Voici soixante-dix ans, le 8 mai 1945, la reddition sans condition de l’Allemagne marquait la fin de la Seconde guerre mondiale et le début d’une ère de paix en Europe qui dure depuis ce jour, exceptions faites des interventions soviétiques dans sa zone d’influence jusqu’en 1989, de l’éclatement meurtrier de la Yougoslavie entre 1992 et 1995 et des coups de force de Poutine pour étendre la domination russe sur les territoires caucasien ou slave qui ont largement échappé au contrôle de la Russie depuis l’effondrement de l’Union soviétique en 1991. On peut aussi ajouter les vagues terroristes qui ensanglantèrent le pays basque espagnol ou l’Irlande du Nord et qui furent à l’origine de nombreuses victimes au fil des ans.
Vue de la rue Saint-Pierre à Caen, après les bombardements aériens du 6 et 7 juin 1944
Même si la paix à succèdé à la guerre en Europe, ce n’est pas pour autant que les guerres s’achèvent. En réalité, une guerre commencée ne finit jamais. L’exemple de la Seconde guerre mondiale est révélateur. Soixante-dix ans après la victoire des alliés sur l’Allemagne nazie, en avons-nous vraiment fini avec cette guerre au bilan humain effroyable et aux destructions gigantesques qui ont dévasté l’Europe entière et transformé de fond en comble l’état du monde ? Il est évident que non.
Rue de Caen à Liseux après les bombardements de juin 1944. A noter sur un pan de mur resté debout, la réclame pour le Lion noir, une marque de cirage
D’abord, l’après-guerre reste toujours, d’une certaine façon, la guerre pour les personnes physiques confrontées aux pénuries de logement et de vivres. Il se peut que la reddition ait été signée le 8 mai 1945, mais pour ne prendre que l’exemple de la France, les tickets de rationnement n’ont disparu qu’en 1949, quatre ans après la guerre http://aimos.hypotheses.org/1955 ; et la reconstruction des villes détruites par les bombardements telles que Brest, Caen ou le Havre se poursuivra jusqu’au milieu des années soixante, les bidonvilles apparus à la périphérie des villes en 1944-1945 disparaissant au tout début des années soixante-dix. http://fr.wikipedia.org/wiki/Reconstruction_de_Caen
Vue aérienne de la ville de Vire en Normandie, après les bombardements des 6 et 7 juin 1944
C’est donc un quart de siècle après le 8 mai 1945, que la reconstruction s’acheva, sans qu’aujourd’hui personne ne se souvienne des conditions effroyables dans lesquelles des centaines de milliers de personnes ont vécu pendant des années, entassées sous des tentes, dans les caves des maisons effondrées ou encore dans des quartiers entiers constitués de bâtiments en préfabriqués, rêvant dans le silence et la dignité de l’un des ces immeubles que l’on présente aujourd’hui comme d’affreux lieux de relégation. Cherchez l’erreur !
Troupes britanniques progressant dans les ruines de Caen, juillet 1944
Et s’il n’y a avait que les conditions matérielles qui démontrent qu’une guerre jamais ne s’achève ! Que ce soit pour les combattants ou les civils, les traumatismes physiques, psychiques et psychologiques furent aussi gigantesques, exigeant pour tous les survivants des capacités de résilience hors du commun, pour surmonter les blessures, les deuils, les disparus, les maladies, les violences de toutes sortes endurées, et pour reprendre une expression de Boris Cyrulnik applicable à cette notion de résilience, un art de naviguer dans les torrents, terriblement inouï.
Article publié en avril 1957 du recteur de l’académie de Caen, P. Daure, sur la reconstruction de la ville de Caen, dans la revue Les Cahiers français, créée par le service de documentation de la France libre.
Ainsi de la France dont les historiens se limitent à distinguer entre les bons et les méchants pour reprendre le titre d’un film, les résistants et les collaborateurs, avec une approche souvent simpliste des drames familiaux vécus se rapportant aux prisonniers de guerre, aux déportés, ou au service des travailleurs obligatoires (STO) , sans compter le souvenir des relations de soumission entretenues en toutes circonstances avec l’occupant, au nord de la ligne de démarcation puis à compter de novembre 1942, au sud aussi. Car si l’Allemagne a changé dans ses relations avec la France depuis 1962 avec la signature du traité d’amitié conclu par le général de Gaulle et Konrad Adenauer à Reims, l’occupation ne fut pas une époque de relation d’indifférence avec l’occupant nazi mais une période d’obligations épouvantables auxquelles il était difficile aux Français d’y échapper sauf à ruser en permanence et prendre le risque d’y perdre la vie.
Il n’y eut pas un Français qui jusqu’à la libération totale du pays et quel que fut son âge n’eut à endurer des souffrances conservées en mémoire jusqu’à la fin de leurs jours, les dernières personnes aujourd’hui en vie gardant au moins la trace des privations si ce n’est le souvenir des bombardements lorsqu’ils habitaient des villes où venait roder en masse la mort chaque nuit.
Institutrice conduisant ses élèves vers une carrière à proximité de Caen pour leur permettre d’échapper aux bombardements et aux combats en juin et juillet 1944. Ils y resteront trente jours, ravitaillés par intermittence.
Et puis, il y a encore tous les bouleversements politiques issus des guerres, comme par exemple les territoires conquis ou échangés, les poursuites engagées contre les criminels de guerre et exterminateurs, la fixation des dommages de guerre, les populations déplacées, les transformations économiques et sociales, les changements institutionnels, les mutations des partis politiques, les efforts de reconstruction à partager, jusqu’à la recherche de la paix dans le camp occidental avec la création de l’Europe et cette naissance d’une autre Europe sous joug soviétique en 1947-1948 à la naissance de la guerre froide qui durera jusqu’en 1989.
C’est pourquoi les guerres ne se terminent jamais. Elles se prolongent parfois sous un vocable tel que la paix, parfois sous un terme inquiétant comme l’équilibre de la terreur, cet équilibre qui dure depuis « Hiroshima mon amour« , le 6 août 1945, au souvenir de cette première ville à subir le sort effroyable infligé par l’emploi d’une bombe nucléaire.
Caen, ville martyre, Caen ville à reconstruire
C’est pourquoi lorsque les conditions de la paix existent, c’est à dire lorqu’une guerre qui ne se termine jamais ne se prolonge plus en combats guerriers, il est du devoir de tous de maintenir cet état de paix, par un esprit de fraternité et de réconciliation entre les nations, même si pour reprendre une expression employée par le général de Gaulle, un Etat n’a jamais d’amis, il n’a que des alliés, rejoignant en cela, le Premier ministre anglais Lord Palmerston qui, au milieu du dix-neuvième siècle, affirmait que l’Angleterre n’a pas d’amis ou d’ennemis permanents, elle n’a que des intérêts permanents.
Résurrection de la bibliothèque universitaire de Caen, juin 1956
Publication de 2007 dédiée au 50ème anniversaire de la reconstruction de l’université de Caen
Mais si une nation, son peuple et ses dirigeants recherchent sincèrement la paix entre les nations, alors, pour atteindre ce but, souvenons-nous, en toutes circonstances des paroles d’Aimé Césaire reprenant la célèbre phrase du maréchal Foch : un peuple sans mémoire est un peuple sans avenir.
Moment de détente de soldats britanniques après la bataille, dans Caen dévasté
Et donc, il est légitime de poser cette question : France, en cette veille de 8 mai qui n’est plus pour le plus grand nombre qu’un jour de congé supplémentaire, que fais-tu de ta mémoire ? Ce qui revient à demander : quel sera ton avenir si tu perds la mémoire ?
Soldat appartenant à l’un des services cinématrographiques des forces alliées filmant pour la postérité les décombres de la ville de Caen, à l’issue de la bataille de Caen, qui se prolongea soixante-cinq jours du 6 juin au 13 août 1944.
C’est pourquoi, en Mémoire de nos pères, pour reprendre le titre magnifique du film de Clint Eastwood, et alors que les nouvelles générations sont menacées de sombrer dans la totale ignorance du fait de l’organisation de programmes scolaires qui laisse plus que dubitatif, cet article est dédié à toutes celles et ceux qui ont une certaine idée de la France, l’aiment ou veulent l’aimer et qui savent que, même au milieu des décombres, dans les pires tempêtes, le miracle existe : car si les batailles peuvent se perdre, les guerres se gagnent, même si celles-ci ne se terminent jamais.
Abbaye aux Hommes – Saint Etienne à Caen, fondée par Guillaume le conquérant avant la conquête de l’Angleterre, miraculeusement épargnée par les bombardements et combats de de juin et juillet 1944