Cette chronique scribouillée en 2015 est dédiée à Pierre Legendre qui nous a quittés début mars 2023 à l’âge de 92 ans après n’avoir cessé d’écrire en toute discrétion et profondeur de réflexion. Juriste remarquable au savoir canon bimillénaire, historien hors pair et psychanalyste précis, son oeuvre originale n’a guère suscité l’intérêt de ses pairs français universitaires et encore moins des intellectuels de salon bavasseux, bien trop occupés à bidouiller, bredouiller et grenouiller sous les ors des palais de l’Etat et autres lieux assassins de pouvoir judiciaire ou universitaire. Ce n’était pas son caractère et c’est tant mieux ainsi car il nous laisse une oeuvre d’une rare intelligence sonnant le tocsin, frappant le bourdon au milieu des ruines d’un pays laissé pour mort par notre bureaucratie triomphante dont il a été le contempteur acharné. En ces temps de disette intellectuelle, aucun doute que Dieu ne l’accueille au plus vite, d’autant qu’originaire de Villedieu qui n’était pas encore aux Poêles, l’anthropologue dogmatique portait en lui un véritable Désir politique de Dieu, devenu un livre: tout un programme en ces jours damnés d’ignorance absolue de Dieu. Car si Dieu n’a point besoin d’exister pour lui-même, les Hommes ont besoin de sa présence, quoiqu’il en coûte en sonnerie de cloches, tocsin, bourdon ou calvaires érigés le long des routes.
Le bourg de Villedieu-les-Poêles, pays de dinanderie et fonderie
Qui connaît le nombre de cloches en France? On peut seulement affirmer que ce nombre est forcément impressionnant puisqu’il existe 36.000 villages bien plus de clochers et pas moins de 68 millions de Français, tous spécialistes en querelles clochemerlesques au point que le Conseil d’Etat est un expert mondialement reconnu en querelles de clochers, quenelles de brochet et appellations d’origine pour andouilles et andouillettes qui font la réputation culinaire de la France.
Pour revenir aux cloches fondues au pays des fondus de bureaucratie tintinnabulante, trois sites à vocations différentes conduisent à estimer le nombre d’édifices peuplés de cloches à 46.000, situés en général, dans des clochers ou beffrois. Nombre de ces cloches qui peuplent les églises viennent d’un bourg de Normandie dont le nom à lui seul suscite l’intérêt: Villedieu-les-Poêles.
« Les-Poêles » est un ajout récent qui remonte à la seconde moitié du vingtième siècle. Il fait référence aux activités de dinanderie, poêlerie, chaudronnerie et fonderie qui font la réputation de ce gros bourg situé en pays de bocage, entre Saint-Lô et Avranches, à proximité de la ville de Vire célèbre pour son andouille, autre spécialité que le monde nous envie sans forcément apprécier les subtilités si françaises qui permettent de différencier l’andouillette de l’andouille.
Eglise Notre-Dame de Villedieu
Pour simplifier, bien que toutes deux fabriquées à partir de morceaux de porc, l’andouille se déguste froide et en rondelles, et se distingue donc de l’andouillette qui se consomme toujours chaude, grillée ou poêlée. On peut compter sur les « 5 A » pour défendre l’andouillette: « l’Association Amicale des Amateurs d’Andouillettes Authentiques » est une dénomination qui en dit long sur le fait que l’on ne plaisante pas avec l’andouillette, notamment à Troyes où les ligueurs et l’armée royale s’affrontèrent en 1560 au milieu des étals de tripiers. En revanche, c’est à Rabelais, et plus précisément à un passage de Pantagruel que l’andouille doit sa renommée, ce qui prouve que même en matière culinaire, il n’y a point de salut hors la littérature. Où d’autre qu’en France peut-on imaginer une recette de chartreuse d’andouille de Vire au pommeau ?
Pour en revenir à la dinanderie, c’est un un terme méconnu issu de la ville de Dinant en Belgique, qui regroupe tous les travaux se rapportant à la fabrication traditionnelle d’ustensiles en cuivre, étain ou laiton et qui font aujourd’hui le charme des murs de cuisine des résidences secondaires après avoir trôné dans toutes les chaumières sur le poêle de la pièce principale, à la fois cuisine, salle-à-manger et salon quand elle n’était pas aussi la chambre unique. Pour ne donner qu’un exemple, tous nos aïeux ont mis les pieds dans des bassines de cuivre remplies d’eau chaude, en vue d’améliorer la circulation du sang. Aujourd’hui, c’est moins fréquent depuis que les douches, les baignoires et les spas rendent l’homme plus huileux et heureux que jamais.
Casseroles en cuivre fabriquées à Villedieu
Quant à Villedieu, comme son nom l’indique, le toponyme a une origine religieuse. C’est Henri Ier Beauclerc, fils de Guillaume le Conquérant, roi des Anglais et duc de Normandie qui confia le lieu aux chevaliers hospitaliers de l’ordre de saint-Jean de Jérusalem, qui prit ultérieurement le nom d’ordre de Malte. La ville a conservé la tradition d’accueillir tous les quatre ans une procession de chevaliers de l’ordre de Malte, au jour de la Fête-Dieu, dont on devine qu’elle se termine par un banquet où l’andouille triomphe.
Chevaliers de l’Ordre de Malte à Villedieu lors de la Fête-Dieu
Célébration du Grand Sacre à Villedieu, le 1er juillet 1901
En revanche, les soldats de la 4ème division d’infanterie américaine n’ont traversé qu’une fois Villedieu, le 31 juillet 1944, au cours de l’opération Cobra qui les mena de Saint-Lô à Avranches pour provoquer une percée décisive des lignes ennemies.
Soldat américain dans les rues de Villedieu
Toujours est-il qu’une fonderie de cloches exerce toujours ses activités à Villedieu. Elle porte le nom de Cornille-Havard. Sa réputation fort ancienne n’est plus à faire depuis qu’elle a livré en 2013 à Notre-Dame-de Paris un ensemble campanaire de huit nouvelles cloches installées dans la tour Nord, dont la plus grosse, baptisée l’archange Gabriel, pèse pas moins de quatre tonnes, ce qui reste très loin des treize tonnes du bourdon de la tour Sud, Emmanuel, inauguré en 1685 et dont le parrain fut Louis XIV ce qui ne nous rajeunit guère, quatre siècles plus tard.
Les cloches ne viennent pas toutes de Rome par les chemin des airs, il arrive qu’elles proviennent de Villedieu, tout simplement par la route
La visite de la petite ville normande de Villedieu, et plus particulièrement celle de la fonderie fréquentée par plus de 50.000 visiteurs chaque année, nous rappelle à tous comme les cloches appartiennent à notre patrimoine, au point que régulièrement le Conseil d’Etat, expert en cloches, tient régulièrement à préciser une jurisprudence abondante sur le sujet.
Cloche ornant l’escalier de l’hôtel-de-ville de Villedieu
Une recherche dans Légifrance permet de constater que le Conseil d’Etat a émis sur le sujet des sonneries de cloches pas moins de 78 arrêts depuis la loi de séparation de l’église et de l’Etat en 1905, dont 76 avant la Première guerre mondiale, entre 1908 et 1914. La dernière décision d’importance date de 1997 et rejetait une demande de particuliers que les sonneries des cloches de l’église cessâssent la nuit, ce que par délibération, le conseil municipal du village de Couy, dans le Cher, avait refusé. Car si le pouvoir de police administrative appartient au maire qui peut empêcher les sonneries de huit heures du soir à six heures le matin, il n’en est pas pour autant obligé dès lors que la tradition existe.
Fabrication de la cloche du 70ème anniversaire du Débarquement en Normandie
L’arrêt du 6 décembre 1918 nous rappelle aussi une tradition qui semble tombée en désuétude, celle légale d’autoriser les sonneries civiles par les cloches de l’église de la commune au passage du Président de la République et pour les fêtes nationales, dès lors que cet usage résultait d’un accord intervenu dans le département sous la législation concordataire, dès 1884, entre les autorités civiles et ecclésiastiques pour autoriser ces sonneries dans les circonstances ci-dessus indiquées, ce que l’usage antérieur à la loi de séparation de l’église et de l’Etat ne prévoyait pas pour annoncer le passage dans la commune des membres du Gouvernement, et les fêtes locales.
Fonderie de cloches Cornille-Havard à Villedieu
De même, moins de dix jours avant l’attentat de Sarajevo qui allait jeter l’Europe dans la guerre, le Conseil d’Etat précisait dans sa grande sagesse qu’un maire ne pouvait désigner un sonneur civil pour la sonnerie de l’Angélus, à midi, car cette sonnerie a, par son origine, un caractère religieux. Ce qui prouve que les querelles de clochers sont bien souvent des conflits de cloches.
Cloches de la fonderie Cornille-Havard à Villedieu
Pour relancer la production des cloches, on pourrait donc envisager une de ces lois tarabiscotées dont la France a coutume, rendant obligatoires leurs sonneries à chaque passage du Président de la République ou des membres du Gouvernement dans la commune ainsi que pour les fêtes nationales et locales, sans compter la création de carillons pour chaque journée particulière qui envahit désormais le calendrier, comme la journée de l’arbre ou celle de l’eau et bientôt de la vapeur.
Ainsi donc, les cloches sont toujours là même si leur pouvoir médiatique s’est éteint pour n’être plus qu’objet de curiosité. Et elles sont plus que jamais présentes si on s’intéresse aux hommes. Autrefois on pouvait en croiser sur les estrades ou dans les bistrots, ayant déménagé à la cloche de bois et se tapant la cloche bien après que la cloche a sonné, n’entendant qu’une cloche tout en sonnant les cloches à son voisin, ce qui donnait le bourdon.
Arrivée de la cloche de la paix et de la liberté sur le parvis de la cathédrale de Bayeux, fondue à Villedieu pour le soixante-dixième anniversaire du débarquement
Désormais, les cloches peuplent « les étranges lucarnes » du village planétaire, et les filles et fils perdus de Gutenberg et McLuhan, s’en donnent à coeur joie pour carillonner des idioties discordantes à longueur de journée. Il faut apprendre à vivre loin du monde pour y échapper.
Coulée des cloches de l’Arménie à la fonderie Cornille-Havard
C’est pourquoi, il est utile de se rendre à Villedieu, une petite ville qui s’efforce de maintenir et renouveler une production artisanale quelque peu désuète à l’heure des objets connectés, mais qui nous rappelle que les générations précédentes ont fort bien vécu sans la radio, la télévision, l’internet, les mobiles et autres farandoles qui sont autant d’instruments d’agitation pour danse macabre. Casseroles et chaudrons, marmites et poêles, brocs et pots méritent bien plus notre attention car ce sont autant d’ustensiles qui nous permettent de vivre dans la douceur d’un monde sans âge.
Cour intérieure d’une maison ancienne à Villedieu
C’est pourquoi un bourg tel que Villedieu-les-Poêles, avec ses activités artisanales traditionnelles, nous est utile car sa production de bric et de broc appartient autant à notre imaginaire que les oeuvres littéraires du dix-neuvième siècle, alors principalement constituées de feuilletons rédigés à la petite semaine pour le seul plaisir de conter sans prétention des histoires.
Chocolatière produite à Villedieu
Tant qu’il y aura un lieu en ce pays où sont produites des cloches et des cruches, cela signifiera que tout ce que nous consommons n’est pas voué à disparaître mais qu’un savoir-faire ancestral se perpétue loin de toutes ces contraintes environnementales biodégradables, signe malheureux de notre civilisation jetable où le tri sélectif façonne désormais inexorablement nos cerveaux pollués par le gaspillage et la gabegie.
Atelier de fonderie des cloches de l’établissement Cornille-Havard à Villedieu