Toute vie n’est que péripétie, de la naissance à la mort, et il arrive qu’après la mort, certaines vies entrent dans la légende, soient élevées au rang de mythe pour devenir un hymne homérique digne d’une épopée telle que l’Iliade et l’Odyssée. Ainsi de la vie d’Arthur Rimbaud qui après son embarquement en Orient en 1880, séjournera onze ans aux bords de la mer rouge entre l’Arabie et la Corne de l’Afrique avant de rentrer en France pour y mourir le 10 novembre 1891 à Marseille.
S’enchaînent alors la publication de ses poèmes dans les cercles littéraires par Verlaine, les premiers témoignages d’admiration en commençant par celui de Mallarmé puis la parution d’une correspondance choisie avec sa famille, tous événements qui vont propulser l’auteur du Bateau ivre au firmament de la poésie française, bientôt mythe littéraire sacré et icône des voyageurs écrivains. Difficile d’imaginer que Rimbaud ait songé à une telle postérité, lui qui au jour de sa mort ne pensait qu’à retourner en Afrique à Harar, où il avait passé l’ultime décennie d’une vie écourtée par les souffrances, la maladie puis l’amputation, à tout juste trente-sept ans.
On ne compte plus les livres, articles et études consacrés au séjour de Rimbaud en Afrique, c’est une avalanche d’autant plus difficile à comprendre que rien ne justifie cet intérêt : le poète y fut un négociant besogneux et plutôt malheureux en affaires ; il fut aussi un explorateur courageux et intrépide sans être un découvreur bousculant les connaissances historiques et géographiques ; et son quotidien y fut terne et douloureux à l’image de l’époque coloniale et sans véritable surprise quand on connaît un peu le bonhomme, exception faite qu’il a vécu pendant quatre ans avec une femme abyssine qui serait à ce jour la seule liaison féminine attestée du poète.
Rimbaud, négociant malheureux
Après un bref séjour à l’île de Chypre qui vient d’être cédée aux Britanniques par l’empire Ottoman, Rimbaud traverse la mer Rouge, passant de comptoir en comptoir plus misérables les uns que les autres pour s’installer par défaut à Aden , sans un brin d’herbe ni une goutte d’eau bonne, en avril 1880, et s’employer auprès de la maison de commerce française dirigée par MM Mazeran, Vianney et Bardey. C’est à cette époque que commence une longue relation de travail et de confiance avec Alfred Bardey qui plus tard publiera les mémoires de son séjour à Aden, souvenirs qui nourriront la légende africaine de Rimbaud.
Six mois plus tard, à la demande de son patron, Rimbaud accepte de représenter la maison de commerce à Harar, version orientale de Tombouctou pour les musulmans de l’Afrique de l’Est. Il va y tenir le comptoir jusqu’à la faillite de la factorerie pour ensuite en reprendre les activités et devenir négociant pour son propre compte. Dans une lettre écrite le 13 décembre 1880, Rimbaud évoque son entrée à Harar : Je suis arrivé dans ce pays après vingt jours de cheval à travers le désert somali. Harar est une ville colonisée par les Egyptiens et dépendant de leur gouvernement. La garnison est de plusieurs milliers d’hommes. Ici se trouvent notre agence et nos magasins. Les produits marchands du pays sont le caf, l’ivoire, les parfums, l’or, etc. Le pays est élevé mais non infertile. Le climat est frais et non malsain. On importe ici toutes marchandises d’Europe, par chameaux. Il y a d’ailleurs beaucoup à faire dans ce pays.
Harar se trouve à mi-chemin de Zeilah, le port sur la mer Rouge, et Ankober, la capitale du royaume éthiopien, sur l’une des principales routes de pénétration à travers le massif éthiopien, à une altitude de 1700 mètres. La ville arrosée de plusieurs cours d’eaux est une oasis singulière qui contraste avec le désert somalien aride et les chaînes de montagne abyssines abruptes. Toute la région est convoitée par les Egyptiens, Abyssins et désormais Européens installés à Berberah, Zeilah ou Tadjourah principaux ports d’entrée de l’immense massif éthiopien où le Nil Bleu prend sa source.
La violente révolte madhiste qui secoue l’Egypte se répercutant jusque vers les ports de la mer Rouge et Harar, dès l’année suivante Rimbaud est obligé de se réfugier à Aden où il s’emploie à nouveau auprès de la maison de commerce Bardey. Dans les années qui suivent, il ne cessera d’aller et venir entre Harar et Aden ou Tadjourah à regret, au fil des événements politiques, du choléra ou de la famine, séjournant bientôt plus sur les bords de la mer Rouge qu’à Harar, se repliant sur Aden ou Tadjourah alors que les Français entament la construction de Djibouti. Fin 1881, moins d’un an après son arrivée, il avait pourtant fait part de son souhait de quitter les lieux inhospitaliers : plutôt que de retourner à Aden, si je quitte Harar, je descendrai probablement à Zanzibar et j’entreprendrai quelque chose aux Grands Lacs… Pour moi, je compte quitter prochainement cette ville-ci pour aller trafiquer ou explorer à mon compte dans l’inconnu. Il y a un grand lac à quelques journées d’ici, et c’est un pays d’ivoire. Mais aucun des nombreux projets qu’il souleva au fil des années de négoce et de commerce ne se réalisèrent, l’obligeant sans cesse à se réfugier à Aden qu’il maudissait et voulait fuir.
S’il vécut de ses activités commerciales, réussit à envoyer de l’argent à sa famille et mettre de l’argent de côté, il n’en reste pas moins qu’il n’en fit pas fortune comme il l’aurait souhaité en assemblant un pécule libérateur, vivant le plus souvent au milieu des chaleurs épouvantables dans la mer Rouge, au point qu’affaibli, il fut obligé de passer cinq mois au Caire en 1887 pour échapper aux chaleurs du four d’Aden montant au-dessus de cinquante degrés. Et, pas plus que poète maudit, Rimbaud ne fut un négociant élu comme en témoigna sa désastreuse équipée de vendre une cargaison de 2.000 fusils au Roi éthiopien Ménélik en 1887, expédition au cours de laquelle son compagnon de voyage, Jules Borelli, le décrit ainsi : Notre compatriote a habité le Harar. Il sait l’arabe et parle l’amharina et l’oromo. il est infatigable. son aptitude pour les langues, une grande force de volonté et une patience à toute épreuve le classent parmi les voyageurs accomplis.
Rimbaud, voyageur accompli
Lors de ses séjours dans la Corne de l’Afrique, Rimbaud n’a pas hésité à explorer la région, espérant un moment bénéficier d’un soutien financier par la Société de géographie. Le premier Européen à entrer dans Harar fut un explorateur anglais en 1855, et Alfred Bardey le premier Français en 1880, tout juste un an avant Rimbaud. La ville d’Harar était protégée par une importante garnison mais les environs n’étaient pas sûrs dès qu’on s’éloignait de la cité fortifiée, le prédécesseur de Rimbaud au comptoir Bardey ayant d’ailleurs été assassiné à six lieues de la ville.
Avide d’exploration, Rimbaud fut le premier Européen à se rendre en 1181 de Harar à Bubassa, grand plateau qui commence à environ 50 kilomètres au sud, pour y créer des marchés, dirigeant des caravanes pour aller chasser l’éléphant du côté des Grands Lacs. Retourné à Aden, il écrivit un ouvrage consacré au Harar et aux pays Gallas destinés à la société de géographie dont on ne retrouve pas trace.
Lors de son second séjour, Rimbaud dirige en 1883 des expéditions toujours en pays Gallas mais aussi en Ogadine vers le fleuve Wabi, fournissant des informations précises sur une région inconnue peuplée de nomades toujours en guerre avec leurs voisins. Recueillies en un mémoire, les notes assemblées furent publiées sous le titre Rapport sur l’Ogadine, dans le Compte rendu des séances de la Société de géographie en 1884, véritable reconnaissance officielle de ses qualités d’explorateur.
A partir de 1884, les explorations européennes dans la Corne de l’Afrique ne cessèrent de se développer, de nombreux voyageurs européens cherchant de nouvelles routes dans les régions hararis, gallas ou somalies ainsi que dans le Choa au coeur du pays éthiopien.
C’est d’ailleurs cette destination que prend Rimbaud à partir de Tadjourah près d’Obock sur la mer Rouge en 1886-1887 pour se rendre dans la capitale du Choa, Entotto, fournir des fusils, 2.000, au roi Ménélik, une goutte d’eau dans les 200.000 qui entrèrent dans la région en vingt ans, sans compter les canons. L’itinéraire retenu représente une cinquantaine de jours de marche à cheval par des déserts brûlants.
Au retour, Il emprunte alors un nouvel itinéraire d’Entotto à Harar, par les Itous-Gallas et les Tchertchers, le territoire des Danakils formé d’un haut plateau à 2.500 mètres d’altitude, constitué de pâturages et de forêts, la fertilité des terres et la douceur du climat se prêtant à la colonisation européenne. Ce nouvel itinéraire retracé par Rimbaud fut publié en novembre 1887 dans le Compte rendu des séances de la Société de géographie,. La relation de son voyage en Abyssinie bénéficiera de notices louangeuses dans les principales revues géographiques européennes, ouvrant le chemin à de nouveaux explorateurs.
Là s’arrête la contribution de Rimbaud à l’exploration du continent africain. Il sollicita la société de géographie pour obtenir des fonds destinés à explorer les pays situés entre le Harar et les grands Lacs, projets abandonnés faute de financements. Il reste dans le Bulletin de géographie de 1897 la carte de la route du Choa [Entotto – Harrar] empruntée par Rimbaud, accompagnée d’une annotation d’Alfred Bardey : cette route a été parcourue par M. Arthur Rimbaud qui était mon employé au Harar. M. Arhur Rimbaud, qui est mort il y a quelques années, était le poète décadent bien connu ; c’est lui qui fit le fameux sonnet sur la couleur des voyelles, si appréciée des symbolistes.
Mariam, la compagne éthiopienne de Rimbaud
Au cours de ses années africaines, Rimbaud pendant quatre ans entretint une relation à l’évidence élective avec une femme abyssine, l’Abyssinie étant alors ce qui correspond aujourd’hui au territoire éthiopien. La correspondance de Rimbaud fait référence à cette femme une seule fois, dans une lettre non datée à l’aventurier italien, Augusto Franzoj, peu avant le périple des ventes d’armes au roi Ménélik en 1886-1887 : Excusez-moi, mais j’ai renvoyé cette femme sans rémission. Je lui donnerai quelques thalers et elle partira pour se rembarquer par le boutre à Rassali pour Obok, où elle ira où elle veut. J’ai eu assez longtemps cette mascarade devant moi. Je n’aurai pas été assez bête pour l’apporter du Choa, je ne le serai pas assez pour me charger de l’y remporter.
Longtemps, les biographes de Rimbaud s’intéressèrent peu à ce passage de la correspondance de Rimbaud, soit qu’ils manquaient d’informations sur cette mascarade, soit qu’une compagne féminine suscitait l’étonnement par rapport à l’homosexualité de Rimbaud en sa jeunesse parisienne, au point d’en faire, là encore, une icône dans ce domaine.
La consultation de diverses archives au fil du temps, ont fini par révéler qu’Arthur Rimbaud a bien vécu quatre ans, entre 1881-82 et 1885-86, avec une femme abyssine provenant du Choa, de religion catholique, non seulement à Harar mais aussi à Aden ou cette femme l’y suivit. Alfred Bardey le patron de Rimbaud, le confirme dans une lettre à Paterne Berrichon, beau-frère posthume d’Arthur, qui fut son premier biographe : la liaison avec l’Abyssinienne eut lieu de 1884 à 1886. Elle vivait dans une maison avec Arthur comme en témoigna aussi la femme de chambre de l’épouse de Bardey à Aden, Françoise Grisard, précisant que pendant quelque temps elle avait eu avec elle sa sœur. (lettre du 22 juillet 1897 à Paterne Berrichon). On dispose encore du témoignage de Mgr Taurin qui dirigea la mission catholique d’Harar à l’époque où Rimbaud s’y trouvait, et qui dans son journal, le 10 août 1884, évoque cette « femme abyssine, Mariam, laissée par M. Rambaut (sic) » à Harar « pour gagner Aden » .
Mais le témoignage le plus probant est celui de Ottorino Rosa, l’agent de commerce de la maison Bienenfeld, qui vécut à Aden et Harar, ami intime de Rimbaud au cours de toutes ces années. Dans son livre de souvenirs L’Impero del Leone di Giuda publié en 1913, dans une note consacrée à une photo de Dama abissina, il écrit : cette femme vivait en 1882 à Aden avec le génial poète Arthur Rimbaud, ajoutant dans un témoignage écrit en 1930 : À propos de la femme j’ajouterai que moi-même dans ce temps-là, je gardais la sœur, dont je me suis débarrassé après quelques semaines pour me transférer à Massauah ».
De cette femme abyssine, on ne sait que peu de choses, juste le témoignage de François Grisard à nouveau : elle était très douce, mais elle parlait si peu le français que nous ne pouvions guère causer. Elle était grande et très mince ; une assez jolie figure, des traits assez réguliers ; pas trop noire (…) elle était catholique (…) elle aimait beaucoup fumer la cigarette . Et elle fit une fausse couche avant d’être renvoyée.
Depuis lors ce ne sont pas moins de trois portraits de cette femme abyssine qui auraient été retrouvés dans divers fonds d’archives; et les conjectures sur cette femme et sa vie de couple avec Arthur de se multiplier, les uns soulevant les traits androgynes de la jeune femme, les autres son catholicisme souligné par le port d’une croix d’argent…, au point que s’agissant de Rimbaud, on en perd son latin, son grec, sa Bible et son Coran.
Et tout le monde de s’extasier désormais sur cette relation interraciale, interculturelle, interethnique, le poète devenant le symbole d’un monde multiculturel. C’est aller un peu vite en musique quand on connaît comment il mit fin à la mascarade. Et c’est oublier qu’il n’était parti vers l’Orient que pour faire fortune à la grâce de Dieu.
Dama Abyssina, Mariam l’abyssine, compagne d’Arthur Rimbaud de 1882 à 1886.
Pour en revenir à Arthur Rimbaud, la conclusion appartient à Verlaine qui écrit en 1888 : une vie tout en avant, dans la lumière et dans la force, belle de logique et d’unité comme son oeuvre, étant entendu que sa vie et son oeuvre ne font qu’un ; et donc, que l’oeuvre se suffit à elle-même.
Patience à toute épreuve, la vertu cardinale de Rimbaud
Comme déjà indiqué, l’explorateur de l’Afrique orientale Jules Borelli a souligné la patience dont Rimbaud s’arma lors du long voyage de Tadjourah à Entoto, sur les hauteurs de l’actuelle capitale éthiopienne, Addis-Abeba : M. Rimbaud, négociant français, arrive de Toudjourrah, avec sa caravane. Les ennuis ne lui ont pas été épargnés en route. Toujours le même programme : mauvaise conduite, cupidité et trahison des hommes ; tracasseries et guet-apens des Adal ; privation d’eau ; exploitation par les chameliers…
Cette patience, marque de caractère de Rimbaud, le poète adolescent l’a retracée ainsi dans un poème intitulé Patience, écrit en mai 1872, appartenant au recueil Poésies. Et une nouvelle fois, on est surpris de l’anticipation des événements menant à sa future libre infortune :
Aux branches claires des tilleuls
Meurt un maladif hallali.
Mais des chansons spirituelles
Voltigent partout les groseilles.
Que notre sang rie en nos veines,
Voici s’enchevêtrer les vignes.
Le ciel est joli comme un ange,
Azur et Onde communient.
Je sors ! Si un rayon me blesse,
Je succomberai sur la mousse.
Qu’on patiente et qu’on s’ennuie,
C’est si simple !… Fi de ces peines !
Je veux que l’été dramatique
Me lie à son char de fortune.
Que par toi beaucoup, ô Nature,
— Ah ! moins nul et moins seul ! je meure.
Au lieu que les bergers, c’est drôle,
Meurent à peu près par le monde.
Je veux bien que les saisons m’usent.
À toi, Nature ! je me rends,
Et ma faim et toute ma soif ;
Et, s’il te plaît, nourris, abreuve.
Rien de rien ne m’illusionne ;
C’est rire aux parents qu’au soleil ;
Mais moi je ne veux rire à rien,
Et libre soit cette infortune.
Cette patience deviendra en mai 1873 , une ardente patience dans l’ultime poème, Adieu, du recueil Une Saison en enfer, publié à compte d’auteur et dont il brûlera une partie du stock: Cependant c’est la veille. Recevons tous les influx de vigueur et de tendresse réelle. Et à l’aurore, armés d’une ardente patience, nous entrerons aux splendides villes.
Marché à Harar, photographie d’Arthur Rimbaud