Jadis, si je me souviens bien

Dans ce XVIIIème siècle dominé par les philosophes des Lumières où les poètes sont rares et méconnus, qui se souvient de Le Franc de Pompignan ou de Lebrun? Il est une météorite poétique qui traversa la Révolution française en même temps qu’elle s’y fracassa sans perdre toute sa masse sur l’échafaud au moment où tomba le couperet de la guillotine, c’est André Chenier, auteur immortel de la Jeune captive et des Dernières poésies composées en prison, dans les jours précédant son exécution, le 7 Thermidor de l’an II (25 juillet 1794), l’avant-veille de la chute de Robespierre.

Un tableau de Charles Louis Muller, esquissé le 9 Thermidor de l’an II retrace l’Appel des dernières victimes de la terreur dans la prison de saint Lazare entre le 7 et le 9 Thermidor. Ce tableau visible au Musée de la Révolution à Vizille, nous rappelle qu’aux derniers jours de la Terreur, les Conventionnels décidèrent d’un plan concerté d’élimination physique des prisonniers dans les cinq principales prisons parisiennes, plan appelé « conspiration des prisons« , envoyant à l’échafaud cent soixante-cinq prisonniers de Saint Lazare du 6 au 8 Thermidor. André Chenier appelé à monter les degrés de l’échafaud, figure au milieu du tableau, spectre parmi les spectres. Ce dernier n’avait commis aucun crime en dehors d’écrire des poèmes et d’avoir pris avec Malesherbes, la défense du roi Louis XVI lors de la mise en accusation qui aboutit à sa condamnation à mort et à son exécution le 21 janvier 1793. La Terreur jacobine suspectait d’autant plus Chenier qu’il avait rallié le mouvement révolutionnaire en entrant à la Société de 1789, club rival des Jacobins, ayant pour membres: Brissot, Condorcet, Custine, le peintre Louis David, le Docteur Guillotin, Lavoisier, Mirabeau, Monge, Sieyès et encore les frères Trudaine.

Au milieu du tableau de Muller, se trouve aussi la belle prisonnière qui attendait aussi la mort dans les cachots de 93, en réchappant miraculeusement par la grâce du 9 Thermidor de l’an II qui met fin à la Terreur jacobine. Cette belle prisonnière, c’est la Jeune captive de l’élégie écrite par André Chenier qui la croise sous les voûtes de la prison de Saint-Lazare, cette ancienne léproserie implantée sur la route de Paris à Saint-Denis, cédée en 1632 à Saint Vincent-de-Paul, qui deviendra une « prison des fils de famille » où séjournera quelques jours en 1785 Beaumarchais. Suite à la dispersion des Lazaristes qui tenaient la prison, après le décret de la Convention supprimant les ordres religieux, Saint Lazare devient un lieu accueillant plus particulièrement les ennemis de la Révolution, avant d’être transformé après la Terreur en prison pour les femmes puis prison – hôpital jusqu’à la fermeture de la prison en 1927, puis de l’hôpital en 1998, qui ne comportait plus alors qu’une cinquantaine de lits. Louise Michel, Henriette Caillaux ou Margaret Zelle dite Mata-Hari y séjournèrent.

Pour revenir à la belle prisonnière, la Jeune captive, il s’agit d’Anne-Françoise-Aimée de Franquetot de Coigny, duchesse de Fleury puis comtesse de Montrond, née en octobre 1769, la même année que Bonaparte, et décédée en janvier 1820, à cinquante ans, un an avant Napoléon. Femme du monde réputée pour tenir salon, elle a laissé un journal qui retrace sa vie, où fleurissent les bons mots jusqu’à se moquer de l’Empereur qu’elle déteste et qui aurait tenté de la courtiser, en vain. Il est vrai que la Jeune captive moqueuse a quinze ans quand elle est jetée dans la prison de Saint Lazare, y attendant la mort pour des complots fantasmagoriques tout droit sortis de l’imagination perverse des Conventionnels, dont les Staliniens et Maoïstes sauront en retrouver les ardeurs criminelles au Vingtième siècle. La Jeune captive a survécu par miracle au couperet de la Terreur et traversé tout le quart de siècle ayant changé le monde, entre 1789 et 1815, se forgeant une destinée peu commune qu’un sort favorable lui a réservé, mais que ne connaîtra pas celui qui la rend Immortelle, André Chenier, ce poète qui admire Théocrite, lyrique, inventant des vers nouveaux qui, après avoir été condamné à mort le 7 mars 1794 se morfond de désespoir jusqu’au 23 juillet 1794, jour funeste de son exécution à trente-deux ans.

Bien plus que Chateaubriand, Hugo, Lamartine, Vigny et autres jusqu’à Pouchkine en Russie, André Chenier par le sang versé, est l’inventeur du romantisme et des lettres modernes, l’inspirateur d’une littérature qui ne se complaît plus à obéir aux Grands de ce monde ou à travestir la réalité en empruntant les chemins de l’abstraction que sont les idées philosophiques telles que celles des Lumières qui vacillent dans l’obscurité à l’ombre des trônes. Il est le premier à témoigner des malheurs du monde, se préoccupant plus des victimes que des vainqueurs, nous laissant avec le portrait de cette belle prisonnière, un portrait pastoral qui nous captive, que Claudel plus tard reprendra en un ultime vers: Délivrance aux Captifs.

Toi, Vertu, Pleure si je meurs

Et c’est pourquoi, en exergue du titre 1, Jadis si je me souviens bien, rattaché à l’arbre des variables du livre 1, Pourpre impériale, nous avons placé le récit sous la protection des vers d’André Chenier consacrés à témoigner de la fragilité des êtres tenus prisonniers avant que leur sort ne soit scellé en montant à l’échafaud. C’est la seule littérature, la seule histoire qui nous intéresse, celle des victimes, de l’esclavage ou des crimes commis sous la Révolution, l’Empire, le fascisme, le nazisme, le communisme, le maoïsme, tout système qui détruit les hommes au lieu de veiller à respecter la liberté d’Être humain.

COMME un dernier rayon, comme un dernier zéphire

Anime la fin d’un beau jour,

Au pied de l’échafaud j’essaye encor ma lyre.

Peut-être est-ce bientôt mon tour;

Peut-être avant que l’heure en cercle promenée

Ait posé, sur l’émail brillant,

Dans les soixante pas où sa route est bornée,

Son pied sonore et vigilant,

Le sommeil du tombeau pressera ma paupière !

Avant que de ses deux moitiés

Ce vers que je commence ait atteint la dernière,

Peut-être en ces murs effrayés

Le messager de mort, noir recruteur des ombres,

Escorté d’infâmes soldats,

Remplira de mon nom ces longs corridors sombres.

Mille autres moutons, comme moi

(.…..)

Pendus aux crocs sanglants du charnier populaire,

Seront servis au peuple-roi.

Que pouvaient mes amis ? Oui, de leur main chérie

Un mot, à travers les barreaux,

Eût versé quelque baume en mon âme flétrie ;

De l’or peut-être à mes bourreaux…

Mais tout est précipice. Ils ont eu droit de vivre.

Vivez, amis ; vivez contents.

(……)

Mourir sans vider mon carquois !

Sans percer, sans fouler, sans pétrir dans leur fange

Ces bourreaux barbouilleurs de lois,

Ces tyrans effrontés de la France asservie,

Égorgée !… Ô mon cher trésor,

Ô ma plume ! Fiel, bile, horreur, dieux de ma vie !

Par vous seuls je respire encor

(……)

Quoi ! nul ne restera pour attendrir l’histoire

Sur tant de justes massacrés ;

(….)

Toi, Vertu, pleure si je meurs.

La Jeune captive

Cette élégie écrite par André Chenier à la prison de Saint Lazare, a été inspirée par le sort d’une de ses compagnes retenue aussi en prison, qui avait été condamnée à mort comme le poète, à qui ce dernier prête sa voix, et qui échappera à monter les degrés de l’échafaud, sans que le poète exécuté ne connaisse l’heureuse issue.

(…) Et moi, comme lui belle, et jeune comme lui,
Quoi que l’heure présente ait de trouble et d’ennui,
Je ne veux point mourir encore
.

Est-ce à moi de mourir ? Tranquille je m’endors,
Et tranquille je veille ; et ma veille aux remords
Ni mon sommeil ne sont en proie.
Ma bienvenue au jour me rit dans tous les yeux ;
Sur des fronts abattus, mon aspect dans ces lieux
Ranime presque de la joie.
Mon beau voyage encore est si loin de sa fin !
Je pars, et des ormeaux qui bordent le chemin
J’ai passé les premiers à peine,
Au banquet de la vie à peine commencé,
Un instant seulement mes lèvres ont pressé
La coupe en mes mains encor pleine.

Je ne suis qu’au printemps, je veux voir la moisson ;
Et comme le soleil, de saison en saison,
Je veux achever mon année.

Brillante sur ma tige et l’honneur du jardin,
Je n’ai vu luire encor que les feux du matin ;
Je veux achever ma journée.
Ô mort ! tu peux attendre ; éloigne, éloigne-toi (…)

Enfer et damnation

On doit à Charles Maurras une analyse littéraire remarquable consacrée à la Jeune captive, intitulée Copie sur la jeune captive d’André Chenier. Placé entre deux siècles dont l’un incrédule, sceptique, expirait dans le sang et dont l’autre, brillant, allait inaugurer, dès son aurore, la rénovation de l’art, Chénier s’est élevé au-dessus de son époque, et d’un vol hardi, a pris son essor du côté de l’Avenir. Aussi la postérité a-t-elle conservé religieusement ce monument de ses aspirations : ses œuvres consacrées par l’admiration de nos pères sont encore parmi nous l’objet du même culte. Il personnifie l’Alliance de l’Antiquité et des Temps Modernes, alliance d’où ne peuvent sortir que l’harmonie et la grâce — en un mot la beauté. 

Evoquant La Jeune captive, un tableau charmant empreint d’une aimable naïveté, où se révèle un sentiment profond de la vraie poésie, il analyse cette élégie si touchante dont les accents émus nous arrachent des larmes. On sent que ce n’est pas une fiction que cette plainte de la belle prisonnière ; c’est la réalité dans toute son horreur, la réalité effrayante des cachots de 93 qui, tous les jours, engloutissaient sous leurs sombres voûtes des milliers de victimes.

Après avoir évoqué tour à tour les plaintes de la Jeune captive saisies par André Chenier emprisonné et attendant la Mort, Maurras conclut: Le poète conserve donc, lui aussi, un dernier espoir éveillé sans doute par la confiance de la jeune fille ; pour cette dernière ils se sont réalisés, ces désirs d’une âme avide de bonheur… mais hélas ! Chénier a vu ses jours tranchés par la hache des « bourreaux barbouilleurs de lois » qu’il avait flétris dans ses iambes vengeurs ! Du moins la gloire lui reste — une gloire pure et sans tache ; du moins il n’a pu prostituer son talent au service du mal ; et s’il n’a pas goûté les voluptés de la vie mortelle, son nom demeurera gravé en traits indélébiles dans le souvenir des âges qui verront resplendir autour de lui la double auréole du Génie et du Malheur.

De retour d’Emmaus:

Vae Victis, le baptême patriotique

Grâce aux prisonniers

L’Ultime désir de René Girard

DSC03111
Le tombeau de Bonchamps, généralissime de l’armée catholique et royale, à Saint-Florent-le-Vieil, qui, le 18 octobre 1793, alors qu’il est blessé à mort, rendit la liberté à des milliers prisonniers de l’armée républicaine, au lieu de les passer par les armes comme le demandaient ses troupes.

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