Esmeralda l’Egyptienne

En ces premiers jours de printemps 2024,  alors que resurgissent la charpente, la flèche épique et le toit en  plomb et zinc de Notre-Dame de Paris emportés par le Feu, il nous revient une chronique consacrée aux origines égyptiennes d’Esméralda, l’héroïne du roman de Victor Hugo paru le 16 mars 1831, qu’il avait écrit pour alerter sur l’état pitoyable de la cathédrale. Son délabrement était tel qu’il fut même envisagé de la démolir pour en faire une carrière de pierres. Tandis qu’Esmeralda danse encore dans notre souvenir sur le parvis, l’effroi de l’insensée incendie de Notre-Dame nous invite à nous recueillir auprès de ce monument qui, vue du ciel, ressemble à un linceul de pierres déchiré annonçant la Résurrection.

Notre-Dame de Paris est bien plus qu’un pan de notre histoire ou un joyau architectural, c’est le Don de l’Amour, incarné par la Foi des bâtisseurs et des générations qui s’y succèdent depuis 850 ans pour prier, une Foi qui invite à l’humilité au spectacle cruel de tous ces biens terrestres devenus cendres pour renaître dans l’espérance d’une fraternité retrouvée.

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S’il est une Egyptienne de l’ombre aussi célèbre que Nefertiti ou Cléopâtre, c’est bien Esmeralada la bohémienne, l’héroïne de Notre-Dame de Paris, le roman de Victor Hugo. Nous qui avons rejeté de la langue française le mot bohémien, avons tout oublié de ces termes « égyptien » ou « égyptienne », qui longtemps furent les mots usuels pour désigner « bohémien » ou « bohémienne », eux-mêmes remplacés brutalement par « gens du voyage »,  un genre impassible et insignifiant issu d’une expression pourtant originellement poétique du XIXème siècle. Mais l’obligation officielle d’employer à compter de 1969 dans les documents administratifs les mots gens du voyage, a conduit par simple inertie bureaucratique, à briser la chaîne de ces mots mystérieux chargés d’affection et d’émotion fort anciennes, qui nous reliaient à une histoire nomade et vagabonde parcourant les routes de France depuis six siècles.

La Diseuse de bonne aventure, par Régnier, 1625, Musée du Louvre

Victor Hugo situe son roman Notre-Dame de Paris en 1482, à la fin du moyen-âge, dix ans avant la découverte de l’Amérique, alors que l’invention de l’imprimerie par Gutenberg se propage en Occident. Il consacre d’ailleurs plusieurs passages à la révolution de l’imprimerie, pour souligner en un saisissant raccourci que la bible de papier, l’édition, s’apprête à supplanter la bible de pierre, l’architecture. Le temps des cathédrales s’achève, la Renaissance commence. Et au milieu de ces bouleversements historiques, surgit Esmeralda la bohémienne, l’égyptienne, ce qui pour nous est vraiment devenu de l’égyptiaque pour reprendre Victor Hugo : Mais je veux que le diable m’écorche si je comprends ce qu’ils veulent dire avec leur Esmeralda ! Qu’est-ce que c’est que ce mot-là d’abord ? c’est de l’égyptiaque !

Pour désigner Esmeralda, Victor Hugo l’appelle plus souvent égyptienne que bohémienne. Maintenant que nous ignorons tout de notre histoire et avons remisé aux calendes grecques les subtilités de la langue française, nous imaginons volontiers que l’auteur souhaite nous faire croire qu’Esmeralda est originaire de la vallée du Nil et du pays des pyramides, ce qui permet d’accentuer la beauté de ses traits imaginaires hérités de quarante siècles pharaoniques.  Que nenni ! Point du tout ! Car c’est ainsi que pendant trois siècles en France, on a appelé égyptiens les bohémiens, avant que le mot de bohémien ne se substitue au terme originel qui n’a pas grand chose à voir avec l’Egypte ancienne ou moderne.

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La Diseuse de bonne aventure, par Georges de la Tour, 1635-1637, Metropolitan Museum of Art de New York

Victor Hugo qui était loin d’être ignare ou ignorant, ne commet pas d’impair quand il fait référence aux Egyptiens dans son intrigue située en 1482 à Paris. Il se souvient de Molière qui dans les Fourberies de Scapin, fait de l’une des principales protagonistes, Zerbinette, une Egyptienne, reconnue comme fille d’Argante, amante de Léandre que ce dernier veut épouser.

SCAPIN.-Oui, Monsieur, il est vrai qu’il y a trois semaines que vous m’envoyâtes porter le soir, une petite montre à la jeune Égyptienne que vous aimez. Je revins au logis mes habits tout couverts de boue, et le visage plein de sang, et vous dis que j’avais trouvé des voleurs qui m’avaient bien battu, et m’avaient dérobé la montre. C’était moi, Monsieur, qui l’avais retenue

CARLE.-Vos Égyptiens sont sur le point de vous enlever Zerbinette ; et elle-même, les larmes aux yeux, m’a chargé de venir promptement vous dire, que si dans deux heures vous ne songez à leur porter l’argent qu’ils vous ont demandé pour elle, vous l’allez perdre pour jamais

GÉRONTE.-Je vous prie de me dire cette histoire.

ZERBINETTE.-Je le veux bien. Je ne risquerai pas grand’chose à vous la dire, et c’est une aventure qui n’est pas pour être longtemps secrète. La destinée a voulu que je me trouvasse parmi une bande de ces personnes, qu’on appelle Égyptiens, et qui rôdant de province en province, se mêlent de dire la bonne fortune, et quelquefois de beaucoup d’autres choses. En arrivant dans cette ville, un jeune homme me vit, et conçut pour moi de l’amour…

Ainsi, en mai 1671, date de création des Fourberies, la fortune du mot égyptien l’emporte toujours sur celle de bohémien, plus de deux cent cinquante ans après leur entrée dans le royaume de France.  L’historien, mathématicien et géographe Sébastian Münster auteur du célèbre Cosmographia Universalis dont la première édition est publiée en 1544, est le premier à évoqué l’histoire de ce peuple égyptien dont la présence vagabonde est attestée en Allemagne en 1417 avant que le passage de l’une de ces troupes ne soit remarquée à Paris en 1427, dont elle est chassée pour s’éparpiller en bandes dans différentes provinces du royaume.

Duc des égyptiens est le titre donné au chef de ces troupes. Victor Hugo ne fait donc que l’emprunter pour l’attribuer à celui qui mène la procession du pape des fous qui, après avoir parcouru force rues et carrefours, débouchait dans la place de Grève, avec toutes ses torches et toute sa rumeur. Cette procession, que nos lecteurs ont vue partir du Palais, s’était organisée chemin faisant, et recrutée de tout ce qu’il y avait à Paris de marauds, de voleurs oisifs, et de vagabonds disponibles ; aussi présentait-elle un aspect respectable lorsqu’elle arriva en Grève. D’abord marchait l’Égypte. Le duc d’Égypte, en tête, à cheval, avec ses comtes à pied, lui tenant la bride et l’étrier ; derrière eux, les égyptiens et les égyptiennes pèle-mêle avec leurs petits enfants criant sur leurs épaules ; tous, duc comtes, menu peuple, en haillons et en oripeaux. Puis c’était le royaume d’argot : c’est-à-dire tous les voleurs de France, échelonnés par ordre de dignité…

Hugo est tout aussi précis quand il fait dire au capitaine Phoebus qu’Esmeralda pourrait être un nom sarrazin : — Écoutez, ma chère Similar… Esmenarda… Pardon, mais vous avez un nom si prodigieusement sarrazin que je ne puis m’en dépêtrer. C’est une broussaille qui m’arrête tout court. Il n’était pas rare en effet d’appeler les bohémiens ou égyptiens aussi sarrazins ou éthiopiens. En revanche, il s’égare lorsqu’il décrit Esmeralda dans les bras de Phoébus : En parlant ainsi, elle jetait ses bras autour du cou de l’officier, elle le regardait du bas en haut suppliante et avec un beau sourire tout en pleurs, sa gorge délicate se frottait au pourpoint de drap et aux rudes broderies. Elle tordait sur ses genoux son beau corps demi-nu. Le capitaine, enivré, colla ses lèvres ardentes à ces belles épaules africaines. La jeune fille, les yeux perdus au plafond, renversée en arrière, frémissait toute palpitante sous ce baiser.

Car ce n’est point parce qu’on est éthiopienne, égyptienne ou sarrazine, qu’on est pour autant africaine quand on est bohémienne venant d’Europe centrale. Tout le mystère est là, dans ces origines incertaines, bien plus que dans les descriptions pittoresques ne s’embarrassant guère de finesse, de souplesse et encore moins de tendresse au siècle dit des Lumières : il est vrai que l’esclavage était encore considéré à la même époque comme d’un bon rapport, économique, social et humain !

La Madone égyptienne (The Gypsy Madonna) dite aussi la Zingarella, Vierge à l’Enfant de Titien (1512), Kunsthistorisches Museum de Vienne. Elle  devrait son nom à ses cheveux bruns. Le thème de la madone bohémienne est alors fréquent pour souligner la vertu d’humilité.

Les Egyptiens dans l'Encyclopédie de Diderot et d'Alembert

Egyptiens, ou plûtôt Bohémiens, s. m. plur. (Histoire mod.) espece de vagabonds déguisés, qui, quoiqu’ils portent ce nom, ne viennent cependant ni d’Egypte, ni de Boheme ; qui se déguisent sous des habits grossiers, barbouillent leur visage & leur corps, & se font un certain jargon ; qui rodent çà & là, & abusent le peuple sous prétexto de dire la bonne-avanture & de guérir les maladies, font des dupes, volent & pillent dans les campagnes.

L’origine de cette espece de vagabonds, qu’on nomme Egyptiens, mais plus souvent Bohémiens, est un peu obscure, & on n’a rien de bien certain sur l’étymologie de ce nom.

Il est vrai que les anciens Egyptiens passoient pour de grands fourbes, & étoient fameux par la finesse de leurs impostures. Peut-être cette idée a-t-elle consacré ce nom dans d’autres langues pour signifier fourbe, comme il est très-certain que les Grecs & les Latins l’ont employé en ce sens ; les anciens Egyptiens étant très-versés dans l’Astronomie, qu’on ne distinguoit guere alors de l’Astrologie, peut-être encore aura-t-on pû sur ce fondement donner le nom d’Egyptiens à ces diseurs de bonne-avanture.

Quoi qu’il en soit, il est peu de nations eu Europe qui n’ayent de ces Egyptiens ; mais ils ne portent cependant pas par-tout le même nom.

Les Latins les appelloient ægyptii, & les Anglois les ont imités ; les Italiens les nomment zingari ou zingeri, les Allemans ziengner, les François Bohémiens, d’autres Sarrasins, & d’autres Tartares.

Monsther dans sa géographie, liv. III. ch. v. rapporte que ces vagabonds parurent pour la premiere fois en Allemagne en 1417, fort basanés & brûlés du soleil, & dans un équipage pitoyable, à l’exception de leurs chefs qui étoient assez bien vêtus, quoiqu’ils affectassent un air de qualité, traînant avec eux, comme des gens de condition, une meute de chiens de chasse. Il ajoûte qu’ils avoient des passeports du roi Sigismond de Boheme, & d’autres princes. Ils vinrent dix ans après en France, d’où ils passerent en Angleterre. Paquier dans ses recherches, liv. IV. chap. xjx. rapporte en cette sorte leur origine : « Le 17 Avril 1427, vinrent à Paris douze penanciers, c’est-à-dire pénitens, comme ils disoient, un duc, un comte, & dix hommes à cheval, qui se qualifioient chrétiens de la basse Egypte, chassés par les Sarrasins, qui étant venus vers le pape, confesserent leurs péchés, reçurent pour pénitence d’aller sept ans par le monde sans coucher en lit. Leur suite étoit d’environ 120 personnes, tant hommes que femmes & enfans, restans de douze cents qu’ils étoient à leur départ. On les logea à la Chapelle, où on les alloit voir en foule : ils avoient les oreilles percées où pendoit une boucle d’argent, leurs cheveux étoient très-noirs & crépés : leurs femmes très laides, sorcieres, larronnesses, & diseuses de bonne-avanture. L’évêque les obligea à se retirer, & excommunia ceux qui leur avoient montré leur main ».

Par l’ordonnance des états d’Orléans de l’an 1560, il fut enjoint à tous ces imposteurs, sous le nom de Bohémiens ou Egyptiens, de vuider le royaume à peine des galeres. Ils se diviserent alors en plus petites compagnies, & se répandirent dans toute l’Europe. Le premier tems où il en soit fait mention en Angleterre, c’est après ce troisieme réglement, savoir en 1565.

Raphaël de Volterre en fait mention, & dit que cette sorte de gens venoit originairement des Euxiens peuple de Perse. Dictionnaire de Trévoux & Chambers. (G)

Bohémiens aux portes de Paris, XIXème siècle

Hugo qui publie son roman en 1831, réussit le tour de force un demi-siècle plus tard,  de transformer radicalement le regard porté sur les Bohémiens en faisant d’Esmeralda une héroïne égyptienne tragique,  balayant les préjugés sur ces prétendues femmes très laides, sorcières et larronnesses. L’écrivain épris de liberté, fils d’un général de la Révolution, renverse à lui seul les canons de la beauté pour imposer au monde un regard attendri sur la beauté « africaine », se souvenant de Cléopâtre séduisant César et Antoine sans recourir à Liz Taylor ou imaginer qu’un jour Gina Lollobrigida prêterait ses traits italiens à la plus illustre des égyptiennes vagabondes.

Mais s’agissant de l’origine de ces Egyptiens qui serait obscure à en croire les plumes caverneuses du siècle des Lumières, nous voilà toujours aussi peu avancés. Selon une relation publiée en 1875 par un certain Georges Bataillard dans le Bulletin de la société d’anthropologie, et consacrée aux origines des Bohémiens ou Tziganes, après diverses explications d’où il ressort qu’Hérodote, comme toujours, n’est jamais trop loin quand il s’agit d’histoire des peuples, il serait fort peu probable que des Perses ou des Arabes aient enlevé avant l’an mil des Indiens pour les y installer dans le sud de l’Europe centrale ou les disséminer en Syrie ou Egypte. Il serait plus vraisemblable qu’une corporation errante d’artisans forgeant des armes, travaillant le fer, fabriquant des clous depuis des siècles, sillonnait les routes d’Europe et les côtes de la Méditerranée, colportant de ports en ports et de foires en foires, les fruits ferreux de leurs talents sous forme de javelots, épées, sabres ou sagaies. Au fil des temps, cette corporation de forgerons serait devenue un peuple ayant pour terre d’élection la région du bas Danube, entre la Hongrie et la Transylvanie, surgissant à nouveau en Europe occidentale, par la Bohème puis l’Allemagne au début du quinzième siècle.

Il n’empêche. Paquier évoque le séjour à Paris en 1427 d’Egyptiens aux cheveux très noirs et crépus, chassés de basse Egypte  par les Sarrazins et qui seraient Chrétiens, ayant reçu du pape pénitence d’aller sept ans par le monde sans coucher en lit. En l’ocurrence, ne seraient-ils pas tout simplement des Coptes ? Peu probable, fort improbable même.  A cette époque, il était alors question d’une petite Egypte, qui englobait différents pays d’Orient tels que la Syrie, Chypre ou la Grèce. Il se peut même que ce terme de petite Egypte aurait seulement désigné un lieu habité par ces « Egyptiens », proche de la ville de Modon dans le Péloponnèse qui constituait un port de passage habituel pour les Européens se rendant en Terre sainte. Chateaubriand dans son Itinéraire de Paris à Jérusalem l’évoque ainsi :  A midi nous jetâmes l’ancre devant Modon, autrefois Méthone en Messénie. A une heure j’étais descendu à terre, je foulais le sol de la Grèce, j’étais à dix lieues d’Olympie, à trente de Sparte, sur le chemin que suivit Télémaque pour aller demander des nouvelles d’Ulysse à Ménélas : il n’y avait pas un mois que j’avais quitté Paris… Modon ne présente aux regards qu’une ville de moyen âge, entourée de fortifications gothiques à moitié tombantes. Pas un bateau dans le port, pas un homme sur la rive : partout le silence, l’abandon et l’oubli.

Le silence, l’abandon et l’oubli furent aussi le sort réservé à l’Egyptien bohémien, mot de cristal authentique qui ne resurgit plus que dans les pages des livres antiques. Mais à chaque fois qu’on le rencontre au détour d’une phrase, le mystère demeure sur ses origines soulevant autant d’interrogations que les jupons d’Esmeralda fascinent encore lecteurs et spectateurs.

Avec le Bossu de Notre Dame, adaptation libre du livre de Victor Hugo, la boutique magique de Disney a donné une nouvelle vie au roman et un public rajeuni à Esmeralda l’égyptienne, Quasimodo le bossu et autres  personnages d’une intrigue inventée par l’auteur pour sauver Notre-Dame de Paris des outrages du temps et de l’histoire, et qui menaçait ruines. Mission plus qu’accomplie : Viollet-le-Duc fut appelé au secours et la cathédrale sera restaurée à l’occasion de travaux échelonnés jusqu’en 1864.

Voici les définitions vagabondes concernant le terme bohémien, données dans les éditions successives du Dictionnaire de l'Académie française, de la première édition en 1694 à la cinquième en 1798 :

Dictionnaire de L'Académie française, 1ère Edition (1694)

BOHEME. Bohemien, Bohemienne. Sorte de gens vagabonds, libertins, qui courent le pays, disant la bonne aventure au peuple credule, & dérobant avec beaucoup d'adresse.On dit proverb. Cet homme vit comme un Boheme, pour dire, qu'Il n'a ny esquipage ny domicile assuré.

Dictionnaire de L'Académie française, 4ème Edition (1762)

BOHÈME, ou BOHÉMIEN, BOHÉMIENNE. On les nomme aussi Egyptiens. Ces mots ne sont point mis ici pour signifier les peuples de cette partie de l'Allemagne qu'on appelle Bohème; mais seulement pour désigner une sorte de vagabonds qui courent le pays, disant la bonne aventure, & dérobant avec adresse. Une troupe de Bohémiens.On dit familièrement d'Une maison où il n'y a ni ordre ni règle, que C'est une maison de Bohème.On dit proverbialement, qu'Un homme vit comme un Bohème, pour dire, qu'Il vit comme un homme qui n'a ni feu ni lieu.

Dictionnaire de L'Académie française, 5ème Edition (1798)

BOHÈME, ou BOHÉMIEN, BOHÉMIENNE. s. On les nomme aussi Egyptiens. Ces mots ne sont point mis ici pour signifier Les peuples de cette partie de l'Allemagne qu'on appelle Bohème; mais seulement pour désigner Une sorte de vagabonds qui courent le pays, disant la bonne aventure, et dérobant avec adresse. Une troupe de Bohémiens.On dit familièrement d'Une maison où il n'y a ni ordre ni règle, que C'est une maison de Bohème.On dit proverbialement, qu'Un homme vit comme un Bohème, pour dire, qu'Il vit comme un homme qui n'a ni feu ni lieu; et Foi de Bohème, pour exprimer Une foi pareille à celle que les Bohèmes sont supposés se garder entre eux.
Laurel & Hardy : La Bohémienne

A ce propos, souvenons-nous de la chanson d’Aznavour intitulée la Bohème, quand je vous parle d’un temps que les moins de vingt ans ne peuvent pas connaître [et que]  Montmartre accrochait en ces temps-là les lilas jusque sous nos fenêtres…,  [et que] la bohème, la bohème, cela ne veut plus rien dire du tout. 

Alors imaginez un instant, les Egyptiens, les Egyptiens, cela ne nous rappelle plus rien quand on n’est ni historien, ni généalogiste, ayant tout oublié de Molière ou d’Hugo pour se contenter du Bossu de Disneyland ou de la Esmeralda hollywoodienne et qui n’ont rien du tout de la bohémienne et encore moins de l’égyptienne, et alors même  qu’il y a longtemps que le duc des égyptiens ne vagabonde plus dans nos provinces à la tête d’une misérable troupe armée de piques, hallebardes et autres ferremens.

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Campement de bohémiens, par Vincent Van Gogh, 1888, Musée d’Orsay, Paris

Et puis, dans ce monde où le sort cruel d’Esmeralda continue d’être subi chaque jour par d’innombrables femmes innocentes, nous avons toujours la possibilité d’écouter, tant qu’il en est encore temps, une rhapsodie égyptienne en lisant un poème de Rimbaud.

Je m’en allais, les poings dans mes poches crevées ;
Mon paletot aussi devenait idéal ;
J’allais sous le ciel, Muse ! et j’étais ton féal ;
Oh ! là là ! que d’amours splendides j’ai rêvées !

Mon unique culotte avait un large trou.
– Petit-Poucet rêveur, j’égrenais dans ma course
Des rimes. Mon auberge était à la Grande Ourse.
– Mes étoiles au ciel avaient un doux frou-frou

Et je les écoutais, assis au bord des routes,
Ces bons soirs de septembre où je sentais des gouttes
De rosée à mon front, comme un vin de vigueur ;

Où, rimant au milieu des ombres fantastiques,
Comme des lyres, je tirais les élastiques
De mes souliers blessés, un pied près de mon coeur !

A moins de ne préférer lire de Baudelaire, le poème les Bohémiens en voyage :

La tribu prophétique aux prunelles ardentes
Hier s’est mise en route, emportant ses petits
Sur son dos, ou livrant à leurs fiers appétits
Le trésor toujours prêt des mamelles pendantes.

Les hommes vont à pied sous leurs armes luisantes
Le long des chariots où les leurs sont blottis,
Promenant sur le ciel des yeux appesantis
Par le morne regret des chimères absentes.

Du fond de son réduit sablonneux le grillon,
Les regardant passer, redouble sa chanson ;
Cybèle, qui les aime, augmente ses verdures,

Fait couler le rocher et fleurir le désert
Devant ces voyageurs, pour lesquels est ouvert
L’empire familier des ténèbres futures.

Les petits bohémiens de notre enfance qui venaient s’asseoir épisodiquement sur les bancs de l’école, ruminant à la récréation sous le préau quelques maléfices inoffensifs, ne reviendront plus. Comme nous quittions nos culottes, leurs roulottes ont délaissé les routes de nos campagnes qui se dépeuplaient pour rejoindre les lumières balbutiantes des villes grouillantes. Plus d’égyptiens, plus de bohémiens, rien que des gens du voyage qu’on appelle Roms, fausse abréviation de romanichel, qui laisse croire désormais que ce peuple qui n’en finit pas de voyager, aurait des attaches chez les Romains ou les Roumains,  alors qu’en fait, il s’agit d’une dénomination officielle adoptée en 1971 par l’ONG l’Union Romani internationale, et qui est dérivée du hindi rom qui veut dire homme, pour tout simplement désigner d’un mot unique des populations multiples possédant langues, cultures et pérégrinations communes. Ces populations seraient originaires du nord du sous-continent indien. Par vagues successives depuis plus de dix siècles,  ayant traversé l’Iran et le Caucase, et après d’innombrables périples et péripéties, elles auraient essaimé en Europe. Les Gitans et les Manouches ne sont pas d’accord. Et ils ont peut-être raison. Car il n’y a rien de plus grandement incertain que les vastes certitudes exprimées en un mot.

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Jacques Callot (1593-1635), peintre et graveur, est célèbre pour ses gravures et peintures représentant des Bohémiens. A l’âge de 12 ans, attiré par l’Italie il quitte sa Lorraine natale et est recueilli par une troupe de bohémiens à Lucerne en Suisse, avec lesquels il se rend à Florence.

2,4 centimètres par seconde, 1, pour ce que cela vaut

Arrivé au point de vue de Gadet qui dominait la plage de Grande anse à Deshaies, dans le nord de l’île de la Guadeloupe autrement appelée la Basse-Terre pour la distinguer de la seconde aile du Papillon, dite la Grande-Terre, Lothaire Virtualis dit Lô, s’apprêtait à descendre de voiture pour prendre des photographies des lieux aux couleurs de midi.

Il allait chercher son téléphone mobile dans la boîte à gants qui n’en contenait jamais, lorsqu’il aperçut sur le tableau de bord un insecte qui se promenait avec nonchalance, quelque peu débonnaire à cette heure de la journée où le soleil caillassait fort. L’observant de plus près, Lô remarqua comme des reflets dans un oeil d’or, un scintillement trompeur fort visible à cette heure, qui était lié à l’unique ligne médiane dorsale d’écailles blanches traversant le thorax surplombant les pattes postérieures constituées d’anneaux d’écailles blanches au nombre de cinq : aucun doute possible, c’était bien un moustique tigre ne mesurant pas plus de cinq millimètres et dont le poids afficherait entre 2,5 et 5 milligrammes s’il avait été perché sur une balance.

L’observant de plus près encore, à une distance d’environ un décimètre lui laissant quatre ou cinq secondes de répit, Lô n’eut aucun doute que l’intrus était une commère en quête d’un bon repas, au corps non encore boursouflé, capable d’aspirer dix millimètres de sang et de doubler de volume qui la ferait voler moins haut, moins loin, et plus lentement : guère plus de 2,4 centimètres par seconde, à peine cent mètres par heure ; il était temps de passer à l’action.

Lô tendit le bras à distance du moustique tigre et ouvrit la boîte à gants où il trouva une notice technique de l’automobile, un trousseau de clefs, un sachet de citronnelle, un téléphone mobile, et au fond de la boîte un passeport ainsi qu’un étonnant étui de revolver en écaille de crocodile, un revolver de marque Springfield Armory 1911. Plus surprenant, l’étui était vide, au point d’en oublier le moustique qui avait pris son envol et entreprenait une reconnaissance des lieux. Lô ouvrit la fenêtre du côté passager avant, place du mort, pour créer un appel d’air, sans succès. Le moustique était retourné sur le tableau de bord, surveillant vigilant qui l’observait aussi, comme s’il existait entre les deux observateurs une ligne de démarcation à ne pas franchir.

A nouveau assis derrière le volant, Lô inspecta le butin de la boîte à gants. La notice technique ne correspondait pas à la marque du véhicule, le sachet de citronnelle était vide, six clefs pendaient au trousseau, et le téléphone était éteint ; Quant au passeport qu’il songeait à le feuilleter, il contenait une carte d’identité qui glissa à terre. Il se disposait à la ramasser quand, approchant du tableau de bord, il vit que subrepticement, le tigre en avait fait autant franchissant la ligne invisible qui les séparait. Lô fit un geste de la main en sa direction. Le moustique s’envola pour se reposer à l’endroit exact où il l’avait surpris la première fois. Lô ramassa la carte d’identité, mit ses lunettes. Il y était entre autre inscrit :

Une feuille de calepin roussi par les ans traînait aussi dans le passeport, sur laquelle il était rédigé d’une main dont il reconnût l’écriture digne d’un tigron en chambre :

Lô sourit, retrouvant instantanément un air qu’il n’avait plus entonné depuis quatorze ans maintenant, recherchant le nom du Band qui jouait à la perfection cette musique d’antan lontan, 1966 si sa mémoire ne fléchissait pas ; et alors qu’il commençait à siffloter pour l’entonner, son allégresse fut tout aussitôt arrêtée par des coups de klaxon provenant de l’arrière, et comme il regardait dans le rétroviseur central auquel était suspendue une conque de lambi d’une douzaine de centimètres de long, il surprit, surplomblant la conque, tout dard vrombissant prêt à siroter, le tigre s’en allant à la fête au sang. Lô lui donna une gifle de la main droite à la volée, sans succès. Le moustique avait disparu.

Au même moment, à la fenêtre du conducteur, un objet toquait : comme un éperon en or qui brillait au soleil perçant sous les nuages effilés d’argent passant leur chemin au-dessus des montagnes du nord de la Basse-Terre, entre Caféière et Morne d’Inde : c’était Damiana la petite fille du Cardinal, qui au très haut petit matin, s’en était venue à cheval au galop de Grande Anse par la trace des contrebandiers, dite OGCCIC ; elle était de noir toute vêtue, à l’exception de cuissardes rouges en cuir d’Espagne, comme habillée pour se rendre au carnaval.

Au lointain d’Est, iguane qui n’était pas Rhinocéros se faufilait au milieu des arbres : la tempête approchait, à un rythme de déplacement inférieur à vingt-quatre kilomètres par jour, ce qui était de mauvaise augure pour la suite des événements.

tombé au sol à la vitesse subsonique de 2,4 cm/s, le seize août de l’an de grâce 2023, vers midi

Voir Itinerario, Le Maître de la moisson, chap. 1, Buffalo Springfield again,

éditions Luxia, 2013, 5,26 € via Amazon

380 mètres par seconde, 1, Buffalo Springfield Again

telle est la vitesse sonique d’une munition de calibre 45 ACP du pistolet Springfield Armory 1911 modèle Ronin, à la carcasse en acier inoxydable et à l’esthétique raffinée, fabriquée à Geneseo dans l’Illinois dont la capitale est Chicago, qu’il serait possible d’acquérir pour 985 euros par l’internet de tous les égos, goûts, égoûts et dégoûts, une arme dont le coefficient balistique ne laisserait aucune chance à Lô, autrement appelé l’Auteur virtuel de son véritable nom Lothaire Realitus Virtualis, du fait que le canon court se trouvait à moins de 2,4 centimètres de sa tempe où bourdonnait un moustique tigre ;

en cet instant, Lô pensa qu’il aurait du flinguer l’insecte volant d’un coup de machette en quittant trois heures plus tôt, l’habitacle de la Renault Captur E-Tech full hybrid 145, louée l’avant-veille au soir à l’aéroport Pôle Caraïbes des îles de la Guadeloupe, implanté sur la commune des Abymes ;

plus encore que chaque seconde gagnée en cette situation, il importait surtout à Lô en ce début de nuit installé de force assis sur le siège conducteur par ses deux gardes le mettant en joue, de ne faire aucun geste brusque pour éloigner de sa tempe le moustique tigre prêt à bondir, qui survolait sa feignasse de tignasse de lion ressemblant à un arpent de forêt amazonienne arasé, au risque de se retrouver confronté au rugissement de la balle du pistolet Springfield qui n’appartenait pas au Buffalo Soldier inconnu, surgissement évalué dans un ordre de grandeur du cent mille millième de seconde à l’instant précis où le moustique piqua la tempe : le reclus dans le véhicule n’exprima aucune douleur pour ne pas décontenancer les singes astronomes l’entourant, alors qu’il ne réescomptait plus que quatre ou cinq secondes de survie sur la terre, qui seraient toute une éternité pour devancer la mort ensanglantée s’annonçant déguisée en larmes de pierre et de cendres provoquées par l’usage intempestif de l’arme à feu ;

c’est alors qui lui revint en mémoire une petite musique, deux ou trois notes pas plus, et une voix, celle de Birkinesh la Merveilleuse rappelant à Lô au grand soudain, n’avoir pas le droit de mourir au lancer de dés ou de cartes jetées dans l’éternel oubli [le temps] tombe ce qu’il moissonne ;

certes, la littérature n’est que de la mort, mais sous condition d’être Trompe-la-mort parcourant en contrebande à la seconde décisive une distance intérieure équivalente à 380 mètres pour le moins, qui est celle d’un noeud de vie à la mode de Saint-Florent-le-Vieil ;

Lô se rappela alors l’un de ces passages de traverse semé de pavés, qu’il était toujours possible d’emprunter dans une ville immense comme Paris, une voie étroite s’inclinant d’un instant l’autre vers Montmartre sur le chemin d’une seconde vie.

Birkinesh, Y Pourpre de Cassius

Buffalo Soldier

la littérature n’est que de la mort

Les larmes de pierre et de cendres

Lothaire Realitus Virtualis

Quatre ou cinq secondes

Les Singes astronomes

Paris sous la neige

Le ciel était bleu ce lundi 18 janvier 2024 à 9 heures 34, quand Lô, disparu depuis 10 ans, se décida à revoir Paris perdu dans des brumes qui n’avaient rien du naturel qui revient au galop. Peut-être, serait-ce la dernière fois qu’il lui serait donné d’admirer les toits de zinc sous la neige, comme la lutte contre le réchauffement climatique allait probablement obliger à recourir à la blanche laque ou à la multiplication des plaques solaires, miracle des temps modernes. Il se souvint alors que dans trois jours, plus personne ou presque ne saluerait la mémoire de ce Roi plus que mort, emporté tout autant par les bourrasques mortifères d’un monde appelé à disparaître que par ses propres tourments de serrurier ayant perdu les clefs d’un songe millénaire, où il suffisait de crier: le Roi est mort, Vive le Roi, de sorte que tout change pour ne rien changer dans le Royaume, notre demeure qui se meurt.

Il n’y a pas que les trônes qui vacillent, ni même la certitude que tout empire périra. Les démocraties aussi sont appelées à disparaître quand elles renoncent à brandir l’étendard de lys immaculé, tel un blanc-seing flottant en haut du mât, et peu importe les couleurs bleu et rouge de la nef, qui l’accompagnent, seule compte la liberté, la liberté de tout être humain, propre à chaque vie humaine, quel que soit cet humain, ce qu’il a été ou n’était pas, ce qu’il est ou n’est pas, ce qu’il sera ou ne sera point, un humain qui est tout être humain, une personne, tout simplement chaque personne, un poing de dignité dans la foule et la folie des hommes. Point à la ligne.

Perdu dans les songes d’antan, Lô, engourdi, soudain extirpé de sa léthargie, se réveilla tout feu follet. Il tourna la tête vers la droite, et ce qu’il vit le prit d’effroi : le canon d’un Springfield, calibre 45 ACP, tirant une balle à la vitesse sonique de 380 mètres par seconde, de quoi parcourir 1.368 kilomètres en une heure, plus que la distance de Paris à Saint-Pétersbourg: 1340 kilomètres, et bien moins que les 2,4 centimètres qu’un moustique tigre franchit en une seconde, qui étaient la distance séparant le canon du revolver de sa tempe à lui, Lô, le professeur d’histoire.

En cet instant-ci surgi du néant, il se retrouvait dans la fraction millésimée d’un cauchemar qui était toute sa vie au point, lui le professeur, de ne se souvenir en ce moment-là, de la date inoubliable de la fondation de Saint-Pétersbourg, le 27 mai 1703, Ville de l’eau de la Grâce et du martyre de la Sainte Russie, tout comme la cité des Parisii est la Ville de la Tour unique, du grand Gibet de la Roue, située juste en-dessous de la Butte chère à Blaise, qui nous hante et nous tourmente, et où, pour Vous, mes Petits-enfants, mes Onze Petits-enfants en ce jour du 3 février 2024, je poursuis au pied de Montmartre mon Amour, un livre commencé par mégarde voici quarante ans, un seul livre toujours recommencé, qui sera l’unique livre que j’écrirai toute ma simple vie, un livre qui vous était prédestiné, à Vous, Enfants de tout miracle, survenus en France du monde entier, un livre qui fonde un seul et unique univers dans l’ordre et le désordre des choses allant bien au-delà de toute roue et tout gibet, et qui constitue le monde des Humains n’existant pas sans la Liberté, comme celle d’écrire, ce soir, un livre singulier qui pourrait s’appeler le Livre de Jimknows, mais qui s’intitule, pour ce moment inouï de lueur, 380 mètres par seconde.

Vue depuis la butte de Montmartre sur les toits de la Ville de la Tour unique, du grand Gibet de la Roue, telle que l’évoque Blaise Cendrars dans la Prose du Transsibérien et de la petite Jehanne de France (photographie de l’auteur virtuel, prise le 18 janvier 2024, épargnons au lecteur, l’heure, la minute et la seconde).

Le témoin insolite de l’arrestation du Christ

En ce Jeudi saint, il nous semble pertinent de mettre en avant une chronique consacrée au Témoin insolite de l’arrestation du Christ, qui n’est autre que la Vérité toute nue affrontant le mensonge drapé. L’arrestation nocturne du Christ au Jardin des oliviers précède les événements douloureux qui mènent le Christ au supplice de la Croix.

Passion (peinture) — Wikipédia

Crucifixion, oeuvre d’Antonello de Messine

A l’heure où le Christ est arrêté au jardin des Oliviers, et que se noue le drame qui le mène au Golgotha, une brève scène de l’évangile de Marc mérite plus particulièrement toute notre attention : un jeune homme s’enfuit tout nu, emportant avec lui la vérité ailée qui mène aux portes du Paradis, tandis que Judas, de son côté, se retire portant le mensonge en poids d’argent pour fruit de sa trahison. Au milieu du tumulte, Jésus préfigure le Christ du jugement dernier : « Et ils s’en iront, ceux-ci à une peine éternelle, et les justes à la vie éternelle  » (Mt 25:46). Car, c’est face au Christ qui est la Vérité que sera définitivement mise à nu la sincérité et la vérité sur la relation de chaque homme à Dieu: Celui qui me rejette et qui ne reçoit pas mes paroles a son juge; la parole que j’ai annoncée, c’est elle qui le jugera au dernier jour (Jn, 12:48).

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Le Jugement dernier, tympan de la façade occidentale de la cathédrale de Bourges

Voici donc la chronique déjà publiée par le passé :

Si l’arrestation du Christ au jardin de Gethsémani racontée par les quatre évangélistes concorde sur le lieu et le comportement des principaux protagonistes, Judas, Pierre et les autres apôtres, il est une scène insolite propre au seul récit de Marc qui intrigue depuis deux mille ans et suscite la curiosité. Il s’agit d’un jeune homme s’enfuyant tout nu lors de l’arrestation de Jésus : un jeune homme le suivait, n’ayant pour tout vêtement qu’un drap, et on le saisit ; mais lui, lâchant le drap, s’enfuit tout nu (Marc, 14, 51-52). Le tableau reproduit ci-dessus de Giuseppe Cesari dit le Cavalier d’Arpin et qui est accroché à la galerie Borghèse de Rome, met en scène le récit de Marc, comme le montre sur la gauche, la présence de ce jeune homme s’enfuyant nu tandis que du côté droite, Judas portant un manteau jaune, s’éclipse aussi.

De nombreux commentateurs considèrent possible d’identifier Marc l’évangéliste au jeune homme qui s’enfuit lors de l’arrestation de Jésus. Il se serait donc mis en scène comme l’ultime témoin de cette arrestation sans pour autant se nommer. Saint Grégoire le Grand, pape de 590 à 604, aurait été le premier à affirmer que le récit de ce jeune homme s’enfuyant nu serait autobiographique. Depuis lors, cette affirmation est devenue une tradition inscrite jusque dans l’oecuménisme biblique. Reste alors à savoir qui est ce Marc l’évangéliste dont l’attribut est le lion en raison du fait que son récit débute par la prédication de saint Jean-Baptiste au désert, et que le lion est l’animal du désert (Marc, I, 12-13).

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Le lion de Saint Marc entre Saint Jean Baptiste, Saint Jean l’évangéliste, Sainte Madeleine et  Saint Jérome, œuvre de Cima da Coneglione

La tradition désigne clairement Marc comme un disciple de Pierre et son interprète. C’est notamment le cas de Pères de l’église tels que saint Jérôme (Marc, interprète de l’apôtre Pierre et premier évêque d’Alexandrie), Clément d’Alexandrie et Origène (Selon ce que Pierre lui avait enseigné) ou encore Tertullien, Saint Irénée (Marc, disciple et interprète de Pierre nous transmit lui aussi par écrit ce qui avait été prêché par Pierre), Saint Justin qui rapporte des traits de l’évangile selon saint Marc comme appartenant aux mémoires de Pierre,  et surtout Jean le Presbytre dont le témoignage rapporté par Papias est cité par Eusèbe de Césarée dans son Histoire ecclésiastique au Livre III, chapitre XXXIX, 15 : Marc qui avait été l’interprète de Pierre, écrivit exactement tout ce dont il se souvint, mais non dans l’ordre de ce que le Seigneur avait dit ou fait car il n’avait pas entendu le Seigneur et n’avait pas été son disciple, mais bien plus tard, comme je disais, celui de Pierre. Celui-ci donnait son enseignement selon les besoins sans se proposer de mettre en ordre les discours du Seigneur. De sorte que Marc ne fut pas en faute, ayant écrit certaines choses selon qu’il se les rappelait. Il ne se souciait que d’une chose : ne rien omettre de ce qu’il avait entendu, et ne rien rapporter que de véritable.

Le témoignage de Jean le Presbytre est d’autant plus intéressant que le deuxième évangile attribué par la tradition à Marc, aurait été le récit primitif à partir duquel les deux autres évangiles synoptiques, ceux de Matthieu et Luc furent rédigés. En effet, sur les 661 versets de l’évangile bref et simple de Marc, plus de 600 sont utilisés par Matthieu et 350 par Luc ; seulement 31 versets sur les 661 n’ont aucun écho direct dans les deux autres évangiles synoptiques. Et seuls trois passages de Marc sont totalement absents  chez Matthieu et Luc : la guérison de l’aveugle de Bethsaïda (8, 22-26), l’annonce de la Passion par Jésus (Vous serez tous scandalisés, car il est écrit :je frapperais le Berger et vous serez tous dispersés, ce à quoi Pierre répond : quand tous seraient scandalisés, je ne serais pas scandalisé, Marc 14, 26 à 29) et enfin, les deux versets, consacrés au jeune homme s’enfuyant tout nu lors de l’arrestation de Jésus. D’où l’importance de connaître la vie de Marc auquel on attribue l’écriture du premier évangile rédigé même si la tradition évangélique place en premier celui de Matthieu écrit en araméen à la différence des trois autres écrits en grec.

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Saint-Marc écrivant

Toujours selon la tradition, Marc aurait appartenu au groupe des soixante-douze disciples du Christ. Après avoir accompagné Paul dans plusieurs de ses périples, il serait devenu l’interprète et l’assistant de Pierre dans son apostolat à Rome, rédigeant le premier témoignage sur la vie du Christ à la demande même du chef  de l’église pour les Chrétiens de Rome. Il aurait quitté la capitale de l’empire romain en 61, trois ans avant le martyre de Pierre sous les persécutions de Néron, pour aller fonder l’église d’Alexandrie où il y avait déjà fait un séjour en 43, évangélisant l’Egypte jusqu’à son martyre en 68.

Que sait-on de plus ? la tradition évoque le fait que l’auteur de l’évangile selon Saint Marc s’appellerait Jean surnommé Marc, le fils de Marie de Jérusalem et le cousin de Barnabé qui accompagne Paul dans ses voyages en Asie mineure. Ce Jean (nom Hébreu) appelé Marc (surnom romain) est nommé dans les épîtres aux Colossiens, à Philémon et dans les Actes des apôtres par deux fois. Ces mêmes Actes montrent que la maison de sa mère à Jérusalem aurait été au centre de la vie chrétienne (Actes 12, 25) et que Marc aurait suivi Paul et Barnabé à Antioche avant de les quitter et retourner à Jérusalem pour se rendre à Chypre puis à Rome où il se met au service de Pierre, et alors que Paul y est au cachot après avoir été transféré de Césarée Maritime, la cité grecque où les juifs n’ont aucun droit, qui est aussi le siège de l’administration romaine pour la Galilée et la Judée.

A son retour à Alexandrie, donc en 61, son évangile est déjà rédigé et commence à circuler d’une ekklésia l’autre en Egypte même où Marc, assisté de saint Amen, ordonne trois prêtres et sept diacres, prêtre étant un terme ayant pour origine le mot grec presbyteroï, anciens, et diacre celui de diakonoï, serviteur.

Considéré comme le fils très cher de Pierre (I Pierre, V, 13), sa proximité avec le chef de l’église serait d’autant plus grande que celui-ci se serait réfugié chez sa mère Marie de Jérusalem, après sa sortie de prison, dans la maison même où se constitua la première communauté chrétienne. Ce serait d’ailleurs Pierre qui aurait baptisé Marc, ce dernier mettant au service du Galiléen ses connaissances du grec et latin pour l’apostolat à Rome.

La proximité de Marc avec Pierre rend en définitive incertain le caractère autobiographique de l’épisode du jeune homme s’enfuyant nu lors de l’arrestation de Jésus au jardin des Oliviers. Tous les Pères et Docteurs de l’église s’accordent en effet pour dire que l’évangile selon Marc est le plus précis, concis et réaliste d’un point de vue historique, au point de considérer qu’il s’agit des véritables mémoires de Pierre. On reconnaît et admire en Marc ses qualités d’exactitude, ses scrupules d’honnêteté et pour reprendre les termes de Papias, évêque d’Hiérapolis en Phrygie, cité par Eusèbe de Césarée : Marc ne commit point de péché en écrivant certains choses exactement telles qu’il se les rappelait, car il n’avait qu’un seul souci : n’omettre rien de ce qu’il avait entendu et n’inclure rien de faux.

S’il n’ajoute et n’omet rien, alors l’épisode du jeune homme s’enfuyant nu est véridique d’un point de vue historique même si le fait que ni Matthieu ni Luc ne l’évoquent après en avoir eu connaissance dans l’évangile de Marc, doutant peut-être de son historicité ou redoutant ce caractère autobiographique que tous deux auraient alors contesté en passant l’épisode sous silence. A moins tout simplement qu’ils n’aient pas compris la signification de ces versets, ce qui serait pour le moins curieux de la part des deux évangélistes.

Car au premier abord, la présence de ce jeune homme au moment de l’arrestation de Jésus peut être interprétée comme le contrepoint du comportement des apôtres lors de la scène de l’arrestation. Ce n’est pas l’épisode qui est insolite mais ce jeune homme, seul témoin innocent de l’arrestation à la différence de tous les autres, y compris les apôtres. La troupe qui vient l’arrêter porte une culpabilité première dans les événements qui vont se précipiter jusqu’à la crucifixion ; Judas trahit Jésus pour trente deniers et se pend ; les disciples pris de panique s’enfuient ; et Pierre renie les enseignements du Seigneur en usant de la violence. Seul le jeune homme vêtu d’un drap dont on ne sait rien, reste jusqu’au bout, devenant lui-même suspect au point d’être menacé d’être arrêté et de devoir s’enfuir, se retrouvant tout nu comme la vérité dont il peut témoigner en tant que spectateur impartial de la scène. Ce jeune homme qui s’enfuit tout nu peut donc être considéré comme le regard impartial que nous devons porter sur cette scène où les hommes abandonnent à son destin tragique Jésus, le fils de Dieu fait homme, qui avait annoncé aux apôtres, et plus particulièrement à Pierre son successeur, qu’il ne pourrait en être autrement, tout ce qui arrivera devant arriver.

Ce n’est donc pas Marc qui ajoute par ses deux versets une scène fausse. Il n’omet rien en vérité de ce que lui rapporte Pierre. Et nous pouvons d’autant plus croire en cette scène d’une authenticité incroyable qu’elle est assurément dictée par un Pierre épris de remords pour avoir méconnu le message du Christ en recourant à la violence lors de son arrestation. Pierre a vraisemblablement vu ce jeune homme s’enfuir, songeant à un autre passage de l’évangile qu’il dicte à Marc : qui veut sauver sa vie la perdra (Marc, 8, 35). Car en perdant le drap qui l’habille, se retrouvant tout nu, le jeune homme réalise le risque inconsidéré qu’il a pris, perdant dans sa fuite toutes les certitudes dont il était drapé pour n’être plus rien, nu sans plus aucun signe d’identité.

Nous pourrions en rester là de nos explications sur la présence insolite de ce jeune homme s’enfuyant nu s’il n’y avait deux autres aspects à évoquer qui suscite cette fois non plus notre curiosité mais intriguent.

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Tout d’abord, la perte du drap peut être rapprochée d’un autre passage de l’Evangile selon Marc, lorsqu’au chapitre 15, versets 42 à 46, l’évangéliste raconte comment un certain Joseph d’Arémathie ose se rendre chez Pilate pour demander le corps de Jésus supplicié. Etonné que ce dernier soit déjà mort, et après avoir demandé confirmation au centurion, Pilate donne le corps à Joseph qui achète un drap, descend Jésus de la croix, l’enveloppe avec le drap et le met au tombeau.

Or, selon Elian Cuvillier, prédicateur calviniste du Carême protestant et auteur d’un livre publié en 2002 chez Bayard consacré à l’évangile de Marc,  c’est le même terme grec de drap (sindôn) qui est utilisé par deux fois, sans que ce terme se retrouve une autre fois dans l’évangile. Sans doute, ce rapprochement de vocabulaire ne suffit pas à en donner une signification particulière, mais il n’empêche que l’on peut s’aventurer à considérer que le drap perdu par le jeune homme lors de sa fuite pourrait être, du fait de l’unicité du mot utilisé, le drap acquis par Joseph d’Arémathie, qui devient alors le suaire dans lequel est enveloppé le corps du Christ, suaire qui après l’ouverture du tombeau vide devient l’unique témoignage matériel laissé aux générations futures de la résurrection du Christ.

Cette hypothèse est d’autant plus troublante que le jeune homme qui s’enfuit tout nu a été saisi au moment de perdre son drap par des soldats qui se partageront les vêtements de Jésus après que le fils de Dieu eut été crucifié nu, tout comme la vérité est toute nue, et que l’un de ses soldats ayant saisi le drap et se trouvant au pied de la croix, a fort bien pu le céder à Joseph d’Ariméthie à la recherche d’un tissu pour justement envelopper le corps de Jésus et cacher sa nudité.

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Les trois Marie au tombeau, de Peter von Cornelius, Neue Pinakothek, Munich, 1815-1822

Plus troublant encore dans l’évangile selon saint Marc, le fait qu’une nouvelle fois celui-ci  n’utilise à nouveau que par deux fois dans son récit le terme grec neaniskos qui signifie jeune homme, la première fois lors de l’arrestation de jésus, la seconde fois lorsque le sabbat fut passé, marie-Madeleine, Marie, mère de Jacques et Salomé achetèrent des aromates, pour venir l’embaumer. Le premier jour de la semaine, elles viennent au bon matin, au lever du soleil. Elles disaient entre elles : « Qui roulera pour nous la pierre de l’entrée du tombeau ? » Levant les yeux, elles voient que la pierre, qui était grande a été roulée. En entrant dans le tombeau, elles virent un jeune homme assis à droite, vêtu d’une robe blanche ; elles furent effrayées. Il leur dit : « ne vous effrayez pas ; vous cherchez Jésus le nazaréen, le crucifié ; il s’est réveillé, il n’est pas ici ; voici le lieu où on l’avait mis. Mais allez dire à ses disciples et à Pierre qu’il vous précède en Galilée : c’est là que vous le verrez comme il vous l’a dit ».

Au delà du fait qu’il s’agit du même mot employé, que ce jeune homme soit le même dans les deux récits de l’arrestation et de la résurrection du Christ est une hypothèse séduisante, car il est le témoin nu comme la vérité, qui emprunte le chemin de la vie en traversant la mort en ayant perdu lors de l’arrestation du Christ le drap des certitudes qui protège et emprisonne nos existences, pour retrouver au tombeau vide la vie nouvelle, porteur d’une robe blanche, signe de réconciliation des hommes avec Dieu crucifié et ressuscité. A lui seul,  ce jeune homme est l’église ancienne devenue l’église nouvelle, ayant apporté le linceul de la déposition de Jésus au tombeau en se dépouillant dans sa fuite d’un drap devenu le témoignage matériel ultime de la résurrection du Christ.

Qu’un tel récit puisse avoir été enseigné par Pierre et retranscrit par Marc n’aurait rien de surprenant de la part de ce dernier dont l’animal symbolique est le lion ailé, symbole de courage et d’élévation.

Sermon de Saint-Marc à Alexandrie, 1504 de Giovanni Bellini (1433 ...

Saint Marc prêchant à Alexandrie, tableau de Gentile et Giovanni Bellini,  1504-1507, Pinacoteca di Brera, Milan 

Pour conclure, l’auteur virtuel deviendrait-il prédicateur à la mode protestante, suivant l’exemple de Calvin qui considérait plus utile de lire la bible tous les jours que d’aller à la messe. Et bien, pas du tout justement: l’ennui avec la bible et les évangiles, c’est que deux versets suffisent à susciter curiosité et intrigue, à transformer un récit en un roman qui bascule rapidement  dans l’enquête policière, à chercher à savoir qui est qui, qui fait quoi, pourquoi et comment, suscitant commentaires et exégèses à n’en plus finir, rebondissements et hypothèses incertaines. Tout cela nous éloigne inutilement de la parole du Christ qui seule compte.

L’exemple des deux versets insolites de Saint Marc est à cet égard significatif. On peut vite se perdre en conjectures, assertions et démonstrations qui n’apporteront en fait rien de plus que ce que le texte nous dit dans sa rigoureuse simplicité. Il faut en fait lire les évangiles comme un enfant, avec les yeux innocents de ces enfants dont Jésus demande aux disciples qui les écartaient : Laissez venir les enfants, ne les empêchez pas de venir à moi, car le royaume des cieux est à ceux qui leur ressemblent (Matthieu, 19,14).

A cet égard, dans son récit d’une rigoureuse simplicité, l’Evangile selon saint Marc est une excellente porte d’entrée à la compréhension des mystères du Christianisme, dont la Résurrection est le principal. 40% du texte y est consacré par l’évangéliste. Et saint Paul qui s’y connaît plutôt bien dans le domaine, nous le dit clairement et sans détour : Car si les morts ne ressuscitent point, Christ non plus n’est pas ressuscité. Et si Christ n’est pas ressuscité, votre foi est vaine, vous êtes encore dans vos péchés, et par conséquent aussi ceux qui sont morts en Christ sont perdus. Si c’est dans cette vie seulement que nous espérons en Christ, nous sommes les plus malheureux de tous les hommes » (1 Cor. 15 :12-19).

C’est pourquoi la présence de ce jeune homme s’enfuyant tout nu lors de l’arrestation de Jésus suscite intérêt, car la lecture de ces deux versets fort insolites affermit notre foi en ce qu’ils nous laissent espérer en le Christ ressuscité qu’un jeune homme aurait annoncé aux trois femmes entrées dans le tombeau vide.

Voilà, nous semble-t-il, une entrée intéressante en la matière pour la Semaine Sainte. Y compris pour ceux qui ne croient pas en la résurrection et donc en Christ, car après tout ce n’est pas tous les jours qu’on voit un jeune homme s’enfuir tout nu après avoir été saisi du drap dont il était vêtu. La scène est pour le moins cocasse dans les évangiles en cet instant redoutable et méritait qu’on s’y attarde un peu. C’est là tout l’art du récit. Susciter l’intérêt du lecteur en surprenant, y compris au milieu d’événements tragiques.

 Le lion ailé de saint Marc, Carpaccio, Palais des Doges à Venise, 1516