La milliardaire narcissique

Ce matin, j’arrivais tranquillement au bureau en passant par la case café lorsque j’ai reçu un SMS : Coeur de pitre est chocolat. Sur le coup, je me suis demandé ce que cela voulait bien dire. Et puis je me suis rappelé qu’il était intérimaire et que son contrat de travail se terminait le mercredi des Cendres. J’étais tranquillement assis devant ma tasse de café en train de tourner la cuillère inutilement puisque je ne prends jamais de sucre dans le café, lorsqu’un second SMS est arrivé : Coeur de pitre a vidé son bureau, il a rendu son badge et remonte la rue pour prendre le métro.  Je me suis empressé de boire mon café, j’ai payé, je suis sorti, et hop, j’ai fait le tour du pâté d’immeubles pour éviter de le croiser. J’allais tout de même pas faire dans la compassion. Il savait qu’il n’avait été recruté que pour le temps du carnaval. Les CDD comme les meilleures choses, ont toujours une fin.


En arrivant au bureau, je pensais passer une journée tranquille. Que nenni ! On m’attendait au Septième ciel. La tuile ! Le septième ciel, c’est l’étage de la direction au plus haut de The towering inferno qui en comporte soixante-quatre. Moi, je suis au sous-sol avec les rats de bibliothèque et les rats tout courts. Mon assistant qui s’appelle Juda et qui porte bien son nom car il est bigleux, louche et ivrogne, m’a prévenu que The big Boss voulait me voir d’urgence. En fait The big Boss est une maîtresse femme, mais cela n’a pas d’importance, c’est The Sheriff in the town, chargée de nettoyer la tour, de liquider tous les frais qui dépassent, she is the cost killer too. C’est qu’elle doit ausi augmenter la productivité, presser le citron de salarié et oppresser les cadres, augmenter exponentiellement  la marge opérationnelle, faire exploser les profits et rendre compte aux actionnaires du dividende qui n’attend pas. Elle a droit de vie et de mort professionnelle sur l’ensemble du personnel qui lui obéit au doigt et à l’oeil avec forces salamalecs, basses flagorneries et flatteries intéressées. Les augmentations et primes de fin d’année sont en corrélation avec la capacité d’hypocrisie et de courbettes instatanées qui vous ruinent le dos et vous obligent à prendre rendez-vous chez un chiropracteur aspirateur de primes percluses et augmentations boiteuses. Tout cela est assez curieux, mais c’est en définitive ce qui résume la vie au travail.

Me voici donc montant au Septième ciel professionnel. J’enfourche la trotteuse des secondes, passe par le palier des minutes, grimpe par l’aiguille des heures, et me voilà pile-poil au rendez-vous, au dernier étage, à l’accueil de la direction. L’hôtesse me désigne un canapé confortable en cuir tout neuf, de couleur Bordeaux pastel, choix personnel de The Big Boss, alias BB pour le personnel quand elle a le dos retourné. Je m’asseois et j’attends.

L’hôtesse s’approche et vient me demander si je ne souhaite pas un café. J’acquiesce. J’aime bien cette hôtesse, elle est beaucoup plus sympathique que les autres, elle est humaine. C’est une Africaine égarée dans le monde interlope des affaires qui voudrait faire autre chose de sa vie en dehors de pied de grue devant la porte de la pédégère. il m’est arrivé de parler avec elle sur le parvis de The Towering inferno quand je vais prendre l’air, loin de mon sous-sol nauséabond.  A chacune de ses pauses, elle descend de son soixante-quatrième étage, fait le tour de l’immeuble en cinq minutes, fume une cigarette à la menthe entre deux poubelles et remonte dare-dare car les assistantes du Big Boss, qui ne foûtent rien, n’hésitent pas à la dénoncer régulièrement, elle qui court toute la journée dans les couloirs. C’est cela la vie passionnante de bureau, un concours permanent d’hypocrisie et de méchanceté gratuite. Quand elle revient, je me suis allongé sur le canapé, façon The Mentalist. Je crois bien que je suis le seul à le faire, c’est mon côté rebelle.

Justement le rebelle est invité à entrer dans le bureau de The Big boss, The executive woman. Suivant l’endroit où elle se trouve, je sais comment va tourner la conversation. Si elle se tient derrière son bureau, la discussion sera normale, presque courtoise. Si elle m’invite à prendre place à la table ovale, les échanges seront diplomatiques. Et si c’est au salon, autour d’une table basse, alors il s’agira d’une rencontre amicale, tout en cruauté. Et justement, c’est là qu’elle m’attend, BB, devant une tasse de thé et des gâteaux secs, prête à flinguer. En plus, il y a tout un comité d’accueil, trois hommes tout de noir vêtus, les Men in Black, comme on les appelle dans la boîte, les auditeurs de chez L3C. Je dis trois hommes mais en fait il n’y en que deux, la trosième personne est une femme, habillée tout pareil, pantalon noir, veste noire, corsage blanc. Il n’y a que la cravate qui lui manque. A la place, elle porte avec habileté un foulard en soie de couleur pourpre, jeté sur l’épaule, tout un art. Et puis elle porte des chaussures ouvertes à talons, pas très haut, mais juste assez pour être de la même taille que les deux autres, l’un malingre l’autre balourd, qui ressemblent tous deux plus aux blues brothers qu’à des tueurs de coûts. L’heure est grave.

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BB ne me propose même pas un thé. Elle attaque tout de suite par une longue liste de récriminations, comme quoi je mets l’entreprise en péril. Je fais n’importe quoi, cela ne peut plus durer. Je n’ai même pas le temps de lui demander quoi, qu’elle poursuit : Ecoute Oray, tu le sais bien, cela fait longtemps que je supporte tes caprices, tes plaisanteries douteuses, tes fumisteries, mais là tu es allé trop loin. Il faut que cela change. Tu te rends compte, tu ris le jour même où des Danois meurent pour la liberté de la presse, où des coptes égyptiens se font assassiner. J’ai même entendu dire que tu n’as guère été patriotique, où étais-tu pendant la marche ? En plus, tu n’arrêtes pas de t’en prendre à Napoléon ? Oray, quand même, tu sais qui c’est Napoléon ? Va faire le tour de son tombeau et reviens me voir ! 

Oray, c’est moi. je n’aime pas quand elle m’appelle par mon prénom, je sais qu’elle va sortir la sulfateuse.  Vous observerez que BB me tutoie. On se connaît depuis quarante ans bientôt. Je sais tout d’elle, elle ignore tout de moi. On s’est connu à l’Institut par une amie commune. C’était déjà une prédatrice. Tout y est passé, les diplômes, les concours, le rang de classement le plus haut en fin d’études, major en tout, affâmée de pouvoir, faisant un bref passage à l’Inspection avant de jeter son dévolu sur un carnassier en affaires qui n’est pas devenu son mari, juste son compagnon dans la vie professionnelle, puis dans la vie tout court. Ils devaient servir l’Etat, peu importe, ils se servent de lui et du réseau des anciens camarades de promotion. Ils sont comme celà, ils chassent en meute, sans scrupules. Il n’y a pas d’amitié qui compte, juste des intérêts.  Tout  a été bon pour s’enrichir, les métaux, l’immobilier, les agences de notation et maintenant les médias, devenant Numériquement votre, l’une des plus grandes entreprises médiatiques, à coups de rachat de start-up et d’entreprises du net, sans avoir à se décarcasser pour les idées. On prend celles des autres à défaut d’en avoir, c’est la dure loi de la jungle des affaires.

A chaque opération d’achat et revente, tous les deux ont fait la culbute, laissant les entreprises plus ou moins exsangues, quittant le navire juste à temps le plus souvent, la plus-value encaissée. Les voilà milliardaires endurçis en affaires. Ils sont très forts, ils bénéficient de relais d’opinion, matraquent les médias de publicité judicieuse, font dans le mécénat, obtenant de pleines pages d’articles arrangés vantant leurs mérites respectifs. C’est à hurler de rire quand on connaît les deux drôles de près, mais c’est la vie, cette manière de présenter son meilleur profil, BB surtout si avenante, si fémineusement féministe en affaires. Ils ont même fait une incursion dans le luxe, BB devenant un temps présidente de Miss Cocotte number five, avant de renoncer pour créer un Women ‘s world Business, The WWB suventionnés par des dons défiscalisés d’entreprises, des organisations humanitaires mises à contribution forcée et des Etats qui ont l’impression d’oeuvre pour la bonne cause, l’important étant de participer et communiquer. C’est celà notre monde moderne, on communique d’abord, on réfléchit ensuite et on ne pense jamais.

Et voilà qu’elle m’explique gentiment ce que je ne dois pas faire. Ce n’est pas bien de dire du mal du Leader Suprême, il pourrait s’en prendre au groupe comme il vient de le faire avec Sony. Ce n’est pas bien de se moquer de Vladimir, c’est un grand sportif, commence par faire la moitié des sports qu’il pratique, on en reparle, me dit-elle; Et surtout, ajoute-t-elle, oublie de dire qu’il a pillé les caisses de la Russie, ce ne sont pas deux cents milliards de dollars de détournés, mais une juste rétribution de son implication dans les sphères du pouvoir.  La formule est belle ! Je la ressortirais : quand un tyran pille son pays, en fait il rétribue légitimement son implication dans les sphères du pouvoir. Voilà qu’elle parle presque comme les illuminés qui voient des Bohémians sataniques partout ou des Illuminati, maîtres du monde.

Et plus BB parle, plus elle se crispe : elle me reproche même d’écrire des articles sur le carnaval, sur l’esclavage, sur les noirs, sur les dissidents, la littérature. Tu plombes les ventes, me dit-elle. Ce n’est pas vendeur ! En plus, tu oublies nos accords d’exclusivité avec les marques mondiales, continue-t-elle. Tes articles doivent absolument citer avec bienveillance les marques avec lesquelles nous avons un accord de réciprocité. c’est absolument indispensable pour développer les affaires. Et oublie Jérusalem, me dit-elle levant les yeux au ciel, oublie aussi les Arméniens et les Ethiopiens, qu’est-ce que c’est que cette histoire d’Abyssinie ? J’ai regardé la liste des sujets que tu abordes, c’est une catastrophe, poursuit-elle. En plus tu trouves le moyen de faire de la publicité détournée pour une marque de chocolat qui s’appelle Bamboula ! Mais tu es devenu fou ! On va avoir affaire aux associations antiracistes, il ne manquerait plus que celà ! Je veux l’interrompre et lui dire que non, justement, c’est le contraire que j’ai voulu mettre en évidence ; mais il n’y a rien à faire elle poursuit ses récriminations à un rythme éffréné. Et puis, me dit-elle, qu’est que cette idée de vouloir taxer les milliardaires, de vouloir leur imposer la création de fondations caratitives sur le modèle de Bill Gates ? Tu oses maltraiter les milliardaires dire qu’ils sont endurçis, narcissiques ! mais tu as perdu la tête ? Franchement, tu crois que je suis narcissique  ? Toi, oui, tu es autarcique pour te citer. Mais moi, lorsque je rachète la salle Rameau, ce n’est pas pour faire du mécénat musical comme tu dis, c’est pour sauver une salle de prestige : as-tu oublié que nous allions écouter Horowitz ou Léonard Bernstein voilà trente ans ? Et c’est comme celà que tu me remercies ? En écrivant n’importe quoi !

BB se tait, elle se tait enfin. Elle me regarde. je dois lui faire pitié. Voilà quarante ans que je lui fais pitié. Elle n’a toujours rien compris. Je m’en fous de son monde, je m’en fiche littéralement. je le connais trop bien depuis quarante ans. Il n’y a rien à attendre, des riches et de leur argent, des gens de pouvoir et de leurs réseaux d’influence. Ils sont tous pernicieux. BB n’a toujours pas compris qu’il faut tout donner, que si elle veut trouver son salut personnel, elle doit tout laisser derrière elle, et suivre celui qui vous invite à tout donner d’abord : Je vous le dis, il est plus aisé pour un chameau d’entrer par le trou d’une aiguille, que pour un riche d’entrer dans le royaume de Dieu.

Mais plus le temps passe, plus il est difficile de renoncer aux biens de ce monde, aux trésors accumulés, comme si nous étions revenus au temps des Pharaons, que tout le monde allait apporter avec soi dans l’au-delà tous les biens entassés, or et argent, tableaux et bons du trésor. Il n’est pas dans mes intentions de rappeler à BB, l’Évangile selon saint Matthieu, le chapitre XIX, verset 24. Elle est assez grande maintenant. je l’ai prévenue voilà quarante ans quand je lui disais que l’argent ne fait pas le bonheur, lorsqu’elle a quitté Jean, premier prix de conservatoire de piano. L’argent n’intéressait pas Jean, uniquement préoccupé par la musique, les fugues et les concertos, BB si. Elle l’a fracassé littéralement fracassé en le quittant du jour au lendemain. Elle voulait le pouvoir, tout le pouvoir, ce qu’un jeune artiste ne peut apporter rapidement. Maintenant elle l’a. Et elle rachète des salles de concert. Mais elle ne fera jamais revenir Jean, ce n’était pas son problème alors. Il a tout abandonné et même plus, il est passé par la fenêtre, et BB n’a même pas eu le temps d’aller le saluer au cimétière, trop pressée de courir après le laiton, le nickel ou le maillechort pour faire main basse, dans les arts de la table, sur la fabrication des couverts, des pièces d’horlogerie.

Et trente ans plus tard, BB n’en a pas encore assez. Elle veut même s’emparer de mon site qui ne lui appartient pas. C’est celà le problème avec les riches, non seulement ils se croient tout permis, mais ils croient que tout leur appartient. Et ils licencient même des personnes qui ont tout donné, qui font bien leur travail, et qui ne demandent rien que le respect et la reconnaissance de leur talent, comme Coeur de pitre, ce pauvre Coeur de pitre qui est maintenant chocolat. mais, je ne m’en fais pas pour autant, je sais qu’il reviendra l’an prochain, le jour où le carnaval reprendra, à l’heure dite, lorsqu’on découpe la galette des rois, au moment de tirer la fève, quand on pose la couronne, car c’est à cet instant que recommence le carnaval et que Coeur de pitre resurgit en zombie caché, avec Vaval.

Zonbi, par l’artiste haïtien Wilson Bigaud, 1939

En attendant, me voilà bien. Je dois redescendre dans mon sous-sol transformé en bunker éphémère accompagné des trois Men In Black de la société L3C. Ils sont chargés d’auditer le site, de contrôler les comptes, de faire un rapport et d’émettre des propositions, le plus rapidement possible.  la vie en entreprise est captivante. on ne s’y ennuie jamais.  C’est Business as usual,  à toute heure. Je ne sais pas comment je vais me sortir de ce mauvais pas. car, si j’ai bien compris, il va falloir boosté l’audience.

Et c’est pas gagné. BB m’a beau avoir dit publie ton papier sur la fille du carnaval, je ne crois pas que celà soit ce qu’attend mon public, si tenté que j’aie un public. Lui,  comme tous les publics, il veut du sang, du scandaleux, de la violence, du sexe et de la drogue, que tout soit Rock ‘n roll ou RnB. Et bien, justement, mon prochain article sera non pas  Rock ‘n roll ou RnB, mais Rock ‘n roll et RnB, il y sera question de la Fille du carnaval, accrochez vous dans les chaumières, Cervières.com va se vendre dans les kiosques. Euh ! là je déraille, c’est juste un site internet. Et c’est bien mieux, on peut y raconter n’importe quoi, quand on veut, où l’on veut, la liberté libre !