L’effondrement soviétique est le plus grand miracle géopolitique du XXème siècle

Le vice-premier ministre russe, Dmitri Rogozine est aussi le représentant permanent de son pays auprès de l’Otan. Désireux de souhaiter une merveilleuse année à ses « amis de l’Otan », il a posté sur Twitter une carte de vœux pour le moins provocatrice. Ah ! L’humour militaire...

A chaque fois qu’il est question de la politique internationale agressive de la Russie, on cite une phrase de Vladimir Poutine comme si celle-ci allait de soi :  L’effondrement de l’URSS a été la plus grande catastrophe géopolitique du XXe siècle. Cette phrase est non seulement contestable car les deux guerres mondiales furent les véritables catastrophes géopolitiques du XXème siècle, avec les millions de morts associés à ces conflits, mais loin d’être catastrophique, l’effondrement de l’Union soviétique a été une bénédiction pour les centaines de millions de personnes qui d’un coup furent libérées de cette prison des peuples qu’était l’URSS.

USSR Original Intourist Travel Poster Map

Affiche d’Intourist, destinée à la promotion touristique internationale de l’URSS

Et lorsque Poutine ajoute : Ceux qui ne regrettent pas la disparition de l’URSS n’ont pas de cœur, mais ceux qui voudraient la refaire n’ont pas de tête, on voit bien qu’il ignore l’humour sans tête de son vice-premier ministre  Dmitri Rogozine, qui est aussi représentant permanent de son pays auprès de l’OTAN lorsque celui-ci adresse des vœux provocateurs à ses « amis de l’OTAN » sous la forme d’une carte tweetée d’un Père noël paradant devant un missile nucléaire balistique (photo d’introduction de l’article). Car, depuis que Vladimir Poutine a succédé à Boris Eltsine au début de ce siècle, le président russe n’a qu’une obsession : restaurer la grandeur géopolitique de la Russie du temps de l’Union soviétique avant son effondrement qui aurait été la plus grande catastrophe géopolitique du XXème siècle.

La carte suivante montre comment les frontières occidentales de l’URSS ont évolué entre 1938 et 2014, en cinq dates clés : 1938, 1945, 1949-1989, 1991 et 2014. D’un point de vue territorial, on constate en effet qu’en 1991 s’achève la domination russe sur les peuples de l’Europe orientale, ce qui pour tous ces pays est loin d’être une catastrophe. Au total sur les quatre cents millions d’habitants du Pacte de Varsovie recensés en 1986, ce sont deux cent cinquante millions d’habitants qui échappent au joug soviétique entre 1989 et 1992, dont cent quatorze millions d’Europe Orientale après la chute du mur de Berlin en 1989 et cent trente millions des quatorze Etats de l’URSS qui décident en 1991-1922 de quitter le giron de l’Union soviétique, dont l’Ukraine.

Russian Territory from 1938 to 2014 with Modern European...

En fait, le discours nationaliste russe de Vladimir Poutine s’appuie sur l’expansionnisme russe de 1613 à 1914 qui a conduit la Russie à devenir le plus grand pays du monde par sa superficie, et dans le même temps la plus grande prison des peuples pour reprendre l’expression que Lénine  cite dans un texte du 12 décembre 1914, au début de la première guerre mondiale :

A notre tour nous essaierons, nous social-démocrates grands-russes, de définir notre attitude envers ce courant d’idées. Pour nous, représentants de la nation dominante de l’extrême-est européen et d’une bonne partie de l’Asie, il serait inconvenant d’oublier l’importance considérable qui s’attache à la question nationale – surtout dans un pays que l’on appelle avec juste raison la « prison des peuples » – à un moment où, justement à l’extrême-est de l’Europe et en Asie, le capitalisme éveille à la vie et à la conscience tout un ensemble de nations « nouvelles », grandes et petites ; à un moment où la monarchie tsariste a mis sous les armes des millions de Grands-Russes et d' »allogènes » pour « régler » un ensemble de questions nationales, conformément aux intérêts du conseil de la noblesse unifiée.

The expansion of Russia 1613-1914, based on a map by  Yuri Koryakov #russia #map

Toujours dans ce même texte du 12 décembre 1914, intitulé : De la fierté nationale des Grands-Russes, Lénine dévoile ses intentions nationales et son opposition à l’oppression et aux vexations des « bourreaux tsaristes » :

 Le sentiment de la fierté nationale nous est-il étranger, à nous, prolétaires grands-russes conscients ? Evidemment non. Nous aimons notre langue et notre patrie ; ce à quoi nous travaillons le plus, c’est à élever ses masses laborieuses (c’est-à-dire les neuf dixièmes de sa population) à la vie consciente de démocrates et de socialistes. Le plus pénible pour nous, c’est de voir et sentir quelles violences, quelle oppression et quelles vexations les bourreaux tsaristes, les nobles et les capitalistes font subir à notre belle patrie. Nous sommes fiers que ces violences aient provoqué des résistances dans notre milieu, dans le milieu des Grands-Russes ; que ce milieu ait produit Radichtchev, les décembristes, les révolutionnaires-roturiers de 1870-1880 ; que la classe ouvrière grande-russe ait créé en 1905 un puissant parti révolutionnaire de masse ; que le moujik grand-russe ait commencé en même temps à devenir démocrate, qu’il ait commencé à renverser le pope et le propriétaire foncier. 

Map of Russia ~ Free Vintage Image

Carte de la Russie européenne tsariste en 1902

Lénine poursuit alors en dénonçant l’impérialisme conduisant à étouffer la liberté des peuples :

Nous sommes tout pénétrés d’un sentiment de fierté nationale, et c’est pourquoi nous haïssons tant notre passé d’esclaves (quand les propriétaires fonciers nobles menaient à la guerre les moujiks pour étouffer la liberté de la Hongrie, de la Pologne, de la Perse, de la Chine), et notre présent d’esclaves, quand ces mêmes propriétaires, secondés par les capitalistes, nous mènent à la guerre pour étrangler la Pologne et l’Ukraine, écraser le mouvement démocratique en Perse et en Chine, renforcer la clique des Romanov, des Bobrinski, des Pourichkévitch [3] qui déshonorent notre dignité nationale de Grands-Russes. Nul n’est coupable d’être né esclave ; cependant l’esclave qui loin d’aspirer à conquérir sa liberté, justifie et cherche à rehausser son esclavage (par exemple, en appelant l’étranglement de la Pologne, de l’Ukraine, etc., « défense de la patrie » des Grands-Russes), cet esclave est un plat valet et un goujat, qui provoque un sentiment légitime d’indignation, de mépris et de dégoût.

Evolution du territoire soviétique dans les années 1980 au territoire russe le 8 décembre 1991. Source: © HISTGEOGRAPHIE.COM

Eclatement de l’URSS le 8 décembre 1991

Toujours dans ce même texte de 1914, Lénine précise que la Grande-Russie fière, libre et indépendante doit fonder ses rapports avec ses voisins sur le principe humain de l’égalité, et non sur le principe féodal des privilèges qui avilit une grande nation, rappelant la célèbre phrase de Marx et Engels : un peuple qui en opprime d’autres ne saurait être libre :

« Un peuple qui en opprime d’autres ne saurait être libre », disaient les plus grands représentants de la démocratie conséquente du XIX° siècle, Marx et Engels, devenus les éducateurs du prolétariat révolutionnaire. Et nous, ouvriers grands-russes, tout pénétrés d’un sentiment de fierté nationale, nous voulons à tout prix une Grande-Russie fière, libre et indépendante, autonome, démocratique, républicaine, qui baserait ses rapports avec ses voisins sur le principe humain de l’égalité, et non sur le principe féodal des privilèges qui avilit une grande nation. Précisément parce que nous la voulons telle, nous disons : on ne saurait au XX° siècle, en Europe (fût-ce l’Europe extrême-orientale), « défendre la patrie » autrement qu’en combattant par tous les moyens révolutionnaires la monarchie, les grands propriétaires fonciers et les capitalistes de sa patrie, c’est-à-dire les pires ennemis de notre patrie ; les Grands-Russes ne peuvent « défendre la patrie » autrement qu’en souhaitant au tsarisme la défaite dans toute guerre, comme un moindre mal pour les neuf dixièmes de la population de la Grande-Russie. Car le tsarisme non seulement opprime, économiquement et politiquement, ces neuf dixièmes de la population, mais il la démoralise, il l’avilit, la déshonore, la prostitue, en l’accoutumant à opprimer les autres peuples, en l’accoutumant à voiler sa honte sous des phrases hypocrites pseudo-patriotiques.

la Russie-europe

La fédération de Russie issue de l’éclatement de l’URSS en 1991 (partie occidentale)

Lénine ajoute cependant une précision qui aura son importance en 1922 après la guerre civile en Russie, sa faveur, toutes proportions gardées, pour la centralisation, conduisant à la création de l’URSS, contre cent et une petites nations :

Admettons même que l’histoire tranche la question en faveur du capitalisme impérialiste grand-russe contre cent et une petites nations. Cela n’est pas impossible, car toute l’histoire du capital est une histoire de violences et de pillages, de sang et de boue. Nous ne sommes pas le moins du monde partisans absolus des petites nations ; nous sommes résolument, toutes proportions gardées , pour la centralisation et contre l’idéal petit-bourgeois des rapports fédératifs. Toutefois, même en ce cas, premièrement ce n’est pas notre affaire, ce n’est pas l’affaire des démocrates (à plus forte raison des socialistes) d’aider les Romanov-Bobrinski-Pourichkévitch à étrangler l’Ukraine, etc …. l’épanouissement économique et le prompt développement de la Grande-Russie exigent que le pays soit délivré de la violence des Grands-Russes sur les autres peuples.

Carte de la Russie (#Map of #Russia)

Carte politique de la Russie après 1991

Et Lénine de conclure qu’il faut éduquer dans l’esprit de la complète égalité nationale et de la fraternité, ce qui doit aboutir à accepter le principe de l’égalité complète et le droit de libre disposition de toutes les nations opprimées par les Grands-Russes, dans l’intérêt socialiste des prolétaires :

En second lieu, si l’histoire tranche la question en faveur du capitalisme impérialiste grand-russe il s’ensuit que le rôle socialiste du prolétariat grand-russe sera d’autant plus grand, comme principal moteur de la révolution communiste engendrée par le capitalisme. Or, pour la révolution du prolétariat, il faut éduquer longuement les ouvriers dans l’esprit de la plus complète égalité nationale et de la fraternité. Ainsi donc, c’est bien du point de vue des intérêts du prolétariat grand-russe qu’il faut éduquer longuement les masses dans l’esprit de la lutte la plus résolue, la plus conséquente, la plus courageuse, la plus révolutionnaire, – pour l’égalité complète et le droit de libre disposition de toutes les nations opprimées par les Grands-Russes. L’intérêt de la fierté nationale (considérée non pas d’une manière servile) des Grands-Russes coïncide avec l’intérêt socialiste des prolétaires grands-russes (et de tous les autres). Le modèle pour nous restera Marx qui, ayant vécu des dizaines d’années en Angleterre, était devenu à moitié Anglais et revendiquait la liberté et l’indépendance nationale pour l’Irlande, dans l’intérêt du mouvement socialiste des ouvriers anglais.

La population russe: un facteur de puissance ? Carte des densités et du maillage urbain en Russie. Source: © HISTGEOGRAPHIE.COM, d'après J. Radvanyi, La nouvelle Russie (4ème édition), A. Colin, 2010

En définitive, d’un point de vue léniniste, qui devrait être celui de l’ancien officier du KGB qu’est Poutine, l’effondrement de l’URSS n’est pas la plus grande catastrophe géopolitique du XXème siècle, puisqu’elle respecte le principe d’autodétermination des peuples et d’égalité des nations, y compris pour la Georgie et l’Ukraine, qui sont toujours sous la pression nationaliste Grand-Russe, à l’identique de la période tsariste comme en témoigne le texte de Lénine de 1914.

Or, la nouvelle Russie de 1991 n’est pas une petite nation comme le montre sa carte de peuplement et ses immenses richesses naturelles. Rien ne justifie le nationalisme russe si ce n’est la mentalité guerrière de ses dirigeants qui traverse les siècles, et qui s’agissant de Poutine transforme ses velléités nationalistes en actes criminels monstrueux en Tchétchénie, en Géorgie et désormais Ukraine.

La Russie, producteur global: premier producteur de gaz et deuxième de pétrole au monde. Si l'Union européenne est encore son principal client, ses voisins asiatiques entrent en vive concurrence. Source: © HISTGEOGRAPHIE.COM, d'après La puissance russe, Carto Le monde en cartes n°1, 2010

Ce comportement est d’autant plus inacceptable que la lecture de l’histoire selon Poutine passe sous silence les véritables catastrophes géopolitiques de la Russie du XXème siècle, tout d’abord, la Grande Guerre patriotique de 1941-1945 face à l’Allemagne nazie, qui fut une immense catastrophe humaine avec ses dizaines de millions de morts.

La carte ci-après rappelle la situation tragique de l’Ukraine en 1943, lorsque dominée par l’Allemagne nazie, l’ensemble du pays avait été réduit en esclavage dans un but économique. A noter, à cette date l’annexion d’Odessa par la Roumanie alors alliée des Nazis et qui ne sera libéré que le 10 avril 1944 par les troupes soviétiques.

April 10, 1944: The Red Army recaptured Odessa after several years of Romanian occupation.  This map was produced in 1943, during the Romanian occupation, and was clearly intended to show German encroachment upon “Russia’s Ukraine” and its industrial centers.

Autre catastrophe bien plus grande oubliée par Poutine, l’ancien membre du KGB : la transformation de l’URSS en un immense camp de travail forcé avec la création du GOULAG qui provoquera la mort de millions de personnes réduites à l’état d’esclaves dans des centaines de camps de travail.

Map of Stalin’s GULAG - Forced Labor Camps in Soviet Russia, 1951 #map #soviet #russia #coldwar

Carte des camps de travaux forcés sous Staline en 1951

Autre oubli par Poutine d’une bien plus grande catastrophe géopolitique du XXème siècle : la guerre civile en Russie entre 1917 et 1922, qui a provoqué là encore des millions de morts.

Russian Civil War Map, 1917-1922

En définitive, on ne voit pas très bien en quoi la disparition de l’URSS serait la plus grande catastrophe géopolitique du XXème siècle. Les peuples prisonniers de la geôle soviétique ont été libérés, et cette intervention est intervenue sans que le sang ne coule, sauf dans un conflit limité entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan pour le contrôle du Haut-Karabakh arménien. Rien à voir avec les drames absolus que furent par exemple la guerre civile russe, la Seconde guerre mondiale ou le Goulag, au total quelque chose comme cinquante à soixante millions de morts.

L’affirmation de « plus grande catastrophe » par Poutine doit cependant bien avoir une explication. Celle-ci est très simple.  La Russie a perdu son instrument de domination qui lui permettait d’être la seconde puissance mondiale, par l’oppression de quatre cents millions de personnes pour forger un instrument militaire destiné à rivaliser avec l’OTAN, le Pacte de Varsovie.

Car depuis 1989 et 1991, La Russie de Poutine n’est plus que l’ombre militaire de l’URSS défunte pour les forces conventionnelles, gardant cependant un arsenal nucléaire important, et c’est en cela qu’elle est dangereuse, prête à n’importe quelle aventure ou chantage pour retrouver une gloire perdue à jamais.

Et c’est pour cela qu’il faut empêcher toutes velléités à l’ours russe amoindri de retrouver ses vieux réflexes impérialistes en s’opposant fermement à toutes ses provocations et violations du droit international. Car la Russie ne retrouvera son rang international non par le recours à la violence mais par l’adoption des principes démocratiques et son retour pacifique dans le concert des nations, ce qui suppose de renoncer aux insupportables coups de force qu’elle multiplie depuis l’arrivée au pouvoir de Poutine.

How much has Russia's military been reduced since the Cold War