Boris Nemtsov était l’honneur de la Russie, un homme libre, démocrate sincère et respectueux des autres, quelqu’un vers qui les Russes auraient pu se retourner pour reconstruire la Russie quand le système fasciste au pouvoir s’effondrera. Car les oligarques au pouvoir à Moscou qui rêvent de reconstituer l’ancien système militaro-industriel fondé sur des menaces imaginaires et l’alimentation de conflits extérieurs de nature nationaliste, s’effondrera bien plus vite que nous ne pouvons l’imaginer.
Ne vous fiez pas aux chiffres sur la popularité de Poutine en Russie. Dans un pays où tout le monde a peur, marqué par soixante-dix ans de crimes communistes, où, pour reprendre l’expression d’une Arménienne rencontrée à Erevan, toutes les générations depuis 1917 ont vécu et vivent suivant le principe que l’Homme est un loup pour l’Homme, les enquêtes d’opinion et les sondages qui ne valent déjà pas tripette dans les pays occidentaux, ne signifient rien en Russie, pas un kopeck, et encore moins un rouble qui a perdu 70% de sa valeur après un an de guerre.
Carte du Donbass Ukrainien, The Huffington Post, 10 février 2015
Après avoir mis en coupe réglée la production et la commercialisation du gaz et du pétrole ainsi que des mines, les oligarques aimeraient bien investir dans les usines d’armement comme pendant l’époque soviétique. Sauf qu’ils ont perdu la main et sont obligés de passer commande en France pour des navires de guerre moderne ou de chercher des alliances avec l’Inde ou la Chine pour reconstituer leur aviation. La route sera d’autant plus longue que le système de corruption mis en place par Poutine et sa clique enlève toute efficacité à la dépense publique civile ou militaire, suivant en cela un principe ancré dans l’ancienne URSS, comme l’ont si bien décrits d’innombrables dissidents. Lisez « Le journal d’un Provocateur » d’Andréï Amalrik, c’est assez édifiant à ce sujet : dans les années 60 et 70, les détenus pouvaient monnayer leur libération du Goulag auprès de la police ou de leurs gardiens, il suffisait d’avoir de l’argent.
L’assassinat de Boris Nemtsov m’a immédiatement fait penser à Andréi Amalrik, un intellectuel prodigieux qui écrivit en 1969-1970 un livre au titre prophétique, L’Union Soviétique survivra-t-elle en 1984 ? Cette date était évidemment une référence au livre d’anticipation de Georges Orwell qui met en scène Big Brother dans un pays post-nucléaire où sévit un régime totalitaire inspiré du nazisme et du communisme, avec l’obsession de réduire les libertés, de supprimer la liberté d’expression et de surveiller touts les faits et gestes des individus, ce qui était la nature même du système soviétique. Amalrik a écrit ce pamphlet qui marqua les esprits à l’époque, dans l’année qui suivit l’entrée des chars soviétiques à Prague : on était loin alors d’envisager que le système soviétique s’effondrerait en 1984, en pleine guerre froide, pas si froide que cela avec la guerre du Vietnam.
http://en.wikipedia.org/wiki/Andrei_Amalrik
http://www.monde-diplomatique.fr/1970/07/FLORENNE/29747
L’histoire lui a donné raison : entre 1982 et 1985, Brejnev, Andropov et Tchernenko sont morts tour à tour, laissant un régime pathétiquement corrompu et confiant les clefs du Kremlin au benjamin du régime, Gorbatchev, quelque peu dépassé et qui tenta vainement de sauver un système sans but et à bout de souffle comme le révélèrent à la fois la Guerre sans fin en Afghanistan avec son lot de cercueils rapatriés en URSS et l’accident nucléaire de Tchernobyl en 1986. Glasnost et Perestroïka ne retardèrent en rien la chute inéluctable d’un empire sans perspective, conduisant à la chute du mur de Berlin le 8 novembre 1989 et la fin de l’Union soviétique en 1991-1992.
Poutine, l’espion nostalgique de l’ex-URSS, rêve d’un retour vers le futur, reprenant en cela le titre d’une chanson des Beatles, Back in USSR. Il est bien le seul à y croire en Europe et dans les anciens Etats de l’URSS.
Pour arriver à ses fins, il mobilise tous les moyens possibles à sa disposition, corruption, propagande, obligés, provocations, déstabilisations, recours aux criminels endurcis en Thchétchénie ou dans le Donbass pour y mener indirectement des « guerres sales » et semer la terreur. Mais il perd son temps, épuisant économiquement et psychologiquement son pays en exaltant un nationalisme désuet et dangereux. Il nous fait aussi perdre notre temps en nous obligeant à relever la garde vers une Russie d’arrière garde. On préfère quand les chœurs de l’Armée rouge chantait avec les Leningrad Cowboys l’hymne soviétique, c’était très Balalaïka !
Et comme cela ne suffit pas, Poutine et ses sbires éliminent tous ses opposants, toutes les voix qui ont l’audace de se lever pour dénoncer les méthodes criminelles de son régime. La liste est longue des assassinats perpétrés depuis 2005 : Alexandre Litvinenko, empoisonné en 1985 au polonium à Londres, Anna Politkovskaïa, assassinée le jour même de l’anniversaire de Poutine, le 7 octobre 2006, alors qu’elle enquêtait sur les crimes commis en Tchtéchénie, devenant la sixième membre du journal indépendant de Novaya Gazeta décédée depuis 2000 dans des circonstances troubles, sans oublier le milliardaire opposant de Poutine décédé en 2013 Boris Berezvosky.
Il ne fait pas bon s’opposer au maître du Kremlin. Garry Kasparov, l’illustre ancien champion du monde d’échecs de 1985 à 2000, peut en témoigner : avec Nemtsov et de nombreux démocrates, ils ont créé « L’Autre Russie » pour s’opposer à Poutine, menant depuis 2005 un combat pour la démocratie semé d’embûches qui lui valut d’être arrêté à de multiples occasions lors de manifestations pacifistes où la police et des éléments incontrôlées venaient semer systématiquement le désordre. Averti par le général du FSB, ex-KGB, que sa vie serait en danger, par qui nul ne sait, ce qui en langage soviétique signifie qu’on va lui faire la peau s’il continuait ses « provocations démocratiques », Kasparov a quitté la Russie contraint et forcé, et vit désormais à l’étranger car, comme il le dit, s’il rentrait il ne serait pas certain de pouvoir en sortir.
Garry Kasparov et Boris Nemtsov, leaders de « l’Autre Russie », celle que nous approuvons
Le 1er décembre 2013, dans un entretien accordé à la télévision Bloomberg, Kasparov nous a averti que la Russie de Poutine était désormais une dictature, menant un projet fasciste, allié à des dictatures fascistes telles que la Syrie et l’Iran. Nous pouvons croire Kasparov, né Garik Kimovich Weinstein, d’un père juif et d’une mère arménienne, Clara Gasparian, dont il prit le nom pour jouer aux échecs, le russifiant pour pouvoir faire carrière au sein d’une fédération soviétique des échecs peu ouverte aux nationalités et encore moins aux Juifs. Toute sa vie a été et continue d’être un combat pour la liberté.
Que nous dit Kasparov ? Le projet de Poutine, tout comme l’ancien projet d’Hitler, n’est que le fruit d’une conspiration par l’élite gouvernante. La domination fasciste n’est jamais le résultat de la libre volonté du peuple. Il est toujours le fruit d’une conspiration par l’élite gouvernante.
C’est dans le cadre de cette conspiration de l’élite gouvernante (l’alliance des « oligarques », des « organes » de sécurité et du système militaro-industriel) que le pouvoir représenté par Poutine a décidé de de l’exécution de Boris Nemtsov pour mieux asseoir sa domination fasciste sur la Russie et signifier au reste du monde, plus précisément aux pays occidentaux et surtout européens, qu’il n’y aura pas de retour en arrière, ni en Russie, ni en Crimée, ni en Ukraine. En attendant mieux, du côté de Kaliningrad ou ailleurs.
Nous sommes prévenus. Et nous savons ce qu’il nous reste à faire.
http://www.rferl.org/content/commentary_Russian_Opposition_Opportunity_Crisis/1365058.html