La célébration du Débarquement le 6 juin 1944 est l’occasion de rappeler le rôle crucial des Buffalo Soldiers dans la bataille de Normandie puis la libération de la France. Ces régiments de soldats noirs ont payé un lourd tribut que les Français ignorent largement même si Hollywood leur a consacré des films plus ou moins réussis.
Pour nous qui aimons la Normandie, si nous ne pouvons oublier les Vikings, Guillaume le Conquérant ou la dynastie angevine des Plantagenêts, il nous est encore moins possible d’oublier dans les mois qui suivirent le débarquement du 6 juin 1944, cette incroyable armada logistique déployée par l’armée américaine et résumée en une expression : le Red Ball Express. Le but de cette opération était d’acheminer le plus rapidement tout ce dont les alliés avaient besoin sur le front pour vaincre l’armée allemande : provisions, vêtements, carburant, armes et munitions jusqu’aux hôpitaux et baraquements de campagne . Après avoir été pendant deux mois une zone de combats intenses, la Normandie devint alors la base arrière d’une opération logistique digne d’Overlord, que le temps commence à effacer.
Préparation d’un convoi du 514ème régiment de l’US Army
Car il ne suffisait pas de procéder au débarquement d’un million de soldats le plus rapidement possible sur les plages de Normandie pour faire masse face aux armées allemandes bien décidées à rejeter l’envahisseur à la mer. Encore fallait-il nourrir, soigner et approvisionner en armes ces soldats qui avaient pris le chemin de Paris puis de la Champagne et de la Lorraine, avançant à une vitesse extraordinaire pour atteindre au début du mois de septembre les rives de la Meuse où l’armée allemande après la déroute de Normandie reconstituait ses forces. Or, depuis le mois de juin, les américains ne disposaient que de peu de ports pour acheminer le matériel, à l’exception de Cherbourg, au bout de la presqu’île du Cotentin et du port artificiel Mulberry aménagé au large d’Arromanches, dans la zone même des plages du débarquement. Ce ne sera que bien plus tard que le Havre ou Anvers en novembre seront disponibles pour débarquer plus facilement les tonnages nécessaires à la poursuite de la guerre.
Départ et passage d’un convoi placé sous la surveillance de la police militaire
Les planificateurs du D-Day avaient conscience de cet écueil considérable des distances entre Le Havre ou Arromanches et Paris situé à respectivement 380 km et 280 km, puis ultérieurement Reims éloignés des deux ports de 140 km supplémentaires. Les contraintes logistiques sont d’autant plus lourdes que les Alliés ne disposent pas de pipelines ou d’un réseau ferré pour approvisionner au plus près en carburant les divisions blindées, obligeant à recourir au transport terrestre par jerrycans.
Remplissage des Jerrycans à partir des camions citernes
Pour faire face à ces contraintes logistiques qui risquent de retarder la progression des armées, les Alliés doivent d’abord disposer de la supériorité aérienne pour mettre à l’abri les convois des raids de l’aviation allemande, objectif atteint dans les jours qui suivent le débarquement d’autant que la Luftwaffe restera principalement mobilisé sur le front de l’Est pour retarder l’avancée des troupes soviétiques.
Convoi de munitions stationnées à la gare de Carentan, le 15 août 1944
Le second objectif est de mettre en place un parcours terrestre le plus efficient possible pour livrer le plus rapidement possible les matériels nécessaires aux armées. C’est dans cette perspective qu’est mis en place le Red Ball Express, un circuit d’approvisionnement unidirectionnel long de 500 kilomètres destiné à ce que les convoyeurs ne se croisent pas à l’aller ou au retour sur une route uniquement destinée aux approvisionnements, le Cotentin étant transformé en une immense plateforme logistique d’où partent des milliers de véhicules tournant sans cesse sur un parcours parfaitement fléché pour que les conducteurs ne se perdent pas dans le bocage normand. La carte suivante donne le tracé original des Red Ball routes jusqu’au 20 septembre 1944 :
Le Red Ball Express à l’été 1944
On remarque que la route originale du 25 août, date de la libération de paris jusqu’au 10 septembre, passe au sud, à partir de Saint-Lô, en direction de Domfront, Mortagne Chartres ou Etampes à l’aller pour revenir par Nogent-le-Rotrou , Mayenne et Mortain, l’axe aller remontant à partir du 10 septembre au Nord sur un parcours Argentan, Laigle, Dreux et Versailles pour contourner Paris en direction de Soissons dans l’Aisne, ou Esternay et Sommesous en Champagne.
Routes du Red Ball Express en novembre 1944
En novembre 1944, le Red Ball Highway est renforcé avec l’utilisation du port du Havre dont les routes mènent à Paris et Reims tandis que la voie menant à Soissons est prolongée jusqu’à Hirson tout au nord de l’Aisne. de même, lorsque le port d’Anvers tombe sous contrôle allié, de nouvelles routes à destination de Liège et Charleroi sont ouvertes, qui seront en décembre sous le feu des troupes allemandes lorsque celles-ci dans une ultime contre-attaque tenteront lors de la bataille des Ardennes d’atteindre en vain la mer du Nord pour couper en deux les forces alliées. La carte ci-dessus indique comment le Cotentin pendant cette période sert de base arrière aux troupes alliées à partir des deux ports artificiels sur les plages du débarquement, mais aussi Cherbourg ou Granville.
Mais le transport de munitions et de millions de jerrycans n’est pas sans risque sur des routes infestées de mines laissées par les Allemands en pleine débâcle pour ralentir l’avancée des troupes alliées. Les accidents sont d’autant plus nombreux que les convois doivent respecter des horaires et qu’ils roulent à vive allure. On comptera d’autant plus de morts qu’il faut traverser des villes normandes en ruines et prendre des routes au tracé de boue.
L’aspect le plus méconnu du Red Ball Express demeure le fait que les régiments de soutien de l’US Army étaient composés pour les trois-quarts de soldats noirs dont l’affectation reposait encore à cette date sur des principes de ségrégation au sein de l’armée : pour éviter les querelles raciales entre soldats blancs et noirs, et surtout pouvoir enrôler sans conflit les blancs des Etats sudistes ayant une législation ségrégationniste comme l’Alabama, la Georgie, la Louisiane et de nombreux autres, l’armée américaine avait constitué une armée ségrégée où les soldats noirs qui constituaient le dixièmes des enrôlés, étaient peu affectés dans des unités combattantes, et toujours séparément des soldats blancs, pour être largement cantonnés dans des unités de soutien, notamment de transport, ou de déminage, cependant loin d’être sans risques d’autant que ces régiments disposaient de leurs propres bataillons de combat constitués de tanks ou d’artillerie pour faire face à des incursions allemandes inattendues, ce qui fut le cas en Belgique lors de la bataille des Ardennes où une unité fut presque entièrement massacrée à proximité de Bastogne.
Les photos de soldats noirs américains pendant la Seconde guerre mondiale sont rares et ont été peu publiées dans les journaux, la participation des Noirs ayant été passée volontairement sous silence pour ne pas éveiller les blessures restées vives de la guerre de Sécession ou inquiéter les populations européennes blanches en voie d’être libérées du joug nazi. Le commandement américain redoutait aussi la multiplication des plaintes des civils pour viols ou vols mettant en cause des soldats noirs, ce qui conduisit à faire preuve d’une beaucoup plus grande fermeté envers ces derniers qu’envers les soldats blancs lorsqu’ils étaient accusés de crimes ou délits.
Soldats noirs du 514ème régiment de camions de l’US Army
Le racisme était si inculqué alors dans la société américaine que sept ans plus tard, en 1952, quand Hollywood s’empare de l’histoire du Red Ball Express, les peaux des soldats noirs qui constituent l’essentiel du régiment, blanchissent à vue d’oeil pour devenir une histoire de soldats blancs comme l’Amérique les aime. Les principaux acteurs du film s’appellent Jeff Chandler, Alex Nicol, Charles Drake ou Hugh O’Brian, et l’héroïne normande Jacqueline Duval, Sydney Poitier étant comme souvent alors le « Noir de service », car il faut bien un minimum de vraisemblance. Quelques années plus tard, pour une distribution en cassette, l’affiche sera renouvelée par Universal cinéma : le nom de Sydney Poitier disparaît mais son visage apparaît en second plan, comme quoi tout devient question d’équilibre dans une Amérique reconnaissant désormais, même rétroactivement, l’existence de quotas syndiqués jusque sur les plateaux de cinéma et les affiches publicitaires.
La francisation du titre du film est d’ailleurs assez surprenante : « The Red ball Express » reprend le passage le plus « spectaculaire de la phrase d’accroche mentionnant les « Conducteurs du diable de l’armée« , expression si curieuse chez le producteur américain que l’on peut légitimement se demander s’il ne s’agit pas d’un non-dit pour désigner dans une logique raciale les conducteurs réels absents du film, tous ces soldats noirs américains, forcément conducteurs du diable ! En outre, Sydney Poitier disparaît de l’affiche française, comme si un acteur noir était déjà un acteur de trop pour les distributeurs français, alors que le film évoque d’abord un quotidien qui est surtout celui de soldats noirs !
Il faudra attendre la publication de The Road to Victory, l’histoire réelle du Red Ball Express, pour que resurgisse du néant historique ces milliers de soldats noirs qui ont sillonné les routes de Normandie, transportant des tonnes et des tonnes de munitions et des millions de litres de carburant au péril de leur vie. En-tretemps une série télévisée de CBS en 1973, Roll Out, aura déjà « rectifié le tir » : les héros ne sont plus des soldats blancs mais des soldats noirs, comme quoi, comme dirait Bob Dylan, les temps avaient commencé à changer (sans cependant que le vent du changement ne pénètrent visiblement dans les commissariats américains, NDLA)
En définitive, sur les routes de Normandie, entre le 25 août 1944 et le 16 novembre 1944, ce sont 5.958 camions qui tournèrent sept jours sur sept, vingt-quatre heures sur 24, pour transporter 12.342 tonnes de munitions et carburant chaque jour pendant deux mois, soit au total 412.000 tonnes en trois mois, et alors que les routes alors n’avaient rien à voir avec celles que nous connaissons aujourd’hui.
Conducteurs au red Ball Express, John Rockwell et John Houston qui est le père de la chanteuse Whithney Houston.
Pour les détails techniques de cette aventure unique, on se reportera à la page wikipedia consacrée au sujet : https://fr.wikipedia.org/wiki/Red_Ball_Express
On notera cependant que cet article se complaît dans la mystification quand il évoque le film de 1952 en écrivant : Un film, Les Conducteurs du diable, (Red Ball Express) tourné en 1952 et réalisé par Budd Potticher avec Sidney Poitier retrace cet épisode de la guerre.
Mieux vaut consulter le site du ministère de la défense américain qui consacre une page au Red Ball Express, http://www.defense.gov/News/NewsArticle.aspx?ID=43934
Arrivée de troupes afro-américaines au port de Cherbourg à l’été 1944
Et saluons ici la mémoire de quatre de ces soldats américains qui ont contribué à la libération de la Normandie, de la France et de l’Europe. Ils s’appellent James Chapelle, James Rookard, Charles Chavers, et Westmoreland. Conduire ces camions n’était pas une sinécure : ainsi, il était interdit d’allumer les phares la nuit pour éviter que les convois ne soient repérés par les Allemands et la fréquence des rotations telle qu’il n’était pas rare de s’assoupir au volant, avec les dangers d’explosion liés au transport de munitions ou carburant. Eux aussi étaient là le 6 juin et les jours suivants, ne les oublions jamais !
Mais au fait pourquoi Red ball Express ? Et bien, alors même qu’il s’agit d’une opération de transport terrestre, c’est en fait un terme technique dérivé du transport ferroviaire. A la suite des bombardements américains précédant le débarquement, puis lors des combats qui suivirent, le transport ferroviaire en Normandie et dans tout l’Ouest devint impossible, empêchant tout ravitaillement. La route servit de substitution au transport ferroviaire et fut truffée de panneaux indicateurs comportant des signaux rouges comme pour les chemins de fer américains. Au plus fort des rotations, ce ne sont pas moins de 25.000 affiches qui avaient été disposées comportant le point rouge pour indiquer de rester sur le chemin, point rouge servant à signaler les wagons du service ferroviaire express américain.
La signalisation méconnue du Red Ball Express