Où vont les larmes des peuples quand le vent les emporte

Dans le monde où rien ne dure que les larmes, pour reprendre Pétrarque, l’auteur italien des Sonnets nous invite à méditer sur ces songes de pierre que sont les ruines mystérieuses de ce pays des larmes de sang qu’est la France. Chateaubriand dont le général de Gaulle dit à Quimper peu avant de quitter le pouvoir en 1969, qu’il avait porté jusqu’à la cime la gloire émouvante de nos lettres, écrivit en 1848, dans les mois précédant sa disparition, que la terre n’est que la cendre des morts pétrie des larmes des Vivants. Nombre de nos monuments ont à cette époque disparu en poussière de pierres dans une indifférence quasiment générale qui s’explique par l’immensité des souffrances humaines endurées entre 1789 et 1815 : le sort des édifices issus des pillages et du vandalisme passait bien après la cendre de tous ces morts prématurés retournés à la terre dans ces batailles sans fin. Ainsi de l’édifice initial de l’abbaye de Cluny fondée en 1910, dont il ne reste plus de 10% après les destructions sous la Révolution française

Ces ruines monumentales sont autant de larmes de sang emportées par le vandalisme pour reprendre l’expression de l’abbé Grégoire. Elles alimenteront la constitution du mouvement romantique qui traversa la littérature et la musique au dix-neuvième siècle. C’est Musset, dans Lorenzaccio,  qui  en une seule interrogation d’une simplicité annonciatrice des futures révolutions, répond indirectement à tout ce qui relève de ces destructions analphabètes : sais-tu où vont les larmes des peuples quand le vent les emporte ?  Faire table rase du passé est s’exposer au malheur perpétuel.

Les romantiques ont assez pleuré sur ces vestiges émouvants pour que Prosper Mérimée s’acharnât à sauver ce qui pouvait l’être avec des moyens financiers et humains alors dérisoires, comme le théâtre d’Orange dont il engage la restauration en 1825 avec des lmoyens dérisoires. Autant ses oeuvres littéraires sont de faible intérêt malgré Carmen et une dictée restée célèbre, autant son travail d’inspecteur général des monuments historiques fut fructueux, nourri d’incessants voyages en province destinés à un recensement des édifices historiques qui préfigurera l’inventaire général des monuments et richesses artistiques de la France créé, un siècle plus tard, par André Malraux, devenu en 1978, la base Mérimée, en accès libre sur internet. http://www.culture.gouv.fr/culture/inventai/patrimoine/

De ce mal absolu que fut le vandalisme révolutionnaire condamné par l’abbé Grégoire pour avoir fait verser d’innombrables larmes de sang, en définitive il en est issu un bien relatif retracé aujourd’hui dans le code du patrimoine, qui constitue probablement la législation la plus protectrice au monde du patrimoine culturel. Rien n’échappe à cette protection, que ce soit le trésor national, les collections publiques ou privées, les archives, les bibliothèques,  les musées de France, l’archéologie, les monuments historiques, les sites et espaces protégés sur l’ensemble du territoire national y compris outre-mer. Et l’administration française ne manque pas d’institutions prestigieuses dont la vocation est d’assurer la protection de ce patrimoine, bien commun de la Nation.

Palais vieux  Palais des Papes  Avignon © VF

Le Palais des papes d’Avignon en 1791, dont la destruction est votée en 1792 et qui est transformé pour partie en prison jusqu’en 1871 et pour partie en caserne jusqu’en 1906 ; la réhabilitation exigea plusieurs décennies 

Plusieurs précédents articles ont recensés quelques édifices disparus dans la longue liste des pertes monumentales inestimables. L’action initiale entreprise par Prosper Mérimée pour protéger le patrimoine national a permis de sauvegarder d’innombrables monuments dont voici quelques-uns parmi les plus remarquables qui doivent directement à Mérimée leur survie dans le temps, comme le classement en 1850 du monument chrétien considéré comme le plus ancien d’Occident. Il s’agit du baptistère Saint-Jean, situé à Poitiers qui date de 360, et qui se trouve à proximité der la cathédrale.

On y trouve aussi des fresques murales datant du XIIème siècle. L’édifice faillit être emporté dans la tourmente révolutionnaire. Désaffecté, il fut vendu comme bien national en 1791 et transformé en hangar. Un temps menacé d’être démoli, il est sauvé par une souscription publique qui en permet le rachat en 1834.

Musée archéologique - église Saint-Laurent - Grenoble - Journées du  Patrimoine 2019

Crypte Saint-Laurent, au musée archéologique de Grenoble

De même, Mérimée procède en 1850 au classement de la crypte Saint-Laurent de Grenoble qui se trouve au pied de la colline de la Bastille et qui se trouvait menacée de destruction. Cette crypte datant du VIème siècle appartenait à un ensemble plus vaste de nécropoles chrétiennes de la fin du quatrième siècle. A compter du sixième siècle, des églises furent successivement construites sur cet emplacement dont une église carolingienne ou un prieuré, constructions et destructions alternant jusqu’à ce que la dernière église en date, enserrée dans les remparts de la ville, fut transformé en musée départemental en 1853. D’importants travaux de rénovation du site seront entrepris à compter des années 1860 et pendant le vingtième siècle, ainsi que des fouilles archéologiques ayant mises à jour plus d’un millier de sépultures du premier site d’inhumation chrétienne de la ville.

Fresque des arts libéraux en la cathédrale du Puy-en-Velay

Au Puy-en-Velay, toujours en 1850, Mérimée, à l’occasion d’une visite d’inspection, découvre des fresques murales en la cathédrale Notre-Dame-de-l’Annonciation. Cette cathédrale qui est un monument exceptionnel de l’art occidental, est aujourd’hui classée au patrimoine mondial de l’Unesco et constitue un des lieux majeurs en France des chemins de Saint-Jacques-de-Compostelle. Les fresques découvertes par Mérimée remontent au XVème siècle et représentent quatre des sept arts libéraux : la Grammaire avec Priscien, la Logique avec Aristote, la Musique avec Tubal-caïn, ainsi que la Rhétorique avec Cicéron. Il est à noter que la cathédrale, datant principalement du XIème siècle, menaçait ruine en 1836 ; elle fit l’objet d’une démolition et d’une reconstruction à l’identique ou presque entre 1844 et 1870, à l’exception de la coupole et de l’abside reconstruite différemment (photo introductive : la cathédrale du Puy-en-Velay.)

Les six tapisseries de la Dame à la licorne

On doit aussi à Prosper Mérimée, d’avoir classer en 1841 les célèbres tapisseries qui composent la tenture de la Dame à la licorne. Celles qui sont arrivées jusqu’à nous sont au nombre de six et constituent une allégorie des sens : toucher, goût, vue, ouïe, odorat, ainsi qu’une dernière, d’interprétation multiple, dénommée Mon seul désir, encadrée de deux voyelles : A et I. Tissées dans les Flandres avant 1500, elles se trouvaient dans le château de Boussac qui fut acquis par la municipalité et devint une sous-préfecture. L’Etat acquis les tapisseries en 1882 pour les exposer au musée de Cluny devenu depuis lors musée national du Moyen-Âge, où elles sont exposées dans un véritable écrin architectural. Il semble que ce fut georges Sand, un temps amante de Mérimée qui lui signala l’existence de ces tapisseries parmi les plus célèbres au monde.

Tapisseries de la Dame à la Licorne : Notre seul désir

Et aujourd’hui, notre seul désir est, si Dieu veut, que tous ces trésors puissent être donnés en héritage à nos successeurs, comme témoignage d’une beauté du monde qui n’est pas éphémère mais éternelle.

 La cathédrale du Puy-en-Velay  en 1836, avant reconstruction

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