Le Lecteur (I, 1)

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Heureux celui qui lit, et ceux qui entendent les paroles de la prophétie, et ceux qui gardent, et qui gardent les choses qui y sont écrites.  Apocalypse 1 : 3

Au jour de la mort du Roi, Damiana se leva tôt pour se rendre à l’office.

J’ai déposé le manuscrit qui m’intriguait. L’heure de la soupe de chocolat chaud à la noix de muscade et parfumée de canelle, approchait. Avec une cuillère en vermeil et du sucre des îles au Vent, j’ai légèrement tapissé le fond de la tasse en faïence de Gien. Dans le même temps, la solitude de mes prunelles se réfléchissait sur les lunettes posées sur la table de nuit. Il me restait à comprendre. On a frappé à la porte. Le chambranle en pierres de taille a tremblé. Le majordome, un grand chauve noir, est entré. Il a articulé : « Monsieur, votre lait ! »

Je me suis levé du lit. J’ai refermé un livre écrit par Chateaubriand sur l’Itinéraire de Paris à Jérusalem dont il était aussi revenu, j’ai ramassé les affaires qui traînaient à terre, des pièces de jeu d’échecs, des cartes à jouer et des aquarelles, attrapé une boîte en fer blanc qui contenait quatre oies en bois et salué mon majordome matinal qui est resté silencieux. Les yeux fermés, il dormait debout, titubant, la main droite posée sur le bureau pour garder son équilibre. J’ai écrit deux ou trois phrases sur une feuille que j’ai pliée, la posant en évidence sur l’écritoire, à côté du roman de Benjamin Constant, Adolphe, ouvert au chapitre V. Un trait tremblant à l’encre rouge soulignait une phrase : « Nous parlions d’amour de peur de nous parler d’autre chose. »

J’ai refermé le livre, parcouru la page de titre qui portait la mention : « 1816 Chez H. Colburn, Bookseller, 50 Conduit Street, New-Bond », et en dessous « Paris, Chez Treuttel et Würtz, Rue de Bourbon, No 17 ».  Je me souvins m’être rendu deux ou trois fois chez cet éditeur qui occupait l’hôtel de Laureguais derrière le quai Malaquais prolongé en sa partie occidentale par l’ancien quai des Théatins devenu Voltaire, à quelques enjambées du palais de Salm ; j’y avais croisé dans le temps de retors académiciens en mal de versifications latines, qui préparaient leurs discours et éloges d’un ennui immortel.

Et comme chaque matin à cette heure, Baltazar demeure là, gardant le silence tandis que je vaque à mes affaires et prépare, comme chaque jour, mon emploi du temps consacré aux interrogatoires et aux audiences. Je ne sais pas grand-chose de lui en dehors de son nom et qu’il est un mulâtre originaire des Indes occidentales ; il conserve belle prestance malgré son âge que je devine aussi avancé que son dos pliant comme le roseau. Il était au service de mon père  jusqu’à son décès et je crois bien qu’il a un temps, dans sa jeunesse, servi mon grand-père. J’ignore comment il est arrivé en France et pourquoi il s’est retrouvé au service de ma famille, faisant preuve d’une loyauté irréprochable malgré des circonstances si peu propices à la fidélité, toutes ces dernières décennies. Je sais encore qu’il a rejoint un temps les hussards américains lorsque ma famille décida d’émigrer pour conjurer l’orage et que son courage fut utile à la légion de Saint-Georges sans pour autant faire preuve d’intrépidité. De vilaines blessures l’ont éloigné des champs de bataille, perdant un œil qui ne l’empêche pas de voir clair dans les affaires des hommes et leurs intentions malveillantes. Il n’a qu’un défaut, c’est de voir Satan partout. Et pour l’instant c’est une diablesse en jupons qui l’obsède.

Je ne partage pas son avis. Je m’en tiens aux faits. Je ne crois ni au diable ni en Dieu, pas plus dans les contes de nos contemporains, encore moins dans les vantardises des hommes et les boniments des femmes. Ni le monde ancien ni le monde nouveau ne témoignent en faveur des charlatans et saltimbanques qui peuplent les villes et les champs. Nos concitoyens sont ce qu’ils sont, ont toujours été et continueront d’être : des êtres lâches, vils et cupides, prêts à s’entretuer pour échanger un louis en napoléon qui est de même valeur! Et chaque jour qui passe me conforte dans cette opinion qu’un squelette ne pèse pas plus que trois francs six sous dans la balance d’un malandrin, et que la peau d’un homme malingre ne vaut pas un fifrelin.

Il se peut, cependant, que ma profession m’aveugle sur les hommes. En tant que procureur du Roi, je ne suis pas le mieux placé pour rencontrer de belles âmes innocentes, douces et généreuses. Mon lot quotidien est celui des filous et des friponnes, des escrocs et des voleuses, quand ils ne sont pas simples malhonnêtes ou immondes criminels. Le vice et la perversité se balancent au balcon de ma vie comme une escarpolette tandis que j’envoie au gibet violeurs et assassins.

La potence, en l’occurrence, se prête plus à la rime poétique qu’à la réalité. Depuis la Révolution, on trouve plus expéditif et commode de s’en remettre à la guillotine ; et les bois, dans la cave du tribunal, n’attendent qu’un ordre pour être dressés sur la place du palais et laisser tomber le couperet à la grande joie de ces spectateurs si attentifs pendant la scène à ne pas perdre une goutte de rouge écarlate encore pour un temps. On ne peut concevoir de justice humaine sans tribut et rien n’y changera jamais à la nature des hommes : celui-ci n’a pas besoin d’être bleu ou impur pour abreuver nos pulsions, il suffit que de la lie humaine coule pour satisfaire les foules frissonnantes et impatientes. Enchaînés aux rites ancestraux, nous conchions nos semblables dans le mépris de leur vie vulgaire, oublieux que nous sommes de n’être point différents. Rien n’attendrit plus qu’une tête coupée!

C’est étrange comme l’image de la guillotine m’est venue naturellement à l’esprit en ce matin, pourtant aussi quelconque que les autres ou presque. Il est vrai que je m’apprête à lui expédier un cou à trancher, frêle, souple et gracieux qui mérite largement ce cruel châtiment. J’aurais préféré la pendaison, la crucifixion ou quelques florilèges des anciennes cours de justice. Je donne raison à Gracchus Babeuf qui considérait que les supplices innombrables  « et les bourreaux multipliés partout nous ont fait de si mauvaises mœurs ! » Il n’avait pas tort d’affirmer que « les maîtres au lieu de nous plier, nous ont rendus barbares parce qu’ils le sont eux » et qu’ils « récoltent et récolteront ce qu’ils ont semé ». Pour avoir assisté dans mon enfance à quelques scènes d’écartèlement, humé de loin les bûchers et m’être délecté de près des supplices du fouet, du gibet et de la roue, je n’ai point de goût pour le cérémonial de la guillotine qui complaît aux Trissotins. Il exhalerait une grande tristesse de l’article 12 du code pénal, « tout condamné à mort aura la la tête tranchée » si l’article 23 du même code,  « l’exécution se fera sur une des places publiques du lieu qui sera indiqué par l’arrêt de condamnation » ne venait apporter un charme pittoresque à cette scène d’une grande banalité de la chute d’un grand couteau, que la vitesse d’exécution empêche d’y apporter l’effroi nécessaire à l’édification du peuple.

En attendant, il me revient de cloturer l’instruction de cette diablesse pour reprendre l’expression de Baltazar. Il est naturellement devenu mon secrétaire particulier, je devrais dire mon homme à tout à faire tant le champ de ses compétences est vaste. En l’absence de bourreau officiel dans le département, il en fait même office si nécessaire. Voilà plusieurs semaines que le ministère à Paris me réclame le réquisitoire, la clôture de l’instruction, le procès à huis-clos, la sentence et son exécution.  Mais je n’arrive pas à me résoudre à en terminer avec cette criminelle qui mérite pourtant bien de grimper les degrés de l’échafaud. Baltazar m’a prévenu que j’y perdrais mon temps, ma vie et mon âme à chercher à comprendre ce que ni Dieu ni Satan ne sont en mesure d’expliquer. Il est tout simplement impossible de vouloir démêler le vrai du faux dans cette affaire tant la vérité et le mensonge s’entremêlent en une communion de sang. Cette nuit, pour la première fois, j’ai relu en entier l’épais dossier de cette instruction menée au cours des derniers mois, plusieurs cahiers de toutes couleurs qui retracent fidèlement l’enquête. Et j’en suis venu à la conclusion, alors que je m’assoupissais, que je ne connaîtrais jamais la vérité, et qu’il n’y aurait ni anges ni démons susceptibles de répondre à la seule question présentant de l’intérêt : pourquoi tant de haine?

Ayant saisi la hampe de la tasse, les papilles réveillées par le fumet du chocolat qui me rappelle cette sauce pour accompagner le gibier que Baltazar m’a un jour préparée, je demande à ce dernier d’aller chercher la prisonnière pour la questionner une ultime fois, bien décidé, cette fois et enfin, à en terminer avec ce dossier en s’accordant sur une version vraisemblable pour tenter d’approcher la vérité, absolument toute la vérité. Pour que la justice puisse être sévère, pour qu’elle puisse passer, elle ne peut être approximative. Nous, juges, devons être les horlogers de la vérité. Tel est notre travail. Mais il faut bien reconnaître que c’est une mission qui relève de l’impossible, faute de moyens, faute de temps, et souvent faute, encore plus, de volonté. Pourquoi frayer avec la vérité si nous pouvons nous accommoder avec elle d’un ragoût sans épices et trouver des raccourcis qui nous évitent des sentiers improbables, tortueux et vertigineux, pour devoir atteindre un point culminant plus élevé que le nid de l’Aigle?  Suivre le chemin du torrent qui descend est beaucoup plus facile qu’emprunter les voies précipiteuses. La justice n’a pas besoin de courage, uniquement de routine pour cheminer.

Et tandis que mon secrétaire particulier est parti chercher la prisonnière, une nouvelle fois je parcours le dossier d’instruction. Je reprends le cahier rouge dont les pages intérieures sont recouvertes d’une écriture élégante, serrée et précise qui me rappelle celle de ma mère. J’en connais la première phrase par cœur : « Au jour de la mort du Roi… » Jour funeste s’il en était, jour maudit, jour épouvantable marqué par cette heure sacrilège où la populace idôlatre et enivrée de sang, réclamant la tête d’un homme si ordinaire, marqua à jamais du sceau de l’infâmie, par ses joyeuses acclamations, cette nouvelle Nation éprise de grandeur. Je n’ai toujours pas compris pourquoi la déclaration des droits de l’Homme adoptée par tout un peuple en liesse, n’a pu s’appliquer au Roi qui l’avait octroyée à ses sujets devenus citoyens. Ce déchaînement inexorable de violence populaire ne comporte pas d’explications satisfaisantes sauf à considérer que la lâcheté d’une poignée de députés de la Convention devait constituer le moment inéluctable où le basculement de l’histoire l’emporterait, d’une voix et d’une seule, sur le destin de quelques hommes pour faire entrer l’univers dans les temps modernes au son lugubre du hachoir.

C’est alors que je songeais à tous ces événements sanglants qui avaient frappé aux portes de l’histoire pour assurément n’en plus sortir, que Baltazar est revenu accompagné de sa prisonnière. Comme convenu avec mon secrétaire faisant aussi office de gardien, et cela depuis la première journée d’interrogatoire, elle entra sans porter de fers aux pieds et aux poignets. J’avais aussi exigé qu’elle soit décemment vêtue d’une robe longue de coton blanc qui dissimulait son corps des chevilles jusqu’au cou, un vêtement immaculé qui laissait deviner les formes d’une gorge encore vigoureuse, et cela, malgré un âge qui n’était plus celui de sa première jeunesse. J’avais confié à Baltazar la mission qu’elle soit bien traitée malgré les rigueurs du cachot. Il y pourvoyait fort bien même s’il se méfiait de cette diablesse, cette vicomtesse portant haut les couleurs bleue et rouge de la République tout en ayant oublié le lys blanc outragé du Royaume qui fut pendant mille ans le ralliement de toute un peuple avant de n’être plus, pendant vingt ans, qu’un souvenir écorché piétiné et méprisé, sous la Révolution, le Directoire, le Consulat et l’Empire, jusqu’à cette heure improbable de la Restauration qui vit revenir dans les fourgons des princes étrangers le spectre décharné et osseux de la monarchie absolue déguisée en roi débonnaire et joufflu.

Montbrison Collégiale — Festival du Forez
Collégiale Notre Dame d’Espérance, Montbrison, en pays de Forez