Pour reprendre Aznavour, nous allons parler d’un temps que les moins d’au moins deux fois vingt ans ne peuvent pas connaître. Si Montmartre n’accrochait déjà plus guère ses lilas, l’Anjou élevait toujours l’été ses rosiers jusqu’aux pierres d’ardoise qui embellissaient les toits des villages oubliés de l’hiver après l’automne où les oiseaux migrateurs lassés du givre et du brouillard, s’en étaient passés en bande au-dessus de la Loire pour s’en retourner réviser jusqu’au printemps les principes de la palabre africaine auprès des marabouts (en couverture, château de Durtal et son église. Quand on vient de Paris, ici surgit l’Anjou).
Vue des toits de la ville de Saumur
Ces temps sont si lointains qu’il nous faut emprunter à la Genèse:
il y eut un premier soir où en blouse grise nous rentrions de l’école sans tablette cacaophage et il y eut un matin où les écoliers y allèrent en jean délavé avec une tablette chronophage.
Il y eut un deuxième soir où nous revenions de l’école buissonnière par les chemins de traverse et il y eut un matin où nos héritiers prirent le bus scolaire des fonds publics.
Il y eut un troisième soir où nous cachions dans les fourrés le carnet des notes effroyables de l’instituteur et il y eut un matin où la fibre optique déversa sans prévenir les commentaires d’apothicaire débités par le professeur dépité des écoles.
Il y eut un quatrième soir où nous retrouvions dans nos poches le trognon mignon de pomme du repas du midi et il y eut un matin où le chat lécha les céréales encellophanées laissées en vrac au milieu d’une mare de lait, sur la table de la cuisine.
Il y eut un cinquième soir où nous nous escrimions au calcul mental, puisant dans une dictée des mots où apprendre à écrire des lettres d’amour, et il y eut un matin où les Trois mousquetaires dans les cavalcades livresques lâchèrent prises pour les jeux vidéos et les réseaux sociaux.
Il y eut un dernier soir où nous apprenions nos leçons dans la crainte du maître et il y eut un matin où tout alla à vau-l’eau faute d’une feuille d’ardoise pour y effacer tout ce qui serait appris sans répit dans la journée par la force de la répétition.
Et à l’hiver de notre vie, alors qu’une autre ardoise bien plus lourde se profile assurément, voici qu’il est temps de se préparer à retrouver le Premier et dernier homme, nous souvenant qu’à chaque jour suffit une ardoise.
A gauche, sur les tables, les ardoises prêtes à l’emploi pour le calcul mental
Longtemps, autant que la discipline prétend faire la force des armées, l’ardoise fit l’instruction à l’école. L’ardoise n’est plus, elle a disparu avec les ardoisières de Trélazé ou de Segré qui ont fermé en même temps que périssaient nos souvenirs, effaçant d’un coup d’éponge ce qui ne reviendra jamais, apprendre à aimer apprendre, qui est la véritable leçon de choses à retenir de toutes ces années passées sur les bancs d’école, de collège ou de lycée.
De toute façon voilà longtemps que l’école n’est plus en France un lieu d’éducation, depuis que les Jésuites ayant renoncé à instruire les élites, n’obligea plus la République des deux Jules, Grévy ou Ferry, à faire l’effort de décalquer sur leur modèle primitif les principes nécessaires à l’éducation des masses. Et les Jésuites ayant faussé compagnie après mai 68, les cursus éducatifs ne furent plus bientôt que de vastes foutoirs collectifs pour apprentis individualistes, préparés dans l’approximation par des pédagogues démagogues.
Pour nous qui sommes Angevins, héritiers directs des Plantagenêt, du roi René et de Joachim Du Bellay, forcément fidèles aux trois lys et au tuffeau, l’ardoise tient dans notre coeur une place toute particulière qui n’a pas grand-chose à voir avec les bancs d’école. Elle suscite une émotion légitime dès qu’apparaît au lointain, les clochers, les toits et les murs des maisons anciennes tout aussi en ardoise que le parapet des ponts ou des puits au coin des rues, le paysage commun d’une province dont les habitants, du berceau à la tombe, ne s’en lassent jamais au point de ne pouvoir oublier avec la disparition des ardoisières, que l’ardoise sera toujours leur unique patrie.
Vue des ruines du château de Pouancé
On doit à Pierre Reverdy installé plus tard dans le Haut Anjou, un poème écrit en 1918, publié dans le recueil Plupart du temps, et intitulé les Ardoises du toit. Ce texte est d’une rare élégance, d’une simplicité de composition et d’une grande économie de mots, qui jurent avec l’immensité du spectacle imaginaire offert au lecteur en vingt-deux mots. C’est là tout l’Anjou résumé, humilité et force, simplicité et grandeur jusque dans ses châteaux de contes de fée et ses manoirs faits de comtes, ses forêts royales et ses rivières aqueducales, ses jardins suspendus et ses vignes plantées de roses. L’ardoise est à l’Anjou ce que le charbon est au Nord, transformant en or noir les eaux qui ruissellent sur les toits.
Sur chaque ardoise
qui glissait du toit
on
avait écrit
un poème
La gouttière est bordée de diamants
les oiseaux les boivent
Alors que son ami Max Jacob prit ses quartiers de poète à Saint-Benoît-sur-Loire, c’est à Solesmes que Pierre Reverdy s’installa lorsqu’il quitta Paris pour y chercher le silence.
Et l’ardoise sans ardoisières, demeure source d’inspiration. Il est un site internet d’ordre généalogique qui en témoigne. Il s’appelle Feuilles d’ardoise. Pour celles et ceux qui imaginent que la généalogie est rébarbative, il faut s’y rendre pour comprendre que la généalogie peut être une oeuvre de l’esprit dès lors qu’elle s’éloigne des arbres à cousins, des arbustes à poilus et des arbrisseaux épineux à poils longs, sans oublier les chauves égarés dans les cimetières et les souris qui dansent à la perspective de ronger les minutes de notaires. Avec Feuilles d’ardoise, les morts-vivants n’ont plus qu’à bien se tenir, voici le temps où la descendance, par transcendance, prend l’ascendance sur l’Etat-civil, pour nous faire découvrir l’univers de nos aïeux, sans glaïeuls et chrysanthèmes qui font l’ennui des généalogies à tiroirs embrumés dans les pyramides d’âges.
Toits du village de Savennières au lointain, célèbre pour son vin blanc
Car chaque ancêtre nous raconte une histoire, son histoire en des temps qui peuvent être fichtrement anciens, surgie de quelques lignes minutieusement recueillies dans des archives dépoussiérées de l’ennui des seuls noms, prénoms et dates. Et ce n’est pas le Christ aux ancêtres innombrables qui nous dira le contraire, Lui dont la généalogie féconde nous permet de remonter à Abraham, un héritage qu’il nous a transmis à tous, en nous donnant à chacun une identité unique dès lors, pour reprendre Paul, qu’ il n’y a plus ni Juif ni Grec, il n’y a plus ni esclave ni libre, il n’y a plus ni homme ni femme; car tous vous êtes un en Jésus-Christ (Galates 3:28).
Travail de l’ardoise hors de la carrière, en Anjou
Les tailleurs de pierre d’ardoise ont disparu mais il nous reste les sculpteurs de feuille d’ardoise que sont les généalogistes, minéralistes de l’âme. Grâce leur soit rendue. Chaque récit est susceptible de nous émouvoir. Leurs vestiges mémoriaux nous rappellent que chacune de ces vies emportées par le temps méritait d’être vécue avant qu’elle ne devînt plus qu’une âme dépouillée de tous les vertiges. Pour nous qui sommes vivants, chaque vie humaine, antérieure ou actuelle, a droit au respect, à la dignité et à la compassion quelles que soient les faiblesses les plus ignobles de la nature humaine. Chaque mort résumé en un biographie même succincte, nous appelle à aimer son prochain et nous rappelle que c’est par le culte des Anciens que nous pouvons le plus sûrement approcher l’immortalité. L’amour est promesse d’éternité.
« Elle est retrouvée ? Quoi ? L’éternité » : avec 5.588 ancêtres figurant sur la branche, le bilan généalogique de Feuilles d’ardoise est au zénith, y compris pour la future organisation du banquet d’Odin de la cousinade.
Les généalogistes le savent, eux qui à chaque fois qu’ils retrouvent un indice, un fragment, une trace de présence humaine répertoriée en circonstances familiales, ont l’impression de reconstituer à leur échelle, l’un des innombrables chaînons manquants de l’histoire des hommes. D’une certaine façon, ce sont des artisans méconnus qui participent par leur travail de fourmi à la préparation d’une éventuelle résurrection : car si tout a commencé par un recensement, tout se terminera par un recensement. Et c’est du boulot à l’échelle des soixante-dix à cent milliards d’êtres humains ayant vécu sur terre depuis les origines jusqu’à nos jours !
Vue du village de Montsoreau, célèbre pour son château.
Merci pour ce bel hommage à l’ardoise et aux généalogistes, à l’Anjou, à nos ancêtres…
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