Publiée en avril 2015, cette chronique donne les clefs des meurtres répétés d’hommes noirs par la police en Amérique. Ils s’inscrivent dans une longue tradition de discrimination violente des Noirs destinée à leur marginalisation pour qu’ils ne trouvent pas leur place dans la société.
La médiatisation récente de fréquents et lâches assassinats d’hommes noirs par des policiers blancs à Ferguson, Charleston et ailleurs aux Etats-Unis vient de mettre en évidence, une nouvelle fois, que la brutalité raciale envers les Noirs est toujours aussi forte dans ce pays, ayant seulement changé de forme depuis la fin de la guerre de sécéssion en 1865, et l’obtention formelle de l’égalité des droits un siècle plus tard, sous la pression du mouvement des droits civiques dirigé par Martin Luther King qui fut assassiné en 1968, soutenu dans son combat par le mouvement plus agressif des Black Panthers de Malcom X. Et au vu des données recueillies, on ne peut pas écarter l’hypothèse d’une véritable guerre raciale déclarée insidieusement aux Noirs en Amérique sous prétexte de politique sécuritaire.
Mme Luther King aux funérailles nationales de son mari, mai 1968
Ces assassinats sont l’arbre qui dissimule la forêt. La situation réelle des Noirs aux Etats-Unis est catastrophique comme le révèle un article publié dans le New York Times du 20 avril 2015 à partir de données démographiques : dans la catégorie statistique des hommes noirs de 25 à 54 ans, un homme sur six a disparu de la vie civile, soit 1,5 million de personnes ou encore 50.000 hommes noirs en moyenne pour une génération annuelle ; comme si en France, 300.000 hommes noirs auraient disparu statistiquement de la vie de tous les jours, 10.000 par génération annuelle. Ces 17% d’hommes noirs manquants sont à comparer au 1% d’hommes blancs disparus dans cette même catégorie d’âge, un rapport donc de 1 à 17 entre Noirs et Blancs en ce qui concerne le sexe masculin.
Angela Davis, activiste, et Toni Morrison, romancière, prix Nobel de littérature 1993
Ce phénomène n’est pas récent. Il a commencé au milieu du vingtième siècle, chaque recensement ayant montré qu’il n’y avait en moyenne pour cette catégorie d’âge que 100 hommes noirs pour cent vingt femmes noires. Mais ce qui a changé, c’est la cause de ces disparitions démographiques. Auparavant, la mortalité violente ou la maladie, comme le SIDA, en étaient la cause principale. Le taux de mortalité prématurée ces dernières années ayant diminué, notamment le SIDA, ces disparitions de la vie civile sont désormais d’une autre nature.
Deboraha Akin Townson, première femme noire américaine engagée en 1990 dans les finales internationales de l’association des rodéos professionnels
Disparaître de la vie quotidienne signifie en effet soit que ces hommes noirs sont décédés, de mort violente ou de maladie, soit qu’ils sont en prison derrière les barreaux, et pour un très grand nombre jusqu’à la fin de leur vie, ou bien s’ils sont libérés, de toute façon y retourneront un jour ou l’autre pour une durée toujours plus longue.
La méthode de calcul est assez simple à obtenir et peut s’appliquer à chaque recensement qui aux Etats-Unis prenent en compte des données ethniques à partir de l’autodéclaration des personnes interrogées. Il suffit d’établir, par catégorie raciale, le rapport démographique dans une ville, un comté, un Etat et dans tout le pays, à partir de ce ces données ethniques, entre le nombre d’hommes et de femmes. Le résultat est saisissant : on compte 99% d’hommes blancs pour 100% de femmes blanches dans la génération des 25 à 54 ans. Le ratio tombe à 83% pour les hommes noirs par rapport au nombre de femmes noires dans la même génération. Première femme noire américaine pilote d’hélicoptère incorporée dans les US Coast Guards
Les études montrant une proportion identique au fil du temps entre jeunes de moins de quinze ans de sexe masculin et personnes de sexe féminin dans les différentes catégories raciales, où sont alors passés ces hommes noirs qui dispassent des recensements au fil de l’âge ? Pour 600.000 d’entre eux, en prison. Un homme noir sur 12 dans ce groupe d’âge est en prison, à comparer à un homme non noir sur 60 dans la même catégorie d’âge, ou bien encore une femme noire sur 200 et seulement une femme non noire sur 500 en détention, toujours dans cette même catégorie d’âge.
Et les 900.000 autres hommes noirs disparus ? Morts prématurément, l’homicide constituant la cause principale de mortalité des jeunes noirs américains, qui meurent aussi de maladie respiratoire, du SIDA ou d’accidents bien plus souvent que les autres catégories raciales.
Freedom summer, 1964 : au temps de la lutte pour les droits civils
Quelles sont les lieux où les hommes Noirs disparaissent de la vie civile le plus fréquemment ? Comme par hasard, dans les anciens Etats sudistes autrefois esclavagistes et ségrégationnistes, mais aussi dans les Etats de la Côte Ouest comme la Californie, et dans les mégapoles de la côte Est comme New York, Chicago ou Philadelphie.
Et dans quelles villes ces taux de disparition sont-ils les plus élevés ? Là où justement, la police blanche commet des bavures, comme par exemple Charleston ou surtout Ferguson qui figure parmi le peloton de tête des comtés enregistrant les disparitions les plus nombreuses, avec 37,5% d’hommes noirs de la génération des 25 à 54 ans ayant disparu de la vie civile, plus de deux fois la moyenne nationale, comme si ces méthodes violentes étaient dans les faits destinées à inciter les hommes Noirs à quitter le comté, la police donnant un signal clair que ces derniers n’ont aucune chance de s’y intégrer et vivre paisiblement, la prison constituant une destination inéluctable.
Et quels sont les objectifs de cette politique sécuritaire qui jette des millions de personnes sous les verrous quand elles ne sont pas tuées à l’occasion de véritables « rodéos » qui, lorsqu’ils sont filmés, prouvent l’existence d’une politique assumée de brutalité envers les hommes noirs dans ces comtés ? Tout simplement fragiliser les conditions de vie de cette minorité raciale. En effet, la disparition d’un sixième de la population noire âgée de 25 à 54 ans a des conséquences considérables sur la vie sociale des familles noires.
Dont’cry when they lynch me. New York City, 1962, au temps de la lutte pour les droits civils
Que constate-ton ? Tout d’abord que le nombre de partenaires masculins disponibles pour les femmes noires est beaucoup plus bas, puisque là où les femmes blanches disposent de 99 hommes pour envisager une vie de famille, ils ne sont que 83 hommes noirs disponibles dans cette perspective, obligeant évidemment les femmes noires à beaucoup plus compter sur elles-mêmes pour la vie de tous les jours, que ce soit le travail ou l’éducation des enfants. La rareté des partenaires potentiels conduit aussi à une diminution du nombre des mariages et à une augmentation du nombre des femmes isolées, des familles monoparentales et des naissances hors mariage.
Joan Dorsey, première femme noire américaine engagée comme hôtesse de l’air à American airlines, dans les années 60
Cette situation n’est pas prête de changer. A propos de ces Black men missing, le New York Times précise que le nombre des hommes noirs disparus à l’échelle nationale, soit 1,5 million de personnes, représente la totalité de la population noire de New York, où, rien que dans cette ville, l’effectif des hommes noirs portés manquants atteint 114.000. Aussi longtemps que le nombre de jeunes noirs américains décédés prématurément de morts violentes sera élévé et que la politique carcérale sera d’enfermer un grand nombre d’entre derrière les barreaux à la moindre occasion pour des durées phénoménales, cette situation se prolongera, avec les conséquences sociales qui déstabilisent l’ensemble de la société américaine loin d’en avoir fini avec la question raciale.
Inger Meredith Daniels, première femme noire à obtenir un doctorat en mathématiques à l’université de Virginie : l‘accès à l’éducation est primordial pour changer les mentalités aux Etats-Unis
L’élection d’un président noir américain, en dehors du symbole, n’a pas changé grand chose à cette situation profondément inégalitaire entre les races aux Etats-Unis. Même si l’émergence de classes moyennes ou riches noires tend à s’affirmer, de manière générale, d’un point de vue économique et social, mieux vaut naître blanc que noir : la violence, la pauvreté, la maladie, la mort prématurée et la prison frappent sans commune mesure la population noire américaine par rapport à la population blanche, au point qu’on peut se demander si la vente d’armes libre et la politique sécuritaire du « zéro tolérance » ne sont pas destinées à l’enfermement et l’affaiblissement d’une partie de la population dans une logique purement raciale.
Nina Simone, chanteuse, compositrice, pianiste et activiste : Il n’y a pas d’excuse pour les jeunes de ne pas connaître qui étaient ou sont les héros et héroïnes (de l’histoire des Noirs américains)
Les différences de vécu entre les deux communautés sont telles qu’il est difficile de croire qu’il ne s’agit pas d’une volonté délibérée dans une partie de la population américaine de rendre la vie des noirs insupportable voire impossible. Le refus de mettre en place une protection sociale digne de ce nom et les fortes inégalités de revenus contribuent aussi indirectement à ce même objectif, qui est de maintenir une ségrégation et une domination économique de fait sur la population noire pour les empêcher d’accéder à l’éducation et à l’emploi et revendiquer leurs droits à l’égalité.
Emeutes raciales de 1943 à Détroit : Noirs américains emprisonnés par la garde nationale.
Les assassinats de Ferguson et Charleston sont révélateurs d’une société américaine où une haine raciale insidieuse et pernicieuse a succédé au racisme primaire des suprématistes blancs de l’ère ségrégationniste, une haine qui s’exprime ainsi : toi le Noir, on veut bien te laisser entrer dans le bus, on ne te lynche plus comme dans le bon vieux temps, mais si tu veux aller t’installer confortablement au fond du bus, sache qu’au passage je peux glisser dans ta poche un oeuf quand je veux, et qu’avec cet oeuf je t’enverrai en prison pour le reste de ta vie ; car la fois prochaine ce sera un faux-filet de boeuf que je mettrai dans ton cabas si tu reviens ! Et donc, mon brave gars, si tu veux avoir la paix, enrôle toi comme buffalo soldier dans l’armée et va faire le sale boulot partout dans le monde où l’Amérique est engagée dans des conflits. Tu verras du pays pourvu que tu ne sois plus au pays. Et avec un peu de chance et de persévérance, si tu survis, tu nous reviendras en héros comme Colin Powell.
Mémorial du Corps des marines, à Washington
Colin Powell, alors chef d’état-major interarmes en 1992, à l’inauguration du monument national dédié aux Buffalo soldiers, à Fort Leavenworth Kansas : les Buffalos soldiers sont des régiments de soldats noirs engagés dans l’armée américaine depuis la guerre de Sécession.
NB : les hommes noirs américains disparaissant, il a semblé logique d’illustrer cet article avec des femmes noires américaines qui de leur côté réussissent dans la vie. La photo ouvrant l’article est celle d’un cowboy noir, un certain Isom Dart : né esclave en Arkansas, devenu libre à la suite de la guerre’ ivile , il se rendit dans l’Ouest où il devint cowboy, pratiquant le rodéo et convoyant des troupeaux. Il est abattu à Cold Springs dans le Colarado par un inconnu en 1900. Enfin, ce qui se passe aux Etats-Unis est une raison supplémentaire pour privilégier la prudence en matière carcérale. Le système américain est inhumain et sans lendemain.