Voici l’un des rares quartiers de Paris qui n’est pas à la recherche de ses souvenirs. La Butte Montmartre demeure telle qu’elle a toujours été, un village qui n’est certes plus entouré de champs ou, plus tard, d’un maquis, mais d’immeubles quelconques au Nord ou au Sud. C’est la raison principale pour laquelle les touristes du monde entier y affluent en masse même si le décor a évolué au fil du temps : une basilique qui ressemble à une meringue, y a été érigée pour expier les crimes de la populace en furie pendant la Commune de Paris en 1871 ; et Pigalle, au pied du village n’est plus ce qu’il était : on y escroque sur le bouchon de champagne frelaté plus qu’on s’y encanaille avec des malfrats, à l’ombre d’ailes de moulins désormais en pâte à papier mâché.
Moulin de Montmartre en 1946 , actuel moulin de la Galette, rue Lepic
Peu importe. Montmartre est toujours là pour ceux qui peuvent facilement échapper aux horaires d’arrivage des touristes qui font ressembler la butte à une rame de métro bondée et la place du Tertre à un quai de gare un jour de grève. Mais pour celles et ceux qui peuvent s’y rendre au petit matin ou tard dans la nuit, Montmartre n’a guère changé depuis plus de cent ans, et c’est une chance.
Rue Saint Vincent, Montmartre, Paris
Cela dit, on ne voit plus d’enfants jouer aux billes dans la rue ou de femmes se rendre à la fontaine, place du Tertre, et c’est grande tristesse, non pour elles qui étaient de lasse corvée quotidienne, mais pour nous qui devons désormais contourner la foule pour traverser la place du village. Les peintres, alors, étaient plus discrets, pourtant facilement reconnaissables, moins par leurs bérêts que par le chevalet et les pinceaux. La rue alors appartenait aux gosses qui ne craignaient pas de passer en bande joyeuse près du château des Brouillards.
Pendant ce temps, plus bas, le Moulin Rouge n’était pas l’apanage des touristes : la canaille et les bourgeois parisiens s’y rendaient en masse, n’étant pas encore hypnotisés par la télévision, le cinéma ou l’internet pour se désintéresser des spectacles affriolants qui faisaient la réputation de la Ville-lumière jusque dans l’Ouest américain. La concurrence était alors vive. Au 100 boulevard de Clichy, le cabaret des Truands portait un nom prometteur, tout comme le bal Tabarin rue Massé apportait la garantie de rencontres enchanteresses. Le Parisien savait alors vivre aux dépens de la femme comme en témoigne l’exposition de peintures au musée d’Orsay, Splendeurs et misères, consacrée aux images de la prostitution entre 1850 et 1910. Le confort était à tous les étages comme l’indiquait les pancartes à l’entrée des hôtels les plus minables.
Ne soyons pas dupes sur le Montmartre d’antan lontan ! Manet, Degas, Toulouse-Lautrec nous en disent avec leurs pinceaux bien plus long que toutes les études historiques, sociologiques ou statistiques : la véritable reine de Montmartre fut longtemps l’absinthe sans autre espoir qu’épancher sa soif avec son voisin d’infortune.
De retour des folies de Pigalle par le funiculaire, nous voici arpentant à nouveau le village de Montmartre, croisant ici un chansonnier descendant vers la ville pour se rendre boulevard du Crime où les théâtres attiraient les badauds, et là retrouvant le premier ministre de la mort qui dispose de tout son temps pour se débarrasser de son bric-à-brac infernal.
Pour le moment, ce n’est pas le diable qui réclame sa juste part du magot humain, seulement Saint Rustique dont la rue étroite laisse apparaître dans les nuages l’ancienne Byzance dont une coupole aurait atterri sur la butte telle une soucoupe volante ressemblant à un berlingot géant. Rien n’a changé au fil du temps si ce ne sont les silhouettes des dames qui ne portent plus chapeaux et longues robes noires mais plutôt la fameuse petite robe noire des Parisiennes qui n’est pas sans charme.
Photos de la Rue Saint Rustique
Nous voici maintenant rue Norvins au milieu des enfants. La rue leur appartient encore un peu, plus pour longtemps. les hordes de touristes ne tarderont pas à débarquer qui va faire la fortune du village. Maurice Chevallier, en 1954, dans l’escalier songe à la gloire que la Butte lui apporte. Les peintres du dimanche s’installent place du Tertre séduisant d’un coup qui n’est que de pinceau, les jeunes filles en socquettes blanches, toutes émoustillées rien qu’à l’idée qu’on ne leur tire que leur portrait en tout bien tout honneur.
Que les temps sont loin où la Goulue et Toulouse-Lautrec fréquentaient les lieux. Le fruitier de la rue Norvins va bientôt céder son bail pour y installer une crèperie ou un commerce de colifichets.
Montmartre en 1875-1880, gravures de Pierre Chauvet
La rue Norvins en 1954 est encore un peu délabrée et le Consulat n’est pas encore la gloire de l’Empire, mais Montmartre commence à changer, l’esprit du village d’autrefois s’éloigne, le tourisme envahissant cherche ses premières proies. Ces touristes ne sont pas si désagréables. Ils donnent à Montmartre un air de vacances permanentes, comme une sorte de fête quotidienne de la bière accompagnant moules et huîtres selon l’arrivage.
C’est par le pied de la butte que le siège va commencer. A la place Pigalle et place Clichy, rue des Abbesses, et rue Lepic, le monde moderne recherche soudainement tout l’espace disponible. Les cinémas et cabarets se multiplient. Il est temps de donner l’assaut à l’ultime village qui résiste toujours et encore au sommet d’une butte où résonne au lointain l’air des lampions qui accompagne l’odeur de l’argent facile.
Le maquis de Montmartre, tel qu’il était encore au début du vingtième siècle, un îlot tenu par les maraîchers avec son bateau-lavoir amiral, tombera bientôt. Voici venir le temps des assassinats architecturaux et des pentes criminelles fatales, telles celle de la rue Muller, ici aperçue en vue latérale, vers 1900.
Le cabaret d’Aristide Bruant, si cher au coeur des Montmartrois, tient encore un peu boulevard Rochechouart tandis que le Moulin Rouge prend des couleurs criantes pour mieux séduire, alors qu’au bar du Moulin, au 1 rue Lepic, en 1911, on s’inquiète à juste titre de la politique impérialiste de l’Allemagne du Kayser Guillaume.
Le père Mathieu fait encore sa tournée, mais plus pour très longtemps de même que les faucheurs du square Saint-Pierre se demandent quand la machine va les remplacer. On se bouscule encore un peu au marché de la rue Lepic, mais pour combien de temps encore ?
C’est que la fête bat son plein aux moulins, il est temps que les laveuses de la fontaine quittent les lieux, l’automobile arrive avec les vertiges de la vitesse et les vapeurs d’essence.
Le monde cruel et moderne ne se contentera bientôt plus que d’un Poulbot de pacotille pour tout enfant sur la butte Montmartre désormais réservée aux restaurateurs et aux portraitistes avec l’arrivée des escliers et de la lumière. Seigneur, qu’avez-vous fait de notre village en l’entartrant ainsi au son des cloches ?
Rendez-nous la place du Tertre telle qu’elle était comme nous l’aimions alors ! Confiez Poulbot à l’assistance publique et laissez venir les enfants comme il est écrit dans les Evangiles.
Et surtout éloignez de nous cette menace de réchauffrement climatique, car ce n’est que lors des jours de neige que Montmartre retrouve les misères de sa splendeur éternelle, dans la solitude glacée des escaliers gelés, dans la boue des souvenirs détrempés, là où s’enfoncent dans la tourbe d’une rue obscure éclairée aux bougies du château des brouillards, tous les rêves évanouis des vaines gloires d’un monde de génie disparu qui n’a jamais existé, celui des peintres miséricordieux, des artistes affâmés et de la bohème philanthropique.
Maison Berlioz et maison de la musette rue du Mont-Cenis, Cabaret des Assassins, aujourd’hui au Lapin agile, rue Saint-Vincent
Montmartre est alors tel que nous l’aimons, appartenant à celle ou celui qui la prend d’assaut par les escaliers sous la menace enfantine des boulets de neige. Soutenus par la perspective d’atteindre le décor féérique d’un plateau de cinéma bollywoodien, guidés par les ailes d’un moulin inspirés de ceux de Vendée au langage codé, traversant sans crainte les rafales de neige qui soufflent à proximité du château des Brouillards, le bonheur est là au petit matin dans les rues désertes, à la perspective encore lointaine de prendre au Consulat un café noir aussi immaculé que le Sacré-Coeur.
Les escaliers de Montmartre, en 1954 et 1958, respectivement par Bovis et Doisneau ; place du Tertre, Sacré-Coeur et château des Brouillards et rues de Montmartre en temps de neige
Car, en vérité, il n’y a rien de plus beau à Paris que Paris sous la neige vu de Montmartre. On y voit enfin la rue Blanche et celle des Blancs-Manteaux telles qu’elles ne sont jamais un jour habituel, moins polluées et plus cristallines, sans compter que les coupoles de la basilique disparaissent enfin !
Le plus surprenant ne concerne d’ailleurs pas Paris qui a peu changé, mais les environs : la banlieue n’existait pas en 1880, il n’y avait autour de Paris que des villages comme en témoigne cette photo prise de la rue des saules.
Et dans Paris, Dédé de Montmartre, prévu pour être diffusé en 1939 et qui ne sortira qu’en 1942 sous le titre de Dédé la Musique avait fort à faire au carrefour du vice et du plaisir : l’ancien roi de l’accordéon qui est aussi mauvais garçon doit affronter la trahison d’un ami et d’une ancienne maîtresse ce qui n’est pas de tout repos pour que l’amour triomphe. A l’affiche, on y trouve Robert le Vigan, l’ami de Louis-Ferdinand Céline. mais là il n’est plus question de montmartre mais de Paris sous l’occupation, un Paris d’un charbon bien plus noir que la Butte blême sous la neige.
il y a des passages du texte qu’il faudrait faire lire à Frédéric Mitterrand tant ils sont lyriques!
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