La Boule de Fort et le principe du faible et du fort

Boule de fort. Pays de Loire / Val de Loire.

La boule de fort est à la pétanque ce que le Septentrional est au Méridional, un jeu avisé qui ne se pratique pas avec des bouts de ficelle à élasticité variable : on n’y triche qu’entre gens de bonne compagnie aux moeurs courtoises, loin des fanfaronnades suscitées par le pastis frelaté. Car comme le veut la coutume, en même temps que l’on joue, on consacre aussi un peu de temps à la divine chopine qui permet de rouler sous la table aussi vite qu’une boule sur le terrain incurvé.

Le Bourg d'iré, tradition boule de fort

Une partie de boule de fort au Bourg-d’Iré, en Anjou

Si c’est un jeu qui ne remonte peut-être pas à l’antiquité ou à la préhistoire, encore que rien ne prouve le contraire, ses origines sont autrement plus lointaines que tous ces sports pour vauriens que les Britanniques nous infligent depuis un siècle et dont les médias nous abreuvent chaque jour un peu plus en hommage au cours du billet vert à défaut de chanter les louanges de la livre sterling qui ne sert plus d’étalon depuis que Britannia ne « rule » plus.

Cet article rappelle que pour jouer à la boule de fort, il faut porter des pantoufles, ce qui ouvre de larges perspectives de développement avec le vieillissement de la population. La charentaise est l’avenir de l’homme, c’est bien connu.

Furetière cite d’ailleurs la boule de fort dans son dictionnaire universel au milieu d’un article consacré au jeu de boule, ce qui n’est pas rien. Le bonhomme qui s’y « connoit » en « françois », ne dit mot sur le basket ou le tennis, même pas à la rubrique Escarpin, « ce soulier à simple semelle qui sert particulièrement pour la danse et la propreté. »

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Qui est ce Furetière me direz-vous, lectrice ou lecteur ayant tout oublié de la littérature. Figurez-vous qu’à lui-seul il a publié un dictionnaire là où les quarante pensionnaires de l’Académie française ne cessent de le polir depuis quatre siècles à défaut de s’illustrer dans la rédaction des définitions. A ce jour, ils en sont à la neuvième édition, s’essoufflant à la lettre R, ayant publié au Journal officiel le 6 août 2014, tout ce qui est académiquement français de Règle à Renommer, sans pour autant terminer le tome IV, dont on attend avec impatience l’achèvement, après la parution en novembre 1992 du tome I qui va de A à Enzyme, puis en novembre 2000 du tome II  qui permet d’élargir nos horizons d’Eocène à Nappemonde, et depuis novembre 20011, du tome III qui nous met en appétit pour tout ce qui arrive de Maquereau à Quotité.

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Les académiciens au travail, à la recherche d’un accord sur la définition du mot Maquereau, ce qui n’est pas une mince affaire à mettre en boîte.

Donc Antoine Furetière, lui-même académicien, a eu l’inélégance de publier un extrait de son propre dictionnaire avant celui de l’Académie française. Il a été mis à la porte de l’institution en 1685, redevenant simple mortel par une voix de majorité, tout comme Louis XVI quelques années plus tard dans des circonstances certes autrement plus périlleuses. Or, ce Furetière homme d’église, abbé de Chalivoy et prieur de Chuisnes, n’ignorait rien de notre propos. Voilà ce qu’il écrit en 1655 du joueur de boule de fort : « il examine en elle le faible et le fort« , ce qui, bien pesé, est autrement plus explicite que le Ying et le Yang dont la mollesse d’esprit contemporaine nous rabat les oreilles à longueur de journée. Dans le dictionnaire publié en 1694 il sera précisé : « le fort de la boule est l’endroit le plus serré, et par conséquent, le plus lourd« . Voilà qui est fort bien dit.

Prieuré de Chuisnes en Eure-et-Loire

Tout cela ne nous indique pas comment on joue à la boule de fort, et l’auteur n’a aucune intention de vous en décrire les règles et les usages. On y apprend tout dans un excellent article  publié par Bernard Glacial qui reprend un texte de Jean-Luc Marais consacré aux Sociétés d’hommes, et paru aux éditions Ivan Davy, sans compter les recherches de Brunetière éditées par l’université de Jussieu à Paris, ainsi intitulées : La maison des hommes en Anjou.

Le règlement de la société de Pierre-Lizé dans le faubourg saint-Michel  à Angers, date de 1828. Il comprend 41 articles dont l’un interdit de satisfaire un besoin naturel à moins de quinze pas du jeu, sous peine d’une amende de quatre-vingt-quinze centimes, article supprimé en 1846 sans que l’on sache si l’interdiction a été levée ou si le sociétaire soulagé l’a été doublement de l’amende. 

Car vous l’avez maintenant compris, le jeu de la boule de fort en Anjou fut longtemps un loisir réservé aux hommes, pratiqué dans des sociétés villageoises ou de quartiers des villes, sociétés exclusivement masculines que l’on ne nommait pas encore associations, sans que les femmes et les enfants n’y eussent leur place, certains règlements intérieurs allant jusqu’à préciser : Toutes femmes ou enfants qui viendront chercher leur parent ou ami ne pourront rester dans la buvette plus d’une demi-heure sous peine de 25 centimes d’amende. Cependant à Saumur, dès 1871, les bonnes pratiques se perdent : « les mères, épouses, filles, brus, sœur, et belle sœur seront admises a la promenade dans l’allée du grand jardin, et à se placer autour du jeu de boule, mais elles ne seront admises à aucun jeu (…) En aucun cas il ne devra être question de nos dames ».

Joueurs de boules de fort en 1905. Les femmes sont admises en tant que spectatrices, balai à la main souhaité.

Les sociétaires de boule de fort seraient au nombre de 44.000

On peut s’étonner de cette latitude pour ouvrir les portes aux femmes et enfants. C’est qu’il n’était peut-être pas si facile que cela d’aller chercher son mari ou son père pour le dissiper de son occupation favorite. La société de boule de fort aujourd’hui encore repose sur le principe qu’on n’y joue pas seulement. On y taquine aussi le bouchon. Chaque société d’hommes a une buvette et une cave où longtemps on n’y a pas forcément consommé modérément de ce vin d’Anjou qui vivifie le coeur et les artères. Le succès de ces sociétés fut tel que le liquoriste Cointreau obtint avant-guerre l’exclusivité de la réclame et de l’approvisionnement en breuvages alcoolisés avant d’y renoncer lorsque la guerre éclata.

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Tant qu’il y aura des vignerons, la boule de fort vivra

Car à la fin du dix-neuvième siècle, on cesse de jouer dehors, dans les jardins ou les chemins, pour se réfugier dans des jeux couverts à l’abri des regards des passants. On est enfin entre connaisseurs du jeu et de la bouteille. Les sociétés de boule de fort sont alors plus d’un millier dans tout l’Anjou et leur rayonnement dépasse les frontières du département pour retrouver celles de la province d’Anjou incluant les communes limitrophes de Mayenne et de Sarthe,  jusqu’en Vendée, Touraine ou pays nantais. Le monde entier allait s’ouvrir à la pratique de la boule de fort lorsque son expansion fut interrompue par l’agression du kayser Guillaume II. La première guerre mondiale allait mettre un frein au développement de ce noble art associant la boule et le vin, le cochonnet et le bouchon.

Cette photo est extraite d’un  mémoire réalisé en 1997 par Thomas, petit-fils de papy Louis, consacré à la boule de fort en Anjou. Il cite fort opportunément René Bazin, aussi angevin que la boule de fort : « Si vous aviez le temps de lier amitié avec quelques-uns de nos joueurs de boules, vous pourriez prétendre que vous connaissez les monuments les plus curieux de la France paysanne » (La vallée aux maisons de tuf).

Mais plus que la guerre, la télévision et les loisirs, l’exode rural et l’urbanisation sont à l’origine d’un recul de la pratique de la boule de fort sans compter l’évolution des moeurs qui ont conduit ces sociétés d’hommes à ouvrir leurs portes aux femmes, ce qui  a probablement  fait perdre de leur charme aux ripailles des hommes lorsqu’elles sont redevenues proches du regard et des oreilles des femmes. On n’y boit plus forcément en toute tranquillité et l’inspiration n’est plus la même.

On ne peut exclure que le baron de Coubertin ait trouvé la devise des jeux Olympiques à l’issue d’une partie de boule de fort, car l’évidence lui aurait alors sauté aux yeux en même temps que le bouchon : l’essentiel est bien de participer.

Il n’empêche que les sociétés de boule de fort traversent le temps. Elles seraient près de quatre cent en ce début de millénaire prometteur pour le jeu de boule d’autant que la conquête de la planète Mars est une perspective d’y intéresser un jour le Martien, bien mieux que marcher inutilement sur la lune dont l’humanité est revenue désenchantée après ce premier grand pas sans lendemain  : en attendant, le paysan, l’artisan, le commerçant, le retraité, la veuve et l’orphelin trouvent plaisir à consacrer leur temps à un jeu de boule dont on ne connaît pas l’origine, alors que, s’agissant de la mise en bouteille pratiquée en sociétés, deux mille ans d’histoire viticole les contemplent.

Les légendes sont pourtant nombreuses pour retracer la naissance de la boule de fort. Certaines évoquent les mariniers de la Loire qui s’ennuyaient ferme à terre et auraient joué au fond des gabares, ce qui expliquerait nombre de naufrages sur ce long fleuve tranquille.

Gabare accostée; Les Rosiers sur Loire

Gabare accostée aux Rosiers-sur-Loire

D’autres prétendent que l’on doit ce jeu aux forçats de Jeanne de Laval qui ont édifié la levée de la Loire destinées à limiter les destructions causées par les inondations du fleuve ligérien. Entre deux coups de pelle, avec leurs boulets au pied, ils auraient donné naissance au jeu de boule, ce qui est une hypothèse encore plus farfelue que cette histoire d’un chien fou ayant inventé le jeu de quilles.

Levée du Roi René à Saint-Mathurin-sur-Loire

Levée de la Loire à Saint-Mathurin-sur-Loire

Un certain Foucault qui n’a rien à voir avec l’historien du même nom, de son côté évoque des gaillards de Château-Gontier qui auraient tenu le pari de jouer aux boules de Château-Gontier au Lion d’Angers, sur une distance de vingt-cinq kilomètres, exploit d’autant plus improbable que la virée ne pouvait s’effectuer qu’au gros rouge de kil.

Château-Gontier, Mayenne, Pays de la Loire, France

Hopital de Château-Gontier, sur les bords de la Mayenne, en pays de Loire

Et bien sûr, en terre d’Anjou, on évoque forcément les Plantagenêt qui auraient apporté d’Angleterre le jeu de boule ; car c’est bien connu, dans la famille des Plantagenêt on y trouve autant de joueurs de paume que de boule, sans compter les rugbymen, les footballeurs, les joueurs de golf et de bingo le dimanche quand il pleut, c’est à dire tous les dimanche.

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Mais, à en croire Bernard Glacial déjà cité, qui est à la boule de fort ce que Diderot est à l’encyclopédie, l’illustre boule de fort telle que nous l’admirons, ne remonterait qu’au début du vingtième siècle : ce serait à l’origine une boule en bois de gaïac, d’un diamètre de vingt centimètres et pesant six kilos, excusez le peu, employée comme bille de roulement dans les moulins pour la rotation des axes verticaux de grande dimension. Utilisée sur des chemins creux en pays baugeois mais aussi dans les Mauges ou la vallée de la Loire, au fil du temps la pratique s’est uniformisée, tant en ce qui concerne le règlement, le matériel que la piste de jeu à l’occasion des défis publics entre les différentes sociétés.

Les boules de fort ne sont plus ce qu’elles étaient.

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Mais il n’y a pas que la boule dont la taille varie. Le foie aussi pour celui qui s’y fit.

La première fédération de boule de fort naît en 1907 : les dimensions du terrain sablo-argileux sont fixées entre 18 et 24 mètres de long avec cinq à six mètres de largeur aux bords relevés.  Les boules de fort qui sont ferrées sont « méplates », avec un côté plus faible que l’autre dit fort, elles ont un diamètre d’environ 12cm et pèsent 1,3 kg. Le premier cerclage daterait de 1865 ; et le premier tourneur connu, Thiberghe d’Angers, ferra sa première boule en 1871.

Initiez-vous à la boule de fort... Ce jeu traditionnel du Val de Loire se pratique sur un terrain en forme de gouttière. N'oubliez pas vos pantoufles! Demandez la liste des associations à l'Office de Tourisme Loire Layon. #boule de fort #jeux traditionnels #loirelayon #jaimelanjou

Mais tout fout le camp. On trouve désormais des boules de fort en plastique alors que la tradition veut qu’elle soit en bois de cormier ou de buis, et même de frêne à condition que toujours le ferrage l’emprisonnât. Quant au jeu lui-même, pour reprendre Bernard Glacial, il demande adresse, concentration et patience, mais aussi souplesse dans le geste et des jambes solides pour parcourir tout au long d’une partie des dizaines d’aller et retour qui donnent soif et conduisent à la buvette pour se remettre d’un tel échauffement,bref toutes vertus qui mériteraient que ce jeu fut enseigné à l’école au lieu d’ennuyer nos chérubins à s’escrimer en arithmétique et conjugaisons bien inutiles maintenant que nous avons l’internet, les smartphones et les réseaux sociaux pour passer le temps en société.

La Boule

Ne pas perdre la boule, premier principe de tout bon joueur

Car avec nos amis virtuels, là se trouve le nouvel ennemi des sociétés de boule de fort : qui aura encore du temps à consacrer au devisement du monde entre le lancement de la boule et les bouchons à faire sauter entre deux coups à boire autant qu’à jouer ?

La Boule de fort de Jacques Sigot, http://www.amazon.fr/dp/2844770398/ref=cm_sw_r_pi_dp_RzSssb099JEWW

2 réflexions sur “La Boule de Fort et le principe du faible et du fort

  1. GLACIAL 30 août 2016 / 17 05 30 08308

    j’ai lu cet article avec un réel bonheur

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