Les clochers tors

Flèche torse, par Mazerolle, fin XIXe s

Alors que les traditionnelles querelles de clochers se mondialisent et se transforment en étranges polémiques byzantines sur les lieux de culte constituant l’identité plus que millénaire de la France au détour de chaque village, nous voici devant un mystère bien plus grand  que l’art d’inventer des conflits en pétitionnant sur les présomptions d’invasion à partir de propos malencontreux ou nauséabonds selon le point de vue adopté. Le mystère en question est celui des clochers tors de certaines églises, qui ne sont pas plus de quatre-vingt en Europe à disposer de cette architecture pour le moins pittoresque, comme l’église de Chemiré-sur-Sarthe, dans le haut Anjou, petit village qui n’a guère compté plus de cinq cents habitants dans son histoire au milieu du dix-neuvième siècle :

Chemiré-sur Sarthe Maine-et-loire France

Sur la centaine d’églises recensées en Europe flanquées d’un clochers tors, pas moins d’une dizaine se trouvent dans le nord de l’Anjou, dans un périmètre restreint correspondant sensiblement au pays baugeois. L’église du Vieil-Baugé d’ailleurs dispose d’une remarquable flèche hélicoïdale inversée, savante construction qui prouve qu’il ne s’agit en aucun cas d’une erreur de couvreur mais bien d’une volonté affirmée de construire un clocher spécifique. Suivant l’angle de vue, l’inclinaison est plus ou moins prononcée comme en témoigne les différentes vues suivantes du clocher tors du Vieil-Baugé :

49 Vieil-Baugé, célèbre pour son clocher tors
[Le Vieil-Baugé] à 25 minutes du chateau de Chambiers, découvrez les églises du Baugois et leurs clochers - un clocher tors

Clocher tors de l’église du Vieil-Baugé dans le haut Anjou

 Pour ceux que le caractère incliné des flèches hélicoïdales ne passionnent guère, ce qui peut se concevoir, on peut toujours se rendre à Baugé pour admirer aussi la vénérable croix d’Anjou ramenée par un  véritable chevalier croisé en Terre Sainte au treizième siècle, et appelée à s’illustrer sur les armoiries de la Hongrie, de la Slovaquie, de la Lituanie et de la Pologne à l’issue des alliances dynastiques conclues par le Bon roi René d’Anjou, puis à devenir le symbole de la France libre après que Charles de Gaulle s’en eut emparé au titre de la croix de Lorraine qui n’est qu’une usurpation de la Vraie croix. Pour les amateurs de châteaux, il est aussi possible de séjourner à Chambiers dans une demeure du XVIIIème siècle qui constitue, à en croire le site d’accueil, un « véritable havre de paix, chaleureux et confortable » : voici les châtelains à courir après les gueux pour sauver leurs toitures !

Et pour ceux qui n’apprécient ni les châteaux ni les musées, il y a toujours la possibilité de se promener dans les bois, dans la forêt domaniale de Chandelais constituée de mille hectares de chênes et de hêtres, au coeur de la vallée du Couasnon qui n’est pas le Couesnon, dont la plupart des lecteurs ignorent tout, ce qui est grand tort, car tout y est idyllique, champêtre et poissonneux. On y taquine le goujon, la truite et l’anguille en toute sérénité.

Le Couasnon à Baugé, Pontigné et Chavaignes, au pays des clochers tors

Pour les amoureux de la géographie, le Couasnon prend sa source au lieu-dit des Auversettes ignoré, hélas, du monde entier. C’est une rivière modeste qui aurait pu être appelée à un grand avenir si elle ne se jetait précipitamment au bout de 35 kilomètres seulement dans l’Authion qui appartient au bassin de la Loire, fleuve réputé pour attirer les rus suivant le principe que les petits ruisseaux font les grandes rivières, exception faite des saisons sèches.

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Il n’empêche qu’on ne comptait pas moins de onze moulins à eau le long du Couasnon dont le grand-moulin près de Beaufort-en-Vallée, don de Richard Coeur de Lion à l’abbaye cistercienne du Loroux en 1190, ce qui embellit encore la légende de ce roi préféré des enfants depuis que Robin des Bois a guerroyé sur les écrans du monde entier pour lui conserver le trône (Voir ici le grand-moulin du Couasnon)

Cela dit, on peut lui préférer l’Hyrôme dont on pressent qu’il fleure bon l’hydromel, la rivière n’est pas sans charme avec son pont romain qui s’efforcerait volontiers de remonter à l’antiquité s’il n’était pas plutôt roman.

Quant au domaine forestier de Chandelais,  figurez-vous qu’il s’agissait d’une forêt royale appartenant aux comtes d’Anjou et que le Bon roi René aimait y chasser : les cerfs et les sangliers sont plus tranquilles depuis la Révolution,  même si on n’a jamais cessé de les traquer l’automne venu.

Le Vieil Baugé Maine-et-loire France

Mais n’imaginez pas pouvoir échapper au clocher tors lors de la promenade en forêt. Au détour d’un virage, dans le lointain, vous pourrez en apercevoir un, comme celui de l’église de Le Guédeniau plantée au milieu des bois et dont les habitants s’appellent les Guédaniellissois, nom prédestiné aux jeux radiophoniques ou télévisés fondés sur les principes universels du schmilblick.

Tout le Baugeois, allez savoir pourquoi, a opté pour la mode du clocher tors. On le  trouve à Mouliherne :

Mouliherne Maine-et-Loire France

De même, le clocher de Fontaine-Guérin est formidablement vrillé :

Fontaine Guérin en Maine-et-Loire France

Le clocher de Cuon a la forme d’une « pomme de pin » selon les spécialistes qui ne parlent pas à tort et à travers ; le clocher est d’autant plus remarquable qu’il n’est pas en ardoise mais de pierre, à l’exemple des toitures de Fontevraud dont il s’inspire visiblement.

Celui de Pontigné est vrillé au quart de tour, prompt à décoller dans les cieux comme une fusée :

Église Saint-Denis de Pontigné

En revanche le clocher de l’église Saint Etienne de Fougeré n’est torsadé qu’au seizième de tour, un tors tout en finesse, dans la plus grande discrétion céleste.

Jarzé, de son côté, fait dans la sobriété hélicoïdale, c’est à peine s’il tourne sur lui-même.

Jarzé Maine-et-Loire France

Quant à celui de Distré, toujours en Anjou, il vrille au milieu des vignes du Seigneur, celles du Saumurois en l’occurrence.

Distré Maine-et-Loire France

Car ce serait à tort de croire qu’on ne trouve des clochers tors que dans le Baugeois. Certains villages du Haut Anjou ou dans le Maine ont aussi adopté l’approche spiralesque, tels ceux de Cheffes ou Meslay-du-Maine, sans oublier, au sud,  Saumur qui n’hésite pas à marier un clocher tors au schiste local :
Cheffes-sur Sarthe Maine-et Loire France   Meslay-du-Maine Mayenne France  Saumur Maine-et-Loire France

Le plus ravissant est peut-être celui de la chapelle de Pancé, en pays breton, dont la perfection enlimaçée témoigne qu’il s’agit d’un art tout en complexité, comme le démontrent les dessins de flèche torse réalisés par Mazerolle en fin de dix-neuvième siècle, reproduits en ouverture d’article.

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Les artisans d’art qui réalisaient ces clochers avaient, d’instinct, une grande dextérité au point de nous laisser croire que leur réalisation serait le fruit d’un accident architectural plus qu’une volonté délibérée.  Point du tout ! Cette photo d’un clocher tors du haut Anjou témoigne  que leur construction ne peut être accidentelle. Il faut une technique appropriée.

Clocher tors du baugeois en Anjou.

La maison du compagnonnage à Nantes est un exemple parfait que ces constructions torses sont un véritable artisanat d’art et que seuls les meilleurs charpentiers peuvent s’y risquer.

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L’Ouest de la France, et plus particulièrement le Baugeois, n’est pas la seule région où les clochers se tordent à ardoises déployées. On en trouve par-ci par-là dans toute la France, comme à Puiseaux, Troyes, Auxonne, ou encore Ceyzeriat qui a la particularité d’être recouvert de tuiles, et encore  en Wallonie, à Liège.

Eglise gothique XVIème siècle au clocher
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Eglise St-Jean de Liège Belgique
Davos suisse

Car l’art du du clocher en torsade a essaimé dans toute l’Europe et particulièrement dans le Saint-Empire germanique, en Rhénanie, Bavière,  Thurine, Westphalie, et jusqu’à Davos en Suisse où la construction d’un clocher tors semblait prédestinée à accueillir un jour les symposiums de financiers retors, d’économistes tordus et de politiciens tourneurs comme des derviches.

Clocher tors de l’église de Davos en Suisse.

 Tout cela ne nous explique pas le mystère de ces clochers. Techniquement, il s’agit d’une tour carrée en pierre surmontée d’une pyraide coiffée en flèche. Jusque là rien de mystérieux. Si on se fie à des experts en surnaturel, fort nombreux par les temps qui courent, tout s’explique. Certaines ellipses sont volontaires comme la flèche artistique de la maison du compagnonnage de Nantes, ce qui est une évidence à mettre à nos nerfs à rude torsion. Ainsi les clochers de Mouliherne et de Fontaine-Guérin seraient des prouesses architecturales.

Clocher de l’église saint Martin de Vertou à Fontaine-Guérin

D’autres seraient involontaires soit que le séchage du bois de la charpente ait provoqué des torsions au fil du temps, théorie de Viollet-le-Duc qui s’y connaissait en rénovation de toitures, soit encore que la force tellurique des rivières souterraines, de la base au sommet, eut entraîné une torsion clochemerlesque, allez savoir pourquoi. La foudre et les tornades sont aussi rameutées quand ce ne sont pas les cloches qui tintinnabulent à l’excès.

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Clocher « bourré » de Verchin dans le Pas-de-Calais

Aucune de ces explications naturelles en dehors de la prouesse technique ne semblant hélas satisfaisantes, nous ne pouvons plus compter que sur les forces surnaturelles. Démons, vampires, gnomes et sorcières s’invitent en légendes dans les rumeurs villageoises d’autrefois pour nous expliquer comment  les clochers tors  sont devenus  « irréguliers », « vrillés », « tordus », « grotesques », « tournés », « flammés », « hélicoïdaux », « en spirale », « enroulés », « en volutes », « à arêtes courbes », »en pyramide octogonale spiralée », « tortus », « en limaçon », ou, selon le langage populaire, « saoûls », « bourrés » ou « endiablés ».

Heureusement, regarder en l’air un clocher n’empêche pas de garder la tête froide. tout le monde ne voit pas démons à sa porte comme l’explique ce site consacré à la magie qui s’est penché avec sérieux sur la question. Une association installée au Vieil-Baugé veille désormais sur les clochers tors d’Europe et un livre architectural paru en 1996 dont l’un des auteurs illustres s’appelle Pompée, et les deux autres Clément et Barmès, nous explique pour 30 euros que tout cela est probablement l’oeuvre de compagnons charpentiers, ce dont on se doute volontiers, car allez vous amuser à vingt ou trente mètres au-dessus du sol à faire le zouave en flammant la charpente d’un clocher, il faut être bien plus doué et agile de ses mains qu’un malin conteur sachant conter comptine.

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