Le théâtre de la mémoire

Bruegel d. Ä., Pieter: »Elck (Jedermann) und Nemo Niemand«

Qui l’eut crû ? Le Tartare ne serait pas seulement fort à cheval sur la viande hachée, il a aussi une prodigieuse capacité de mémoire alors que, selon ce même baron von Zach dont nous vénérons régulièrement dans ces chroniques son talent épistolaire, les Tartares seraient un peuple tout à fait étranger à la culture des lettres. Toujours d’après le baron, ils conservent par tradition orale, dans leur mémoire, un immense nombre de vers dans lesquels ils chantent les exploits, les généologies, les vertus de leurs princes, et les annales de leurs nations, depuis un grand nombre de siècles. Bref, tout ce que l’homme occidental ne fait plus depuis qu’il s’en remet au classement des vieux papiers aux archives nationales, au rangement des livres poussiéreux à la bibliothèque nationale sans oublier désormais d’insulter l’avenir en considérant l’internet comme un lieu d’aisance digne de nos bonnes vieilles vespasiennes où uriner de dépit, de jalousie et de haine, ce qui soulage l’inconscience des foules (en introduction : Elck ou Un Chacun, gravure de Pieter Brueghel l’Ancien, 1570, British Museum, Londres )

Le Tartare Tokhtamych devant Moscou en 1382

Pour reprendre le baron von Zach, et quoique selon lui, tous les historiens passent pour être tant soit peu menteurs, les exemples ne manquent pas du don des langues ainsi que celui de bien des connaissances qui n’est que l’effet  d’une grande mémoire. Le baron rappelle que Sénèque répétait deux mille noms de suite, après les avoir entendu prononcer une seule fois. Et il pouvait réciter deux cents vers déclamés par différentes personnes. Elie Spartien raconte que l’empereur Hadrien était capable d’apprendre un livre par coeur à la première lecture. Cynea, l’ambassadeur de Pyrrhus, dès le lendemain de son arrivée à Rome, saluait de leur nom tous ceux rencontrés au Sénat ou dans la rue qui lui avaient été présentés, ayant des capacités physionomistes hors du commun (en 280 av. J.-C.).

D’après Cicéron, les premiers inventeurs de la mnemonique, l’art d’augmenter la mémoire,  auraient été Simonide ainsi qu’un certain Metrodore. Les récits fabuleux ne manquent pas d’enfants de dix, sept et même trois ans ayant le don des langues ou la capacité de répéter des milliers de mots, des dizaines de pages à la simple lecture ou écoute, sans que les sources de ces récits puissent être vérifiées. Cette faculté a atteint son apogée avec un certain Chrétien-Henri Heinecken qui, né en 1721 et mort en 1725 à l’âge de quatre ans, aurait eu le temps de parler l’allemand, le français et le latin avant l’âge de trois ans, sachant aussi l’histoire de l’ancien et du nouveau testament, sans oublier la géographie et la généalogie des principales maisons royales d’Europe. Dans sa quatrième année, il apprit à écrire. On connaît des professeurs moins chanceux.

Portrait de Christian Friedrich Heinecken

Le jeune prodige Christian Friedrich Heinecken, l’Infant de Lübeck

Autre anecdote concernant les capacités de mémoire prodigieuses, celles d’un jésuite lyonnais connus sous le nom de Claude François Ménestrier, qui n’était pas chanteur de son état mais antiquaire, né à Lyon en 1631 et mort en 1705, contemporain de Louis XIV donc. la reine Christine de suède, de passage dans l’ancienne capitale des gaules, souhaita rencontrer le phénomène. Le jésuite lui demanda d’écrire sur un grand in-folio toutes sortes de mots sans suite, qu’il parcourut une fois pour ensuite les réciter non seulement à la suite mais à rebours.

Claude François Ménestrier

Une dernière anecdote concerne un étranger présent à Berlin à la cour du grand roi Frédéric II alors que Voltaire, pour la première fois récitait une pièce de théâtre inédite de sa composition, à Sans-Souci. La lecture achevée, à la grande surprise du roi de Prusse et de l’écrivain, l’étranger débita d’une haleine tout le poème composé de plusieurs centaines de vers d’un bout à l’autre, divertissant ensuite Frédéric le Grand et ses hôtes en donnant plusieurs preuves de l’étendue de ses capacités mémorielles.

Le secret du fameux comte et immortel Saint Germain était du même ordre. Sa prodigieuse mémoire lui permettait d’évoquer sans anachronismes une multitude d’hommes célèbres avec lesquels il n’avait conversé qu’en parcourant une multitude de livres.

Le comte de Saint-Germain

Nous qui nous inquiétons à juste titre des ravages de la maladie d’Alzheimer, avons oublié que ce n’est pas une préoccupation qui date du vieillissement d’une population avançant gaillardement en âge grâce aux progrès de la médecine. Le baron von Zach nous rappelle que Thémistocle s’adressant à Simonide qui voulait lui enseigner l’art de fortifier sa mémoire, lui répondit qu’il aimerait bien mieux apprendre à oublier, observation renforcée par le fait que mémoire et jugement se rencontrent rarement ensemble.On doit à Jean-Baptiste Ourdry en 1752, le legs pictural de ce Simonide préservé des dieux.

Comme le souligne von Zach, longtemps, on attacha plus d’importance au perfectionnement de l’usage de la mémoire qu’à exprimer une pensée tant il est plus simple d’adopter les jugements et les opinions des autres, ce qui ne nécessite que de renforcer le travail de mémoire artificielle, en travaillant l’art de la conserver, de l’augmenter et de la fortifier. Homère, parait-il, non seulement ne savait pas écrire mais l’art de peindre la pensée et la parole n’était pas connue de son temps. Cette observation vaut peut-être aussi pour le Coran de Mahomet.

L’apothéose d’Homère, par Ingres, 1827, musée du Louvre

Le baron nous rappelle encore que chez les Grecs, il existait une profession particulière constitués d’hommes appelés rhapsodes, chargés de conserver les ouvrages des poètes en les apprenant par coeur pour les décliner devant les assemblées, métier qui s’est perpétué en Italie avec les improvisateurs jusqu’au début du dix-neuvième siècle, pour perpétuer dans les premiers âges, les traditions, les histoires, les généaologies, et les productions de l’esprit humain, de bouche en bouche, jusqu’aux générations les plus âgées.

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L’improvisateur, par Léopold Louis Robert, 1794-1835

Dans les tribus amérindiennes septentrionales où l’écrit était inexistant, d’après Benjamin Franklin, la transmission à la postérité des événements publics était la charge des femmes qui assistaient aux conseils et assemblées pour remarquer avec attention tout ce qui s’y passait et l’apprendre à leurs enfants. Benjamin Franklin note avec admiration que ces femmes tenaient ainsi les registres du conseil, conservant les stipulations des traités conclus, et que leurs traditions orales comparées aux écrits anglo-saxons n’ont jamais été prises en défaut, ayant toujours été exactement conformes à la vérité.

Assemblée de tribus indiennes dans les Grandes plaines

L’invention de l’imprimerie a naturellement conduit à faire tomber en décadence l’art de cultiver la mémoire, conduisant à rendre moins nécessaire l’art de la mnemonique, en même temps que tombait en désuétude l’art de la calligraphie. Dans les deux siècles qui suivirent, l’art de cultiver la mémoire s’est poursuivi; Louis Dolce allant dans l’un de ses ouvrages en 1625, jusqu’à publier sur une gravure, le siège précis de la faculté mémorative tout à fait en arrière de l’occiput.

Moines calabrais et italiens ont beaucoup publié sur l’art de fortifier la mémoire. Un certain Guilio Camillo inventa même en 1530 une marchine de bois, appelée théâtre de la mémoire, devant servir à aider le travail de la mémoire, qui coûta quinze cents ducats à fabriquer, la transportant à Paris sous François 1er, sans réussir à l’achever, ce qui est grand dommage car il eût réussi que le docteur Alzheimer aurait été fort dépourvu en études de cas ; et nous, serions plus tranquilles à la perspective de vieillir sans être obligés à s’exercer à des jeux de mémoire comme des Chiffres et des lettres, jouer au bridge ou aux échecs, voire déclamer des vers de l’Arioste ou du Tasse au lieu d’aller au Moulin rouge admirer l’art de l’éfeuilletage, bien plus utile pour les neurones que toutes les encyclopédies du monde pour transmettre par une description vivante et charmante, la connaissance de l’anatomie humaine.

Le théâtre de la mémoire - Major-Prépa

Le Théatre de la mémoire, de Guilio Camillo Delminio, 1480-1544