La destruction de toutes choses et le Souffle de l’Esprit

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Dans des temps pas si éloignés que nous le croyons, il était habituel de donner un surnom à une personne en témoignage de respect et d’admiration, pratique qui s’est hélas perdue, comme beaucoup de choses d’ailleurs, y compris le respect et l’admiration, tant il est plus facile de cracher et moquer autrui, pratiques typiquement mimétiques au demeurant. On connaît tous, n’exagérons rien, certains connaissent Charles le Téméraire ou Guillaume le Conquérant, Richard Cœur de Lion ou le Prince noir. S’agissant de René Girard qui vient de nous quitter, nous pourrions l’appeler le Perspicace tant il a été possédé tout au long de sa vie intellectuelle d’un regard lucide, précis et tranchant alors même que les adversaires fort nombreux de ses thèses s’inquiétaient de sa « santé psychologique ».

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Jeune lectrice emballée par la théorie du désir mimétique de Girard le Perspicace

Le malheur critique de René Girard est d’avoir rencontré le bonheur de formuler une pensée claire et compréhensible par tous, qui incite à ainsi engager : nous qui sommes vivants devons protéger les plus faibles, prendre soin d’eux, veiller sur eux.

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Monastère arménien  au début du vingtième siècle. Parmi les causes du génocide arménien, le fait  que les Arméniens ont  été en  1915 de parfaits boucs émissaires pour justifier les revers militaires de l’empire ottoman

N’ayant point trop l’habitude d’évoquer des souvenirs même si ce site s’intitule curieusement, allez savoir pourquoi, « le Livre d’une vie », pour une fois nous y dérogerons tant, par exemple, la lecture d’un ouvrage ne peut être dissociée de son contexte. Or donc, il nous est arrivé de lire Des choses cachées depuis la fondation du monde, au milieu de la lavande, des lézards et des grillons, là où coule la rivière l’Asse, en Haute-Provence. Nous séjournions là, dans un vieux village provençal vaincu par l’exode rural, admirant d’une terrasse en plein soleil une vallée bien décidée à demeurer admirable même si les hommes l’abandonnaient pour les artifices de la ville. Une amie qui étudiait l’anthropologie, vaste question, avait apporté la somme de René Girard ainsi que les Hauteurs béantes d’Alexandre Zinoviev, un autre pavé certes mais qui n’avait rien à voir en volumes de lecture avec l’encyclopédie monumentale de l’histoire européenne  des relations internationales que plusieurs universités de France, d’Italie, d’Allemagne, d’Angleterre avaient réalisé en commun après-guerre pour conjurer le passé de violence entre les nations européennes, et à laquelle le professeur Renouvin avait largement contribué pour la France. De quoi passer le temps en un lieu éloigné  de plus de quinze kilomètres  de tout signe de modernité.

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La ville de Jérusalem n’a jamais cessé de cristalliser les rivalités mimétiques se dénouant par des déchaînements de violence, y compris ces jours derniers avec le recours infâme au couteau.

Peut-être que pour comprendre René Girard, il faut être ainsi  au milieu de toute la beauté du monde, en Provence ou ailleurs. Mais on doit pouvoir le lire aussi dans une bibliothèque, en prison ou à l’hôpital, car ce qu’il nous dit est fort simple, après 600 pages de dialogues intenses de René Girard avec Guy Lefort et Jean-Michel Oughourlian.

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Ce dernier est un sacré bonhomme. Fils d’un Arménien rescapé du génocide, né à Beyrouth au Liban en 1940, il arrive en France à l’âge de 10 ans, poursuit des études de médecine, devient psychiatre, professeur des universités, neuro-psychiatre à l’hôpital américain de Paris et aussi professeur à Stanford. Le plus simple est de consulter sa rubrique sur Wikipédia. Le professeur écrit aussi des livres tels que La personne du toxicomane, publié dès 1974, Un mime nommé désir en 1982, Genèse du désir en 2007 et plus récemment Psychopolitique en 2010 ou  Notre troisième cerveau en 2013, qui ajoute au cerveau cognitif et au cerveau émotionnel, le cerveau mimétique. Par ailleurs, chevalier de Malte, il est ambassadeur de l’Ordre de Malte auprès de l’Arménie, ce qui pour nous qui aimons l’Arménie, nous le rend sympathique.

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Discussion animée sur un marché normand pour savoir jusqu’à quel point la théorie du désir mimétique de René Girard serai décoiffante

Et comme Guy Lefort est aussi un psychiatre, s’embarquer à retracer toute l’histoire de l’humanité à travers une théorie bricolée du désir mimétique, ne pouvait que rendre suspect les travaux de René Girard qui avait, de plus, le toupet de prétendre que l’on appréhende mieux l’histoire des hommes à travers les textes littéraires que les « insuffisances de la  critique littéraire et ethnologique face aux textes littéraires et culturels qu’elle imagine dominer » . Sur ce point, c’est une évidence salutaire pour le cerveau, mieux vaut lire Madame Bovary ou le Rouge et le Noir que Freud, L’Idiot plutôt que Lacan, ou encore Guerre et Paix au lieu de Clausewitz. Et la Bible, tant l’Ancien que le Nouveau Testament, plutôt que René Girard, ce dernier étant absolument d’accord sur cette proposition, ayant « toujours espéré que le sens ne faisait qu’un avec la vie. »

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Lisons un peu René Girard : Pour ce qui est des terreurs apocalyptiques, nul ne peut mieux faire désormais que notre journal quotidien. Je ne dis pas que la fin du monde est arrivée. Bien au contraire ; tous les éléments d’analyse que je dégage ont quelque chose de positif. La situation actuelle ne signifie nullement que les hommes, hier encore, étaient tels que la pensée humaniste les décrit et que, d’un seul coup, ils ont perdu une innocence jusqu’alors réellement possédée. En réalité, les hommes n’ont pas du tout changé et c’est cela qui rend notre situation dangereuse. Ce qui est révélé n’est rien de nouveau, c’est une violence qui a toujours été dans l’homme. Et pourtant cet violence n’a rien d’instinctif ; la preuve, c’est qu’elle est à chaque instant tout entière à notre disposition, mais jusqu’ici au moins, nous n’avons pas cédé à la tentation d’y recourir

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Imaginons des observateurs intelligents venus d’une autre planète et qui contempleraient nos manèges.  Ils verraient de véritables armées se consacrer à l’étude des phénomènes sociaux, à l’interprétation des moindres réactions individuelles et collectives. Ils noteraient l’importance prodigieuse que nos intellectuels attachent depuis un siècle à de vieilles histoires grecques concernant un nommé Œdipe et un nommé Dionysos. Ils mesureraient la somme gigantesque des travaux consacrés à ces personnage, le respect quasi-religieux dont on entoure depuis le XVIème siècle, le grec d’abord puis tout le primitif. Ils compareraient tout cela à la diminution constante de l’intérêt porté au judéo-chrétien, c’est à dire aux textes où figure une théorie en bonne et due forme de la destruction de toutes choses. Or ces textes ne sont pas la religion des autres mais notre religion à nous ; pour le meilleur ou pour le pire, ils ont dominé jusqu’ici et dominent encore le mouvement qui nous entraîne vers l’inconnu. On pourrait croire qu’une société aussi soucieuse de s’observer et de se comprendre pourrait distraire au moins un petit bataillon de cette grande armée qui campe à l’ombre des temples grecs et bororos pour aller voir si du côté judéo-chrétien, tout est aussi définitivement, fini, réglé  terminé qu’on se l’imagine. Il n’en est pas question. Si notre pensée ne se fonde plus sur l’expulsion physique de la violence et de la vérité de la violence, peut-être y a-t-il désormais une gigantesque expulsion intellectuelle du judéo-chrétien dans son ensemble, c’est à dire, entre autres choses, de toute problématique religieuse et culturelle vraiment sérieuse, expulsion qui se fait toujours plus systématiquement à mesure que la violence se révèle, dans l’histoire et la technologie. Ce n’est pas la faute du texte évangélique, assurément, si la bonne nouvelle dont nous nous croyions à jamais débarrassés revient vers nous dans un contexte aussi redoutable. C’est nous qui l’avons voulu; ce contexte, c’est nous qui l’avons élaboré. Nous voulions que notre demeure nous soit laissée, eh bien, elle nous est laissée (Luc 13, 35).

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Ce n’est pas de recettes que nous avons besoin. Ce n’est pas non plus d’être rassurés, c’est d’échapper à l’insensé. Si grande que soit en elles la part du « bruit et de la fureur qui ne signifient rien », les souffrances publiques privées, les angoisses des malades mentaux, les luttes politiques, ne sont pas privées de sens. Ne serait-ce parce qu’à chaque instant elles s’exposent à ce retournement ironique du jugement contre le juge qui rappelle l’implacable fonctionnement de la loi évangélique dans notre univers. Il faut apprendre à aimer cette justice dont nous sommes tous les victimes et les exécuteurs.  La paix qui surpasse l’entendement humain ne peut surgir qu’au-delà de cette  passion de « la justice et du jugement » que nous n’avons jamais fini de vivre, malheureusement, mais que nous confondons de moins en moins avec la totalité de l’Être. Je crois que la « Vérité » n’est pas un vain mot ou un simple « effet » comme on dit aujourd’hui. Je pense que tout ou partie de ce qui peut nous détourner de la « folie »  et de la mort, désormais, a partie liée avec cette vérité. Mais je ne sais pas comment parler de ces choses-là. Seuls les textes les institutions me paraissent abordables et leur rapprochement me paraît lumineux sous tous les rapports… J’ai commencé à revivre en découvrant non pas la vanité totale mais l’insuffisance de la critique littéraire ethnologique face aux textes littéraires et culturels qu’elle s’imagine dominer. C’était avant d’en arriver à l’Ecriture judéo-chrétienne. Jamais je n’ai pensé que ces textes étaient là pour être contemplés passivement, comme des beautés naturelles, les arbres d’un paysage ou les montagnes dans le lointain. J’ai toujours espéré que le sens ne faisait qu’un avec la vie. La pensée actuelle nous entraîne vers la vallée des morts dont elle catalogue un à un les ossements. Nous sommes tous dans cette vallée mais il ne tient qu’à nous de ressusciter  le sens en rapprochant les uns des autres tous les textes sans exception plutôt que certains d’entre eux seulement. Toute question de « santé psychologique » me paraît subordonnée à celle, plus vaste du sens partout perdu ou menacé, mais qui n’attend pour renaître que le souffle de l’Esprit. Il ne s’en faut que de ce souffle désormais, pour susciter de proche en proche l’expérience d’Ezéchiel dans la vallée des morts [… »ossements desséchés, écoutez la parole de Yahvé… Prophétise à l’esprit, prophétise, fils d’homme… Viens des quatre vents, esprit, souffle sur ces morts et qu’ils vivent.  » Je prophétisai comme il m’en avait donné l’ordre, et l’esprit vint en eux, et ils reprirent vie et se mirent debout sur leurs pieds : grande, immense armée (Ezéchiel, 37, 1-10)]

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L’air de rien, René Girard, pendant plus de cinquante ans, n’a point craint de prophétiser en cette terre inconnue qu’est devenu le désert intellectuel français ; il a commencé à lever une petite mais immense armée qui n’attend plus que le ralliement des débris de l’armée morte universitaire, étouffée dans son sommeil par un siècle d’inepties tant burlesques que tragiques.  Car Girard a raison, il faut revenir aux fondamentaux que sont les textes judéo-chrétiens et chercher la vérité au lieu de jouer du tambour dans la fanfare des pisse-copies.

Cela n’explique pas ce besoin tardif de René Girard d’aller faire le « couillon » en habit vert.  La recherche d’une reconnaissance mondaine ? Un regard amusé sur  le musée pétrifiant des momies vivantes ?  Ou peut-être voulait-il tout simplement donner un peu de travail aux grenadières de Cervières, qui appartiennent à l’armée silencieuse et pacifique de celles et ceux se tenant loin du bruit et de la fureur qui ne signifient rien ?

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A Cervières, avec les grenadières, gardiennes de l’habit vert.

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