Le grand mufti, le jeu d’échecs et la part du diable

Lewis Chessmen, British Museum, London

Pour nous qui aimons regarder Krishna jouer aux échecs avec Radha comme le montre une miniature du XVIIIème siècle appartenant au national Museum de New Delhi, où apparaît une table de jeu divinatoire constituée d’un quadrillage de soixante quatre cases, nous sommes profondément désolés que certains grands muftis n’apprécient pas les vizirs, tout au moins les vizirs en bois ou en métal, à l’origine farzin ou firzan en persan, mais encore wazir en arabe et vizir donc en turc, et qui sont devenus des reines en français, ou queens en anglais, lorsque le jeu d’échecs passa en occident.

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Roi ou vizir, pièce d’échecs islamique, IXème siècle, ivoire d’éléphant, Monnaies et médailles

Pourtant, le jeu des rois a été fort longtemps populaire en terre d’Islam comme le montre la miniature persane ci-après du XVIème siècle extraite d’un manuscrit comportant 81 peintures dont l’une représente le Sheykh Shams ud-Din Tabrizi, célèbre mystique, jouant aux échecs avec un jeune chrétien, dans la ville d’Alep, à une époque où les chrétiens n’étaient pas décapités par les « fous d’Allah » en Syrie.

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Voici donc que l’un d’entre ces muftis et non le moindre puisqu’il s’agit de celui d’Arabie saoudite, a émis une fatwa déconseillant la pratique du jeu d’échecs qui a pourtant donné lieu à de très nombreux traités en persan ou en arabe dans des temps qui semblent révolus intellectuellement en désert d’Arabie. Le grand mufti considère donc qu’y jouer serait un divertissement néfaste pour l’homme, ce jeu empruntant des voies hasardeuses, ce que la loi islamique sinueuse et tortueuse interdirait. Il ne suffirait donc plus de décapiter pour le premier adultère venu, d’interdire aux femmes de conduire ou qu’elles se promènent dans un espace public sans la présence d’un être masculin de sa famille, il conviendrait séance tenante de cesser de jouer aux échecs en même temps qu’il faudrait oublier les bonhommes de neige, non point parce que ces derniers constitueraient un divertissement diabolique de rouler de la neige en boules mais qu’avec leurs carottes comme nez, ils seraient à la ressemblance des hommes, et donc un emprunt au savoir-faire ancestral de Dieu, ce qui est absolument interdit. Après la fatwa glaciale, voici donc la fatwa en diagonale du fou de Dieu!

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Cet éléphant indien en ivoire, appartenant à la BNF, datée du IXème ou Xème siècles, n’appartiendrait vraisemblablement pas à un jeu d’échecs contrairement à ce qu’il fut longtemps supposé.

Sous prétexte que le grand mufti n’y mouffeterait rien aux échecs, la presse en Occident s’est déchaînée pour railler le vieillard et condamner son avis. Il est vrai que dans la liste des connardeaux au ciboulot fatigué, cet ahuri ensablé tient la corde et commence à sérieusement agacer. C’est que cette haute autorité religieuse ne manque pas de culot, il prétend dicter un mode de vie universel, il est du type prototype des protozoaires demeuré au stade des Flagellés, Rhizopodes, Radiolaires, Sporozoaires, Infusoires et autres Ciliés, l’un de ces ennemis du genre humain comme l’observait déjà Brumpt en 1910 dans le domaine de la parasitologie.

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Présentation au roi sassanide Chosroès Anushirvân du jeu d’échecs importé de l’Inde, in Le livre des Rois, manuscrit de Shâh-nâma, épopée relatant l’histoire de l’Iran des origines à l’Islam. Cet épisode célèbre raconte la présentation par deux émissaires du roi de l’Inde du jeu d’échecs décrit par le poète Firdawsî comme un plateau d’ébènes de cents cases où s’affrontent deux armées représentées par des pièces de teck et d’ivoire. Chaque camp dispose d’un roi et son conseiller, deux éléphants, deux dromadaires, deux chevaux et deux chars ainsi qu’une ligne de fantassins.   

A la réflexion cependant, les railleries occidentales et les arguments avancés sur le caractère non hasardeux des échecs pour dénier au grand mufti le droit de se prononcer sur ce jeu, ne paraissent pas plus satisfaisantes intellectuellement. Ces jours derniers, toute la presse s’y est donnée à coeur joie. Mais l’unanimisme n’apporte pas pour autant les preuves que le hasard ne s’immisce pas dans le jeu d’échecs même si tout le laisse croire. Il ne suffit pas de chercher à expliquer, comme The Economist, pourquoi le jeu d’échec perturbe le sommeil des grands muftis, ou se féliciter comme The Guardian que le jeu d’échecs n’encourerait en Arabie soudite qu’un blâme mineur comme la musique, le Vuvuzela ou les Pokémon en leur temps.

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Autre représentation du roi sassanide Chosroès Anushirvân prenant connaissance pour la première fois du jeu d’échecs pour un émissaire indien

D’abord, en tant que personnalité morale, il est tout à fait légitime que le grand mufti donne son avis sur ce qu’il considère comme un jeu de hasard, dès lors que les autorités religieuses qu’il représente, déconseillent de manière générale de s’y adonner. Ce qui est ennuyeux avec tous ces muftis plus ou moins grands, c’est leur volonté d’imposer leur avis par la force : libre à eux de ne pas vouloir jouer aux échecs, mais qu’ils ne viennent pas donner des explications hasardeuses pour empêcher qui veut d’y jouer. Le hasard n’a rien à faire dans cette histoire, même si dans le hasard, le diable passe son temps à y réclamer sa part, comme le fisc d’ailleurs qui n’aime rien tant que prélever discrètement sa quotité sur le montant des mises des jeux de hasard avant même toute imposition des gains. En cela le fisc ne fait qu’imiter le diable, receleur en chef de toute vie, y compris quand on joue aux échecs.

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Deux femmes jouant au Shôgi, Les Quatre accomplissements, recueil d’estampes japonaises d’Utagawa Toyoharu, 1780-1850 [ le Shôgi est adapté au Xème siècle du xiang qi, un jeu chinois dérivé du jeu indien des « quatre rois »]

Considérer que le hasard n’a aucune part dans le jeu d’échecs est une affirmation bien péremptoire qui mérite qu’on s’y attarde, ce qui ne signifie pas dans l’hypothèse où une part de hasard viendrait se nicher dans le jeu d’échecs, que cela justifierait d’interdire d’y jouer, bien au contraire. Il ne s’agit pas de mettre sur le même plan l’approche religieuse de l’islam s’agissant du jeu d’échecs et la question logique propre aux échecs de savoir quelle est la part du hasard dans ce jeu. Il faut être prétentieux comme ce grand mufti pour donner un conseil de cette nature sur un jeu qui remonte aux racines de l’humanité. Y perdre son temps n’est pas un argument suffisant. La vie n’est que perte de temps rapportée à chaque grain du sablier dont dispose les êtres humains, et qui est loin de contenir tout le sable du désert d’Arabie, sachant que l’usage de la clepsydre est fortement déconseillée dans ces régions où les sources sont rares. Les réserves de pétrole auront été épuisées bien avant que les sables d’Orient n’aient été versés dans les sabliers propres à chaque homme, une centaine de milliards depuis l’origine de l’humanité, une centaine de millions de plus chaque année. C’est dire que le hasard a encore de beaux jours devant lui, et que le diable continuera de réclamer sa part tant qu’il y aura des hommes, jeu de hasard ou pas, jeu d’échecs y compris ou pas.

Clepsydre

Clepsydre trouvée à Karnak, vallée du Nil (musée du Caire)

Le hasard emprunte beaucoup plus au temps qu’au jeu, donc. Le temps joue justement un rôle essentiel dans une partie d’échecs. Il est placé sous le contrôle d’une pendule non pas pour abolir le hasard mais pour de simples motifs d’équité en donnant à chaque joueur le même temps de jeu. La pendule d’échecs est constituée de deux cadrans autonomes couplés, insérés dans un même boîtier permettant que le blocage de l’une des horloges enclenche l’autre et réciproquement. L’apparition de la pendule ne remonte qu’à la seconde moitié du dix-neuvième siècle, pour mettre fin aux abus de certains joueurs dont le temps pris pour longuement réfléchir pouvait provoquer l’exaspération de l’adversaire. Aujourd’hui, le temps de jeu obéit à des normes définies qui pour autant n’abolissent pas le hasard dans le jeu : elles fixent seulement des règles qui ont leur logique propre mais ne répondent à aucun déterminisme permettant de considérer qu’il n’y a pas de hasard dans le jeu d’échecs. La cadence traditionnelle de jouer quarante coups en deux heures relève d’une tradition proprement hasardeuse qui n’est le fruit d’aucun calcul scientifique.

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L’Américain Paul Morphy est le premier joueur d’échecs à avoir été appelé « champion du monde des échecs » alors que ni la pendule ni le titre officiel  n’existaient alors. Il est considéré comme le précurseur des joueurs d’échecs modernes.

Toutes les règles du jeu d’échecs relèvent en fait du hasard que ce soit le déplacement de chacune des pièces, pion, cheval, fou, tour, reine et roi,  ou la taille de l’échiquier constituée de 64 cases. Le jeu d’échecs est le fruit d’une longue évolution historique fondé sur l’approfondissement du jeu depuis qu’il a vu le jour, ni en Arabie, ni en Perse, pas plus en Chine, mais vraisemblablement en Inde  où l’on jouait à un jeu ressemblant aux échecs avec des dés.

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Maure et chrétien jouant aux échecs, en Espagne avant la Reconquista, miniature d’un traité encyclopédique des jeux de table, réalisé pour Alphonse X le Sage, XIIIème siècle, Madrid, bibliothèque de l’Escurial

C’est en effet dans le Mahabharata que l’on trouve la première mention écrite d’un jeu qui est l’ancêtre le plus proche du jeu d’échecs, le chaturanga. Voici comment la Bibliothèque nationale de France présente l’apparition du jeu d’échecs en Inde, dans un dossier pédagogique fort bien fait qui témoigne du caractère exceptionnel de ce jeu dans l’imaginaire des hommes et des sociétés, en tout temps et tous lieux, loin des élucubrations de cet huluberlu de grand mufti saoudien. Le problème avec ce bonhomme qui n’est pas de neige, c’est qu’on a l’impression que le temps s’est arrêté, on ne sait trop quand d’ailleurs, et qu’il faudrait en revenir systématiquement au sablier et au boulier. C’est ennuyeux et lassant cette obsession archaïque des temps primitifs de l’Islam. Il n’y a pas que la Mecque dans la vie, il y a le jeu d’échecs aussi!

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Sermon sur les moeurs et les devoirs des hommes à travers le jeu d’échecs, Jacques de Cessoles, le jeu des échecs moralisés, vers 1480-1485 : le grand mufti ne fait que reprendre des arguments avancés par l’église au temps de saint-Louis, et abandonnés depuis fort longtemps, à l’époque où le jeu d’échecs avait fait son apparition en occident comme jeu de hasard, alors qu’il se jouait encore avec des dés pour déterminer quelle pièce avancer.  

Soulignons enfin que c’est un jeu où les Arméniens y sont forts, venant de remporter le championnat du monde par équipes qui se tenaient en Chine. Il est vrai qu’ils ont en Gary Kasparov, de son véritable nom Kasparian, un champion d’exception parmi d’innombrables talents, succès qui ont conduit le gouvernement arménien à rendre obligatoire l’apprentissage des échecs à l’école pour stimuler par le jeu l’effort intellectuel des élèves. S’agissant de Kasparov, une chronique de se cite a été entièrement dédiée à ce héros de notre temps.

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Partie d’échecs dégénérant en assassinat, parchemin de Renaut de Montauban, vers 1462-1470, BNF. Ces temps-ci, en Orient, on assassine plus pour des motivations religieuses qu’en raison de parties d’échecs, ce qui semble avoir échappé au grand mufti plus préoccupé du désordre sur les esprits du jeu d’échecs que des massacres à l’arme lourde en Syrie.


Voici donc ce que la BNF nous rapporte du jeu d’échecs en Inde, voilà de nombreux siècles :

1. Le chaturanga

Ancêtre lointain des échecs, le chaturanga est un jeu de guerre indien inventé entre les Ve et VIe siècles. Le terme apparaît dans de nombreux textes anciens : le Livre des Hymnes, le Rig Veda ou encore dans le Mahabharata et le Ramayana. Formé des deux racines sanskrites – chatur, « quatre », et anga, « membre » – il signifie littéralement « ayant quatre membres » ou « quadripartite ». Cet adjectif qualifie les armées typiques de l’Inde ancienne, composées de « quatre corps » ou divisions distinctes, que l’on retrouve dans le jeu : chars de combat, cavalerie, corps des éléphants, infanterie, sous les ordres d’un Rajah.

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Ulysse jouant aux échecs, par Christine de Pizan, in Epître d’Orthéa, XVème siècle, qui se fait l’écho de la légende de l’invention des échecs par Ulysse sous les murs de Troie pour divertir l’armée grecque. Il faut aller bien plus en Orient, en Inde, les origines du jeu d’échecs.

2. L’Ashatapada

Les pièces prennent naturellement place sur la table rituelle de 8 x 8 cases, détournée à des fins profanes. Depuis des temps immémoriaux, cette table de soixante-quatre cases symbolise l’ordre cosmique – le Vastu Purusha mandala, résidence sacrée des dieux du Panthéon hindou, les quatre cases centrales correspondant au dieu créateur Brahma.
Ce diagramme est utilisé par les prêtres-architectures pour dessiner les plans des temples et des cités. Mais les Indiens, comme les Perses leurs voisins, sont des joueurs invétérés. Vers 600 av. J.C., ces parieurs enfiévrés détournent le diagramme primordial de son usage rituel et fondent une table de jeu profane, rebaptisée Ashatapada, littéralement « huit carrés ». Tel est le nom de l’échiquier primitif, considéré comme un champ de bataille stylisé.

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Jeu des quatre rois, miniature d’un traité encyclopédique des jeux de table, réalisé pour Alphonse X le Sage, XIIIème siècle, Madrid, bibliothèque de l’Escurial

3. Le jeu primitif des quatre rois, avec des dés 

À cette époque, l’Inde se trouve éclatée en de nombreuses principautés rivales qui luttent entre elles pour unifier le royaume. Transposition de ces guerres intestines, le jeu primitif se présente vraisemblablement comme une guerre de conquête. Il oppose quatre adversaires disposant chacun d’une armée de huit pièces : un roi, à la tête des quatre corps de l’armée indienne traditionnelle – l’éléphant, le cavalier et le char à l’arrière-garde ; quatre fantassins en première ligne.  Le jeu se pratique alors avec deux dés et laisse au hasard le choix des pièces à déplacer. Celles-ci se prennent les unes les autres. Le char traverse en ligne dans toutes les directions. L’éléphant avance de deux cases en diagonale. Le cavalier saute à droite et à gauche. Le pion se déplace case à case, promu en pièce majeure s’il atteint la dernière rangée opposée. Des alliances tactiques peuvent être nouées entre adversaires. Mais lorsqu’un joueur prend un roi rival, il annexe alors les pièces restantes aux siennes. La partie s’achève après que sont capturées les dernières pièces. Un décompte de points correspond au nombre et à la valeur des prises. S’il y a enjeu d’argent, les sommes sont réparties au prorata. Considéré comme le premier des jeux de guerre, le chaturanga fait l’objet des enjeux les plus divers. Il se répand aussi bien dans les antiques « maisons de jeu » de l’Inde ancienne que dans ses plus riches palais.

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Jeu d’échecs en ivoire dit de Charlemagne, réalisé en Italie méridionale à la fin du XIème siècle

4. La naissance du jeu d’échecs moderne

Selon l’hypothèse la plus répandue, la mutation du jeu aurait commencé en Inde même, lorsqu’il transite des principautés du Nord à celles de l’Ouest, fortement imprégnées par la culture et la raison grecques. Les dés sont supprimés, la réflexion remplace le hasard. Les enjeux d’argent ne laissent désormais plus la moindre chance aux piètres stratèges. Les armées de l’Est et de l’Ouest sont supprimées, les joueurs réunis par deux. Le combat réduit à un duel stratégique, un « ministre » remplaçant les rois déchus. C’est ainsi que le jeu est transmis en Perse vers le milieu du VIe siècle.

Lewis Chessmen, British Museum, London

Figurine du jeu d’échec de l’île de Lewis, voir sur ce site la chronique : l’ivoire des Vikings