Buffalo Soldier

10th Cavalry Soldiers patrol the Mexican border area

Pour nous qui aimons Rihanna, Bob Marley et toutes les musiques des îles de la Caraïbe, c’est un bonheur de voir la chanteuse barbadienne porter à nouveau les dreadlocks qui firent la réputation capillaire du prophète du Reggae. En revanche, nous ne pouvons qu’être consternés par l’imprécision journalistique qui conduit des chroniqueuses croqueuses de mode à  l’improvisation dans l’approximation à cette occasion.

Rihanna change de tête : les maxi dreadlocks sont de retour - Purebreak

En voici un exemple tiré du journal internet Aufeminin dont l’audience atteint 8,5 millions de visiteurs uniques par mois et dont le succès repose sur l’exploitation sans vergogne de l’image des stars pour accumuler un maximum d’audience et donc de publicité, au profit de dirigeants pour qui l’argent est roi dès lors qu’il trébuche et sonne dans leurs poches.

Donc, la malheureuse journaliste chargée par sa rédactrice en chef de faire probablement dans l’urgence un énième article sur Rihanna qui a opté pour les dreadlocks, se retrouve à écrire ceci :

Actuellement, Rihanna avec ses 44,6m d’abonnés sur Instagram, est l’une des meilleures ambassadrices des tendances qui soit. Des millions de personnes pour s’inspirer de ses looks, mais aussi des millions de personnes pour écouter les messages qu’elle a à faire passer. Donc quand Rihanna opte pour des maxi dreadlocks qu’elle le partage sur son compte Instagram, on peut être sûr que le post en question ne va pas passer inaperçu…. Les dreadlocks sont en effet les plus longues qui nous ai jamais été donné de voir… Dépassant la chute de rein, les extensions qui dépassent carrément les fesses sont aussi longues qu’une chevelure de sirène…

Gen. John Pershing reviews the troops in 1932

Passage en revue des Buffalo soldiers du 10ème de cavalerie par le Général Pershing en 1932, à Fort Myer, Virginie

Jusqu’ici, rien à dire qui nous dépasse, nous sommes dans le factuel. La suite est moins heureuse : il semblerait que son clin d’œil aille vers le mythique chanteur Bob Marley, à en croire la légende de la photo, « Buffalo Soldier« , l’un des nombreux titres cultes de l’artiste. Un extrait des paroles de cette fameuse chanson pleine de sens ? « Buffalo Soldier, dreadlok rasta / There was a Buffalo Soldier in the heart of America / Stolen from Africa, brought to America / Fighthing on arrival, fighthing for survival / I mean it, when I analyse the stench / To me its makes a lot of sense » (en français : Soldat de Buffalo, rasta aux dreadloks / Il vivait un soldat de Buffalo dans le coeur de l’Amérique / Arraché de l’Afrique et envoyé en Amérique / Se battre pour arriver, se battre pour survivre / Je ne plaisante pas, quand j’analyse la puanteur / Je ressens beaucoup d’émotions »).

Recruiting poster in World War I

Affiche de recrutement de Buffalo soldiers (« colored men ») pour participer à la guerre en Europe en 1917 (Première guerre mondiale)

Rihanna rendrait donc hommage à Marley en ayant choisi comme légende de la photo la fameuse chanson « Buffalo Soldier » qui serait « pleine de sens« , à condition cependant de ne pas faire un contresens ! La traduction française des paroles passe en effet totalement à côté de la question en évoquant « un soldat de Buffalo » là où il s’agit d’un « Buffalo Soldier« , une expression intraduisible en français puisqu’il s’agit d’un « soldat-bison ». A en croire le dictionnaire Merriam-Webster (« Since 1828 » tout de même !), celle-ci serait apparue en 1872 et fait référence aux soldats noirs enrôlés dans l’armée américaine, à la suite de la guerre de Sécession :  « an African-American Soldier serving in the western United States after the Civil War« .

The members of the 9th Cavalry gathered for this photograph in San Francisco

Buffalo soldiers du 9ème de cavalerie aux Philippines en 1900

En portant des dreadlocks, en citant Bob Marley en pleine campagne électorale pour les présidentielles et alors même que des hommes noirs américains sont régulièrement assassinés par des forces de police qui n’ont aucun scrupule à abattre des innocents désarmés, Rihanna n’hésite pas à montrer avec fierté au monde entier ses racines afro-américaines qui prennent la forme symbolique de lianes allant de la terre à la tête, mêlant à son histoire personnelle celle de tous ces Buffalos Soldiers oubliés qui ont combattu pour la liberté.

Buffalo Soldiers gardant une diligence dans l’Ouest américain

Nous reviendrons dans une prochaine chronique sur l’histoire méconnue des soldats noirs de l’Amérique, de ceux qui s’enrôlèrent dans l’armée nordiste pendant la Guerre de sécession, plus de 200.000, et qui prenaient ainsi le risque de retomber aux mains de l’armée sudiste esclavagiste. Leur héroïsme conduit le gouvernement américain dès 1866 à constituer des régiments de cavalerie et d’infanterie uniquement constitués de Noirs, pour des motifs de ségrégation qui se prolongèrent au-delà de la Seconde guerre mondiale. A la création de ces régiments de soldats noirs, ceux-ci furent de plus cantonnés à l’Ouest du Mississippi, pour éviter ses tensions raciales supplémentaires dans le Sud suprématiste blanc vaincu.

9th Cavalry Buffalo soldier

Buffalo soldier du 9ème de cavalerie,  dans le Dakota du Sud

C’est là, pendant la conquête de l’Ouest auxquels ils participèrent largement, que ces soldats noirs furent dénommés Buffalo Soldiers, sans qu’on en connaisse précisément l’origine même si cette expression a vraisemblablement été donnée par les tribus indiennes. La référence aux bisons (Buffalo) est certaine mais le pourquoi est plus incertain. Leurs cheveux crépus ? Leur caractère courageux et volontaire ? ou tout simplement le fait de porter en hiver des manteaux en bison pour se protéger du froid ? Allez savoir. Probablement les trois à la fois. Un bel hommage quoiqu’il en soit, de la part des Indiens pour qui les troupeaux de bisons assuraient leur survie alimentaire et matérielle.

Members of the 9th and 10th Cavalry were sent to the Philippines as reinforcements

Buffalo soldiers du 9ème et 10ème régiment avant leur envoi aux Philippines en 1900

Toujours est-il qu’il n’y a pas de soldat de Buffalo dans la chanson de Bob Marley mais des Buffalo Soldiers, et que celle-ci évoque le sort tragique des Africains transportés de force en Amérique, devenus les soldats ignorés de l’Amérique, continuant de se battre pour la survie alors même qu’ils constituèrent jusqu’à 40% de l’US Army au Viet-Nâm alors qu’ils ne constituaient que 15% de la population américaine. Ils ont été de tous les combats, pendant la guerre de sécession, pendant la conquête de l’Ouest, la guerre hispano-américaine, les deux guerres mondiales, en Corée et au Viet-Nâm, en Irak et en Afghanistan. Sont-ils pour autant honorés ? Et quel sort est véritablement réservé aux jeunes Noirs américains en dehors de croupir en prison, s’entre-tuer pour la drogue ou frappés par de lâches assassinats ?  S’enrôler dans l’armée et prendre le risque de perdre la vie pour une patrie qui de toute façon n’a aucun respect pour votre vie.

Ce constat tragique peut-être largement partagé pour la France, en plus hypocrite et plus retors. Ce n’est pas la police et la justice qui sont en première ligne comme aux Etats-Unis, mais l’éducation nationale qui a scrupuleusement développé depuis quarante ans  une politique sacrifiant son éducation réputée pour aboutir au constat que la France est désormais le pays le plus inégalitaire de l’OCDE, rendant quasiment impossible l’ascension sociale pour les familles ne maîtrisant pas les rouages de la reproduction sociale. Mais c’est une autre affaire qui nous éloigne des Buffalo soldiers et de Rihanna. Cette dernière, à la différence de Beyoncé, toujours plus préoccupée de valser au milieu des billets verts, nous rappelle en chantant et dansant qu’une coiffure aussi ingénue et extravagante qu’elle puisse paraître, peut aussi avoir un sens caché, celui d’évoquer subtilement les souffrances raciales qu’endure chaque jour la population noire américaine.

President Theodore Roosevelt escorted by Buffalo Soldiers at the Presidio Golf Course, May 1903.

Buffalo soldiers du 9ème de cavalerie escortant le président américain Théodore Roosevelt à San Francisco en 1903

Pour celles et ceux qui apprécient Bob Marley, et ils sont nombreux, le voici interprétant Buffalo Soldier :

Et pour celles et ceux qui s’intéressent aux questions raciales ou à l’histoire des soldats noirs américains, voici des chroniques parues ici :

Il est aussi conseillé de visiter le site historique (et internet) du Presidio de San Franciso qui entretient l’histoire, la mémoire et les tombes de soldats ayant appartenu aux régiments de Buffalo Soldiers. La plupart des photos ici réutilisées en sont issues.

Buffalo Soldier