’en l’absence d’inflation pour effacer les dettes comme par le passé, le phénomène de réduction durable des taux d’intérêt se poursuive, tout simplement parce que sur les places mondiales, les « signatures » sûres sont rares et que l’épargne est abondante, d’innombrables pays et résidents ayant besoin de transformer leurs excédents de liquidités en monnaie nationale « illiquide », en emprunts d’Etat libellés en devises convertibles comme le dollar, l’euro, le yen ou la livre. En revanche, personne ne se bouscule pour acquérir du rouble un peu trop soumis à l’agenda politique du camarade Poutine.

Un orfèvre dans son atelier, oeuvre de Petrus Christus, 1449, Metropolitan Museum of Art, New York

2. En l’absence d’effort de maîtrise de la dépense publique, le solde budgétaire « primaire » demeure cependant déficitaire malgré le contexte de taux d’intérêt exceptionnellement bas 

Au lieu de focaliser les discussions budgétaires sur le seul déficit budgétaire global, il conviendrait de suivre de préférence  le véritable solde budgétaire, le solde « utile »  qui est celui dit du « solde primaire » hors charge d’intérêt de la dette. Celui-ci neutralise la charge d’intérêt de la dette et prend le taux de croissance pour déterminer le solde primaire dit « stabilisant » à partir duquel la dette de l’Etat cesse de progresser par rapport au PIB. Or, du fait d’une faible inflation, d’une croissance quasiment nulle et d’un déficit élevé persistant des administrations publiques, le ratio de la dette nationale rapportée au PIB continue de progresser pour approcher 100%.

Mais il faut bien comprendre que ce 100% n’est qu’un ratio, un simple indicateur précédé de 99% et suivi de 101%, qui n’a pas plus de valeur conclusive, prémonitoire ou fatidique, si ce n’est d’avoir dans l’univers des statistiques l’avantage d’en imposer fermement dans l’arrondi !

Ce qui importe bien plus, c’est que le solde budgétaire primaire constaté n’ait cessé de s’améliorer depuis 2009 pour revenir de -5% du PIB à seulement -1,2%, l’écart par rapport au solde primaire stabilisant demeurant cependant supérieur à 2% du PIB depuis 2011. Il ne suffit pas que le taux d’intérêt apparent du stock de la dette diminue, revenant de 4% en moyenne entre l’an 2000 à 2010 à moins de 1% pour le taux d’intérêt souverain à dix ans  et 2% pour les taux à 30 ans, en 2014, faut-il encore que le taux de croissance soit égal ou supérieur à la moyenne des taux pratiqués pour stabiliser la dette, ce qui n’est toujours pas le cas depuis que le taux de croissance s’est effondré à partir de 2012.

Il n’en reste pas moins que par le passé, en 2000, 2006 et 2007, le solde budgétaire primaire a été égal ou légèrement supérieur au solde budgétaire primaire stabilisant, ce qui signifie que, contrairement aux propos alarmistes permanents des « derviches devins », il est tout à fait possible de rétablir une situation compromise, l’objectif de solde budgétaire à prendre en compte dans un premier temps étant celui du « solde primaire stabilisant », hors charge d’intérêt de la dette et contractant le taux d’intérêt apparent et le taux de croissance du PIB en valeur (y compris l’inflation).  Cette équation qui comporte six données, détermine sur la longue durée les forces et faiblesses de l’économie : solde budgétaire hors charge d’intérêt de la dette  / solde stabilisant égal à la dette de l’Etat * (taux d’intérêt apparent taux de croissance du PIB en valeur, tenant compte donc de l’inflation). 

Source : https://postjorion.wordpress.com/2015/04/26/299-vers-une-vraie-monnaie-souveraine/

Voilà quarante ans que cette équation pourtant relativement simple à comprendre et suivre, est écartée des réflexions économiques et politiques, conduisant à la situation actuelle où une conjoncture apparemment favorable de taux d’intérêt exceptionnellement bas ne suffit pas pour obtenir une stabilisation automatique de l’endettement de l’Etat car dans le même temps, une croissance et une inflation faibles, jouent inversement en défaveur du ratio, et qu’aucun effort sérieux de maîtrise de la dépense publique n’est entrepris.

Ce qui compte en définitive, plus que les ratios et les indicateurs, ce sont les montants réels, beaucoup plus significatifs. 43 M€ d’intérêts à rembourser chaque année, ce sont certes un peu moins de 2% du PIB annuel, mais surtout 57% de l’impôt sur le revenu des particuliers qui représente 75 M€ de ressources pour l’Etat. Et comme 60% de la dette est détenue par des étrangers et non des nationaux, ce sont 25 M€ d’IRPP qui quittent le territoire. De même, chaque année, l’Etat doit trouver entre 180 à 200 M€ à emprunter, soit deux fois le montant de l’épargne nouvelle des particuliers constituée sur l’année mais seulement 10% des actifs financiers nets qu’ils détiennent (voir plus loin).

Le changeur et sa femme,  oeuvre de Marinus van Reymerswaele, 1539

3. Le ratio de l’endettement public rapporté au PIB est trop restrictif car il ne tient pas compte du patrimoine national que ce soit celui des administrations publiques ou des particuliers.

Les taux d’endettement souverains sont manipulés comme des chiffons rouges auprès du public en oubliant pourtant quatre points essentiels.

D’abord, Il s’agit d’une dette brute qui ignore les actifs détenus par l’Etat que ce soit des valeurs liquides comme des participations dans les entreprises privées ou publiques (150 M€ y compris la Caisse des dépôts et la Banque de France) ou les actifs immobiliers pour leur valeur nette. Les comptes de l’Etat certifiés par la Cour des comptes font apparaître au bilan réalisé au 31 décembre 2014, 834 M€ d’actifs nets immobilisés dont 333 M€ d’actifs financiers, la situation nette de l’Etat, toutes opérations confondues étant déficitaire d’un peu plus de mille milliards d’euros, 1.018 M€ pour être précis. On peut avoir des doutes sur la sincérité des comptes, l’articulation et la cohérence des résultats comptables, il n’en reste pas moins que les travaux de consolidation comptable sont sérieusement menés, ont le mérite d’exister et que chaque année des progrès sont enregistrés.

Le constat doit être élargi à celui des collectivités territoriales dont l’endettement est bien moindre que celui de l’Etat alors même que les actifs détenus sont bien plus importants. Selon une étude récente de la banque postale, les collectivités locales détiendraient pas moins de 1.300 milliards d’euros d’actifs sous forme de terrains, biens immobiliers, crèches, écoles, collèges, lycées, stades dont les deux-tiers appartiennent aux communes et leurs groupements. Au total, les administrations publiques ont une situation patrimoniale positive rien que par la prise en compte des actifs financiers ou immobiliers.

Les biens culturels ne sont pas plus pris en compte. Pourtant, pour ne prendre que l’exemple de l’art, certaines acquisitions récentes de tableaux de Cézanne, Gauguin ou Picasso qui ont franchi à chaque fois le seuil des 200 millions d’euros, témoignent que les musées et monuments de F regorgent de biens souvent insaisissables juridiquement, mais qui constituent pourtant auprès des prêteurs une certaine garantie même si personne n’envisage que l’Etat puisse vendre un jour la Joconde, le Radeau de la Méduse ou la Liberté guidant les pas du peuple.

Car c’est la capacité de la France à honorer sa signature qui compte. Et par le passé, l’Etat qui « prend ce qu’il veut«  pour paraphraser une expression royale toujours d’actualité, a toujours honoré ses engagements, que ce soit en 1815, après le désastre de Waterloo, ou en 1870, après celui de Sedan, deux défaites qui s’accompagnèrent du versement de dommages de guerre et d’indemnités d’occupation colossales, sans même évoquer les conditions insupportables de l’impitoyable armistice de 1940.

Le changeur et sa femme,  oeuvre de Marinus van Reymerswaele, 1541

Or, ce qui compte en définitive, ce sont les richesses de la Nation France. Et le patrimoine des Français excède largement l’endettement brut de l’Etat. Fin 2013, si on s’en tient à l’étude annuelle de l’INSEE sur le patrimoine de la Nation, celui-ci représentait 7,7 fois le produit intérieur net, et donc environ huit fois l’endettement de l’Etat. Rien que les actifs financiers nets des particuliers s’élevaient déjà à plus de deux mille milliards d’euros, l’ensemble de leurs actifs étant évalués à 13.345 milliards d’euros.

En conclusion provisoire, il n’y a pas de fatalité à ce que la France continue de vivre en achetant sa Mort à crédit pour reprendre l’expression de l.-F; Céline ; et surtout, il n’y a pas plus pas plus de fatalité à ne proposer à la jeunesse d’un pays que le parcours désespérant du chômage massif tout au long de la vie, de stages en contrats d’intérim, de CDD en emplois précaires. Il faut pour cela trouver des solutions, et surtout ne pas demander aux économistes de trop y travailler : ils ont trop besoin de crédits budgétaires et subventions pour leurs laboratoires d’études dans des universités et Think tank à deux sous, pour que leurs propositions ne conduisent pas à creuser les déficits, aggraver les situations et ainsi justifier qu’on leur donne plus d’argent public ou de prétendus dons privés qui ne sont le plus souvent que de l’argent public indirect à hauteur des déductions d’impôt des particuliers ou des entreprises… Car, dans un pays qui a inventé la « dépense fiscale » à outrance, tout est possible (à suivre)

Mais attention, tout de même, l’optimisme raisonnable n’exclut pas la prudence pour éviter à se retrouver à vendre en catastrophe les bijoux de famille ! On le fait déjà avec les palais nationaux, ce n’est pas forcément une grande idée.

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