le selfie de Rimbaud

La photo d’un inconnu nommé Rimbaud

Pour les Rimbaldiens que nous sommes, l’année 2015  a été exceptionnelle. L’humanité entière vient de recevoir un nouveau selfie de Jean-Arthur Rimbaud, qui trainaît depuis quelques temps dans la boîte à bijoux 1900 d’une cocotte de luxe, une certaine Liane de Pougy. C’est là grand prodige, une preuve supplémentaire qui vérifie l’affirmation que nous tous sommes appelés à  être ou devenir rimbaldiens, plus sûrement encore que bouddhiste, chrétien ou mahométan.

Rimbaud au collège de Charleville [troisième gauche du premier rang]

Chaque jour qui passe le culte du poète de Charleville s’affermit dans l’édicule ridicule du scientisme littéraire. Il est vrai cependant que Rimbaud revient nous voir régulièrement à notre grand étonnement, nous rappelant ainsi qu’il fut autant farceur que poète avant que sa vie n’empruntât un chemin de douleur élevé par d’innombrables disciples au rang de la martyrologie christique : Dieu nous a donné un nouveau fils de retour d’ Une saison en enfer et son évangile s’appelle les Illuminations.

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« Présentation au Temple » d’Arthur Rimbaud en jeune communiant

Ce qui est le plus admirable dans l’oeuvre et la vie de Rimbaud, c’est qu’aucun poète n’a suscité autant de passion et de déclarations enflammées que ce jeune voyou élégant devenu simple négociant ; et que chaque jour que Dieu lui accorda, par un étrange sortilège, est ausculté à profusion par une cohorte toujours plus nombreuse d’illuminés s’empressant de publier commentaires, biographies et témoignages divers jusqu’à ceux des innombrables gardiens de phares qui virent passer dans le brouillard  l‘Amazone, le trois-mâts goélette à vapeur de la compagnie des messageries maritimes sur lequel Jean-Arthur s’embarqua une dernière fois de Steamer Point, l’ancien port d’Aden au Yémen, à destination de Marseille le 9 mai 1891 , à croire que sa moustache phosphorait telle la mandorle du Christ glorieux.

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Rimbaud présenté aux « docteurs » de la poésie, tableau d’Henri Fantin-Latour, autrement appelé « Le coin de table »

Reconnaissons que ces bigots et dévots du culte de Rimbaud ont des excuses : l’oeuvre parmi toutes celles de ses illustres contemporains est sublimissime et sa vie excessive, hors du commun, à croire que le Christ est revenu sur les chemins d’Abyssinie pour témoigner que Dieu est toujours absent et que Rimbaud serait le prophète inattendu des temps modernes. S’installer à l’hôtel des Etrangers à Paris dans le quartier latin puis à l’hôtel de l’Univers à Aden est déjà faire preuve d’un grand génie, sans que l’on sache très bien de quoi est fait ce génie de la coïncidence, qui a conduit les exégètes à analyser, scruter et décortiquer chaque mot de son oeuvre pour prouver qu’il la porta sa vie entière dans les moindres actes, faits et gestes lorsqu’il abandonna la poésie pour le vagabondage et la recherche opportuniste d’un travail rémunérateur dans les contrées lointaines.

Rimbaud à l’heure de son baptême parisien donné par Verlaine, photographie de Carjat vers 1870-1871

Car que serait Rimbaud sans toutes ces tribulations dans l’Arabie yeménite et l’Abyssinie ? Tout juste un poète précoce qui le moment venu renonça à sa vocation contrariée pour endosser le long manteau de chercheur de fortune. Une fois traversé le Gothard à pied en 1878, ce qui lui donna une ultime occasion de témoigner de son génie littéraire en écrivant l’admirable lettre de Gênes adressée à ses proches en date du 17 novembre 1878, Rimbaud commença en effet à 24 ans une incroyable carrière d’aventurier, qui le conduira à la mort tout ausi précoce que son génie poétique, 13 ans plus tard, à Marseille, à l’hôpital de la Conception, le 10 novembre 1991, à l’age de 37 ans, celui  d’un Christ qui aurait pataugé quatre ans de plus dans le marc de café.

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Rimbaud au temps d’Une saison en enfer, seconde photographie de Carjat vers 1870-1871

Cette entrée dans la carrière aventurière qui le mène à poursuivre sa vie dans le commerce du café à Aden puis dans la ville d’Harar conquise par les Amharas, est aujourd’hui presque mieux connue que son oeuvre à force d’être auscultée post-mortem, comme si Rimbaud le poète était ressuscité d’entre les morts pour apparaître à des marchands d’édition à travers les comptes d’apothicaire qu’il tenait comme négociant. La correspondance de Rimbaud tient aujourd’hui lieu d’Actes des apôtres pour éclairer les Evangiles modernes que constitueraient ses oeuvres poétiques écrites à Charleville, Paris ou Londres. Tout nous illumine jusqu’à la moindre virgule du prix d’une batterie de bassines ou de casseroles vendus aux quelques bougres amhariques ou oromos qui constituaient sa modeste clientèle. Peu importe que les dévôts rimbaldiens déraisonnassent, pourvu qu’au jour du centenaire de sa mort, on ait pu se rendre en luxueuse procession, sur les fonds du ministère de la culture, de Paris jusqu’à Aden puis Harar, propager la parole du prince des poètes maudits, qui n’en demanda jamais autant.

Rimbaud au désert, à Aden , sur la terrasse de la maison de café Bardey, vers 1880-1883

Car tout le paradoxe est là. Pas une fois dans son chemin d’aventures parsemé d’embûches, Rimbaud qui ne cesse de se plaindre de la difficulté de faire des affaires en univers oriental, n’évoque ses poésies occidentales, comme si celles-ci n’avaient été scribouillées que par accident. Il a tout oublié, n’ayant répondu, semble-t-il, qu’une seule fois à la question d’un journaliste rencontré par hasard sur les poésies qu’il aurait écrites dans une vie antérieure, que ce n’était que des « rinçures ». Pour un poète qui n’aimait rien tant que les vieilles enluminures de dessus-de-porte, le mot est trop bien choisi pour que l’anecdote ne soit pas véridique, d’autant qu’il aurait été arraché sur la passerelle d’un pont lors de la traversée de la mer Rouge, qui n’est pas le lieu habituel des échanges d’amabilité poétique.

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Rimbaud [à droite de la femme] et ses disciples à Aden : ceci n’est pas mon oeuvre!

Peu importe cette réponse, cela ne déplaît pas aux aficionados du Carolomacérien, cet extravagant habitant de Charleville qui parcourut la terre entière après avoir découvert la quintessence de la poésie en prose. Le reniement de l’oeuvre entre dans l’épopée rimbaldienne comme l’une des stations du chemin de croix de la Passion d’Arthur à l’heure où il s’égare vers l’Equateur. Car la vie d’Arthur à Aden et en Abyssinie n’est plus simplement une aventure, pas même une légende dont le créneau est déjà occupé par un autre Arthur, plus même le mythe littéraire savamment construit par d’habiles professeurs d’université tels qu’Etiemble qui lui consacre en 1954 plusieurs milliers de pages totalement inutiles. Rimbaud, désormais est élevé au rang des guérisseurs d’âme, le fondateur malgré lui d’une nouvelle église, celle qui curieusement mêle les conspirateurs de bénitier et les charlatans surréalistes.

Rimbaud, négociant à Harar, cherchant à transformer les grains de café en profit et non à multiplier cinq pains et deux poissons pour nourrir les innombrables mendiants de la ville

Tout a commencé dans les jours qui précèdent sa mort, lorsque sa fidèle soeur Isabelle recueille ses ultimes confidences. Son état de santé s’aggrave, un prêtre est appelé, le miracle survient, Arthur l’athée se confesse, la confession d’un enfant du siècle pour l’édification à venir des masses des temps modernes. Je n’ai jamais entendu l’expression d’une foi aussi belle, dira Isabelle la soeurette. Paterne Berrichon, le beau-frère de service qui porte bien son nom, s’enflamme, la ville des lumières s’embrase, Verlaine qui s’impatientait de la prolongation de la malédiction s’en empare, Stéphane Mallarmé et Germain Nouveau propagent le tumulte et Claudel annonce la bonne parole, celle de Rimbaud, qui avait aussi eû pour effet imprévisible de participer en 1886 à la conversion du frère de la malheureuse Camille Claudel, près du deuxième pilier de droite à Notre-Dame, à l’entrée de la sacristie. Il ne manque plus qu’André Breton, le pape du surréalisme, pour que la poésie de Rimbaud soit momifiée aux éditions Gallimard dans la collection de la Pléiade.  Un critique littéraire veille désormais sur son oeuvre, tel Charon le « nocher des Enfers », fils d’Erèbe, les ténèbres et de Nyx, la nuit. Calvin ou Luther paraissent des fanfarons en comparaison des sévères édits des docteurs de la loi rimbaldienne, on ne transige pas avec la virgule, le point d’exclamation est absolu!

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Rimbaud à Aden , debout à gauche, aux jours de sa Passion qui est la chasse

Devenue la coqueluche de tout poète balbutiant, basculée d’autorité ministérielle dans les canons académiques des programmes de français de l’éducation nationale, bousculée par la critique littéraire implacable, voici donc portée au pinacle l’oeuvre de notre malheureux Arthur, pour reprendre l’expression familiale longtemps en cours lorsque ce foutu garnement s’enfuyait en galopant au bout du monde. Restait à percer les mystères de la vie d’Arthur, construire une hagiographie miraculeuse digne de l’oeuvre majestueuse. Les biographes s’en sont chargés, avec la modestie d’un troupeau d’éléphants chargeant lors d’une chasse au tigre.  C’est que la vie d’Arthur est autrement plus bigarrée et colorée que ses six voyelles de couleur. On se perd en conjectures. Le gamin de Charleville, tel son Bateau ivre, trouve le moyen de s’égarer jusqu’en Indonésie où il déserte l’armée, casse des cailloux à Chypre, traverse le canal de Suez pour errer de port en port jusqu’à Aden où un torréfacteur le recueille, devient l’employé modèle de cette maison de café Bardey, va s’installer à Harar chez les mahométans pour y trafiquer dans l’inconnu quelques sacs de café à prix volés destinés à augmenter la maigre marge toujours ponctionnée par quelques mauvais coups du sort.

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Rimbaud au jardin d’Aden sous un bananier qui n’est pas un olivier au jardin de Gethsémani

Rien alors, n’est plus très sûr en dehors des échanges de correspondance dont la diffusion sera après la mort de Rimbaud mise sous embargo par Isabelle devenue légataire universelle, pour une publication prudente et prudentielle destinée à la propagation de la foi rimbaldienne. Les rares Européens qui ont vécu à l’époque dans ces contrées lointaines disparaissent tour à tour, et ne laisseront que des témoignages qui prêtent à confusion. Il est beaucoup plus facile de retrouver les bananiers et les caféiers que la trace des semelles de vent d’Arthur. Contrebandier, trafiquant d’armes, esclavagiste, homosexuel avec son serviteur zélé, ayant racheté une chrétienne noire portant les fers au milieu d’une caravane destinée à alimenter les marchés d’esclaves dans la péninsule arabique et qui partagera pendant un an sa vie, rien ne manque au portrait de l’odieux colon au temps des colonies, sauf qu’il n’est pas un colon.

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Il est seulement un négociant, parfois voyageur adressant à la Société de géographie une relation écrite de territoires encore peu explorés par les Occidentaux en espérant qu’il lui soit passé commande pour de nouvelles aventures en terre inconnue. L’Abyssinie est indépendante, un fortin montagneux inexpugnable depuis des siècles, et tout le commerce se fait alors d’égal à égal au grand dam des Européens qui ne cessent de se plaindre de la dureté des modalités d’échange. Arthur qui pourvut le Ras Mékonnen allié du Négus Ménélik II en armes, s’il était resté en vie, aurait probablement été fort satisfait de la victoire de ce dernier en 1896 à Adoua sur les Italiens qui ambitionnaient la conquête coloniale de la région, transformée en désastre militaire retentissant, le premier de l’homme blanc en Afrique noire qui commence ainsi de  se débarrasser à l’improviste de son fardeau.

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Tapisserie éthiopienne contemporaine relatant la victoire d’Adoua en 1896

Les espérances d’enrichissement d’Arthur seront déçues et la vie à Harar, au croisement des routes de l’Ogaden, des pays Danakil, Gallas et Somalis, restera morne, sans espoir de gains sérieux pour devenir rentier, ruminant sans fin son projet d’embourgeoisement qu’il ne cessera d’évoquer dans les lettres adressées à sa famille. Il envisage de se rendre à Zanzibar où les promesses de commerce semblent plus fructueuses.  Mais il demeure inexplicablement entre Aden, Tadjourah et Harar, jusqu’à y perdre la santé et la vie, une vie terriblement neurasthénique et nostalgique quand on lit sa correspondance, si éloignée des merveilles prétendument pharaoniques des temps coloniaux. Misère humaine, misère du commerce, misère de l’âme, tout n’est que misère dans ces territoires lointains où ne prospèrent à l’horizon que les loups et les chacals qui surgissent la nuit pour emporter les cadavres faméliques jetés par-dessus les murailles.

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La vie rêvée de Rimbaud est comme ces cadavres jetés par-dessus les murailles, un squelette hypothétique à destination des chacals que sont les biographes. Nous ne savons pas grand-chose de la vie de Rimbaud, c’est ainsi et c’est tant mieux. Seule l’oeuvre compte, ces seuls poèmes dont il faut suivre l’ardeur qui les emporte dès la première ligne. Charles Aznavour en introduction à l’Intégrale de ses chansons parues en 2010, explique à juste titre que c’est la phrase d’ouverture qui fait entrer l’auditeur dans le vif du sujet : cette première ligne vous emporte et vous dit tout ; si elle ne vous dit rien, vous n’irez pas plus loin, poursuit-il fort judicieusement. Il en est de même en poésie, et de manière générale en littérature : tout est dans la sonorité de la première phrase qui doit porter le mouvement jusqu’à la dernière. Il n’est point besoin de critiques et de biographes, tout va du coeur au coeur, un point c’est tout.

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La mère de Rimbaud, vers 1890

C’est à Charleville qu’il faut aller pour connaître et rencontrer Rimbaud, là où il vécut ses premières années auprès de sa mère tant aimée et parfois détestée, à côté de son frère et de ses soeurs qu’il chérissait. La ville est fort admirable, dotée d’une place ducale d’une beauté comparable à celle de la place des Vosges car elle en est la réplique presque parfaite. Il y a là-bas un musée consacré à Arthur qui vous attend mais qu’il n’est pas forcément la peine de visiter sauf à vouloir rêver des voyages de Rimbaud, sans jamais ignorer que c’est à Charleville qu’il repose sous une modeste pierre tombale. Quant à se rendre à Aden, le « trou du cul du monde » pour reprendre, de mémoire, une expression de Rimbaud,  ou à Harar où l’on n’y fera jamais que de fort mauvaises affaires« , toujours selon lui, bien mieux vaut se rendre directement en Ethiopie où Rimbaud rêva longtemps de s’y installer à l’exemple de son ami ingénieur suisse Ilg. Mais attention, les Abyssiniennes y sont fort belles, vous risquez de n’en jamais revenir.
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Paysage d’Abyssinie

NB : aux dernières nouvelles, Arthur l’illuminateur devrait nous adresser un nouveau selfie, peut-être prochainement, peut-être jamais, allez savoir avec lui. La chasse au trésor est ouverte. Un indice ? Dans une boîte de moka, au fond d’une malle égarée dans la cale d’un cargo ayant coulé pendant la guerre 14-18, boîte qui appartiendrait au petit-fils du gendre d’un marchand ambulant de couleurs d’origine macédonienne installé provisoirement dans un port de l’océan Indien.  Si vous retrouvez cette boîte,  vous ferez alors une entrée fracassante dans la légende rimbaldienne. Cela vaut le coup d’investir dans une frégate.

Une réflexion sur “le selfie de Rimbaud

  1. ateliermathildedelattre 12 avril 2023 / 12 12 01 04014

    Ah d’ailleurs aujourd’hui j’ai retrouvé Nietzsche photographié par Crillon ! Ceci dit Crillon aurait pu photographier Rimbaud embourgeoisé au Caire en 1887 (l’atelier Crillon avait des liens avec celui de Béchard, photographe de la place)

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