Cette chronique est dédiée à Michel Bilhaut, commandant des expéditions polaires en Terres australes et antarctiques françaises (TAAF) de 1955 à 1975, assurant sans discontinuer les rotations maritimes d’île en île ainsi que vers la Terre Adélie. Il oeuvra à la conception et à la construction au Havre du Marion Dufresne (I) dont il prit le commandement lors du voyage inaugural. Cousin de ma mère, il arrivait, alors que nous étions interne chez les Jésuites à Sainte-Croix du Mans, que nous le rencontrions chez sa soeur qui avait la gentillesse d’être notre aimable correspondante pour échapper le dimanche à la discipline de l’internat. Doté d’un grand sens de l’humour, il avait toujours une ou deux anecdotes à raconter sur les moeurs des populations animales de ces lieux fort peuplés dont il assurait la garde pour le compte d’une France lointaine qui n’ignorait rien du caractère stratégique de ces territoires, y envoyant parfois des militaires et toujours des scientifiques qui n’étaient point encore appelés « écologistes ». Pour avoir oeuvré pour le bien de l’humanité, Dieu assura longue vie à Michel Bilhaut, nous quittant à 94 ans en 2014. C’était aussi un philatéliste assidu en cabine du Marion Dufresne, pour passer le temps, tenant une rubrique régulière sur l’Asie dans le Monde de la philatélie. Nul doute que les Manchots royaux ont fêté dignement son arrivée au paradis blanc.
En cette année2016, la France célèbre le soixantième anniversaire de la création des Terres australes et antarctiques françaises (TAAF) qui regroupent cinq districts dont trois sont habités de façon permanente : le district de Terre Adélie, le plus au sud, est situé sur le continent Antarctique même. La Terre Adélie est une portion du continent Antarctique de 390.000 km², soit près des 4/5ème du territoire français, que la France administre en vertu de l’article IV du Traité sur l’Antarctique signé à Washington en 1959 par sept pays « possessionés » : Norvège, Grande Bretagne, Argentine, Chili, Nlle Zélande, Australie et France. Une station scientifique permanente y a été installée, Dumont d’Urville, et des zones spécialement protégées de l’Antarctique ont été désignées (ZSPA).
Le deuxième district dit des Kerguelen regroupe autour de la Grande-Terre, l’île principale, trois cents îles et îlots d’origine volcaniques dont la superficie est équivalente ou presque à celle de la Corse et la longueur des côtes égale à celles de la France. Les îles Nuageuses appartiennent à cet archipel des Kerguelen qui est l’un des trois districts austraux où la présence humaine est assurée de façon permanente avec la base de Port-aux -Français implantée sur la Grande-Terre. Le sommet de l’île principale, le Cook, culmine à près de deux mille mètres d’altitude.
Les cinq îles volcaniques du troisième district dit de Crozet, dans le sud de l’Océan indien, sont situées entre Madagascar et le continent Antarctique. Les îles portent des noms évocateurs : Cochon, Apôtres et Pingouin pour les îles de l’Ouest, Possession et île de l’Est pour les deux îles orientales. La France y a implanté une base permanente, la base Alfred Faure, dont les installations sont dignes d’un hameau :
Comme dans l’archipel Kerguelen, ce n’est pas tant la température qui est difficile à supporter : il y fait entre -5° et + 10° à 20° suivant les saisons, que le vent. On compte plus de cent vingt jours par an avec des vents supérieurs à 100 km/heure, et les rafales égales ou supérieures à 200 km/h sont fréquentes. Ce qui n’empêche pas la colonie de manchots de la réserve naturelle des îles Crozet de bien se porter. Ils sont 4 millions d’individus environ, représentant quatre espèces : les gorfous dorés dit aussi macaronis, les gorfous sauteurs, les manchots papous et les manchots royaux. L’empereur est réservé au continent ! De nombreux oiseaux marins partagent les lieux plus fréquentés que la cité du Vatican le dimanche de Pâques : albatros, pétrels, goélands, mais aussi des mamifères marins : otaries, orques, éléphants de mer.
La distanciation sociale selon les manchots royaux
Les deux îles de Saint-Paul et d’Amsterdam constituent le quatrième district qui n’a rien d’Antarctique. Ce sont des îles de l’Océan indien au climat océanique, éloignées de 85 km l’une de l’autre, d’origine volcanique récente puisqu’elles n’auraient pas plus de 100.000 ans. Le cratère du volcan est clairement visible à l’île Saint-Paul :
Enfin, le cinquième et dernier district des TAAF regroupent les îles Eparses, au nombre de cinq situées au nord de l’île de la Réunion ou dans le canal du Mozambique : Europa, Juan de Nova, Bassas da India, Glorieuses et Tromelin. Certaines de ces îles étant revendiquées par Madagascar, depuis 1973, nos tout aussi glorieuses forces armées assurent une présence permanente sur trois de ces îles en même temps que des installations météorologiques y ont été implantées pour contribuer à prévenir de la formation de phénomènes cycloniques. On y trouve des oiseaux marins tels que des sternes, frégates ou fous masqués ou à pieds rouges, sans compter les gendarmes qui ne roulent plus en 4L.
Pour revenir aux îles Nuageuses qui appartiennent à l’archipel des Kerguelen autrement appelées îles de la Désolation, ce dernier doit son nom au navigateur français qui les découvrit le 12 février 1772, Yves-Joseph de Kerguelen de Trémarec. De noblesse bretonne, d’esprit aventureux, il s’intéresse à l’ultime grande exploration du « monde fini », celle d’un possible continent austral entr’aperçu en 1739 par Bouvet de Lozier. De retour d’un premier voyage de découverte où il abandonne à son sort l’un des deux navires de l’expédition, il convainc le roi de France, Louis XV, de l’existence d’innombrables ressources naturelles exploitables en terres australes, pour mener une seconde expédition et repartir de Brest en mars 1773 avec deux navires, le Rolland et l’Oiseau, sur lesquels il embarque des colons destinés à peupler les Kerguelen. Ayant transporté à bord, pour son amusement, comme valet de chambre une passagère clandestine de 14 ans, se lançant dans le trafic de pacotille, menant une véritable guerre coloniale à Madagascar, il est rattrapé par ses mensonges au retour de sa seconde expédition et condamné à six ans de forteresse au château de Saumur, ce qui n’empêchera pas Cook de décerner le nom de Kerguelen à l’archipel qui porte désormais son nom. Comme quoi, on peut être explorateur et affabulateur.
L’archipel des Kerguelen au début du vingtième siècle deviendra une colonie temporaire de peuplement. Ainsi, des hommes vinrent édifier aux Kerguelen des stations baleinière à Port-Jeanne-d’Arc et Port-Couvreux, dont il reste encore des vestiges.

Il n’en reste pas moins qu’aux îles Kerguelen, on croise plus de manchots que d’hommes ou de bandits manchots, surtout aux îles Nuageuses dont le nom correspond au fait que les îles sont le plus souvent perdues dans la brume opaque. On n’y compte que deux îles, celle de Croy et du Roland, ainsi qu’un minuscule îlot romantique à mi-chemin, dit ilot du rendez-vous qui n’est quand même pas la porte à côté pour ceux qui s’égareraient à vouloir s’y rencontrer en partant de la place de la Concorde ou de celle des Vosges.
Car c’est là l’ennui en dehors de n’y croiser que des manchots papous ou des gorfous sauteurs. On n’aperçoit pas grand-monde, pas même en bicyclette, les nuits d’automne. Et avec le réchauffement climatique, le manchot est royalement occupé à aller à la pêche ou se promener. Pour éviter le risque de dériver, il recherche la terre ferme plus que l’île flottante. Il tient aussi congrès pour examiner régulièrement les conséquences du changement climatique. Les nouvelles ne sont pas bonnes de ce côté-là. Les hivers seront moins froids, les survols humains du pôle sud de plus en plus fréquents, et même les chanteuses finiront par y donner des concerts de charité, sans compter le développement d’industries biologiques made in Manchot.
L’avenir des îles Nuageuses est donc plutôt sombre. Ce sont nos amis All Blacks qui l’ont bien compris voilà longtemps quand ils firent un accueil plus que chaleureux à Marc-Joseph Marion du Fresne en 1772. Car contrairement à ce que l’on peut croire, le navire océanographique français Marion Dufresne n’a pas été baptisé par deux fois en l’honneur d’une athlète ou d’une chimiste française mais bien en souvenir d’un certain Marion du Fresne, explorateur de son état au XVIIIème siècle après avoir été un brillant corsaire malouin qui captura plusieurs navires anglais. Jeune lieutenant de vaisseau, il va chercher en Ecosse Charles Stuart en Ecosse pour le ramener à Roscoff après la bataille de Culloden en 1746. Il entre dans la compagnie des Indes en tant qu’officier de marine où il est reconnu comme « sujet extrêmement intelligent, bon manoeuvrier, bon à tout« .
Nommé capitaine de vaisseau, il participe en 1756 à la Guerre de sept ans, se marie, et organise des expéditions dans les mers de l’Inde, notamment aux Mascareignes qui deviendront les îles Seychelles. Après la dissolution de la compagnie des Indes en 1769, chargé de ramener à Tahiti l’indigène Aoutourou amené à Paris par Bougainville, il organise une nouvelle expédition qui le conduit à découvrir l’archipel Crozet avant de prendre la direction vers la Tasmanie puis de prendre la route pour la Nouvelle-Zélande où il débarque dans la Baie des îles, le 4 mai 1772, baptisé Port-Marion.
Le Marion Dufresne, mis en service en 1995, est un bâtiment océanographique de 120 mètres de long, capable de transporter 110 passagers et qui assure les rotations vers les cinq districts des TAAF pour leur ravitaillement, à partir de l’île de la réunion. Modernisé en 2015, il dispose d’un système de carottage de la glace jusqu’à 60 mètres de profondeur. Il dispose d’une plate-forme pour hélicoptère.
C’est là que les ennuis commencent pour Marion du Fresne, ou plutôt que tout se termine en marmite ou en rôti, il faudrait rechercher les témoignages précis. Toujours-est-il qu’après un bon accueil, les Maoris lui ont réservé un sort quelque peu funeste puisque l’explorateur semble avoir terminé en ragoût avec une dizaine de membres de l’équipage qui avaient débarqué avec lui sur la plage en violant semble-t-il un « tabou » : avoir pêché ou nagé dans des eaux interdites à la pêche ou à la nage, avant que des cérémonies sacrées soient intervenues à la suite de noyade de Maoris. Etre victime de cannibalisme ne comporte donc pas que des désagréments. On peut ainsi s’illustrer deux siècles plus tard en portant le nom du plus célèbre navire océaonographique et continuer ainsi de fréquenter les mers que l’on a contribué à découvrir.
Les distances à parcourir pour le Marion Dufresne lors des rotations de ravitaillement sont considérables : 3.400 km en ligne directe vers les Kerguelen, mais plus de 7.000 km pour rallier les îles Crozet, les Kerguelen et les îles Saint-Paul et Amsterdam. Mais ces navigations permettent de découvrir des paysages hors du commun comme le Mont Ross, sur l’archipel des Kerguelen.
Cela dit, il faut faire attention à deux dangers : tout d’abord, l’iceberg, cauchemar flottant du capitaine.
Ensuite, ne pas manquer la chaloupe pour rentrer à bord après la visite. on en connaît trois qui sont restés deux ans de plus que prévus. De quoi rafraîchir les ardeurs des explorateurs les plus décidés. 22 mois à survivre en Antarctique, c’est long !et compliqué !
Restons cependant sur une note plus optimiste. On n’est pas tout à fait seul au bout du monde quand on s’installe aux îles Nuageuses. On y croise des albatros fuligineux ou à pieds noirs, des éléphants de mer plein de vie trépidante et des gorfous macaronis, mais encore des gorfous sauteurs, des manchots royaux, des orques et des léopards des mers. De quoi bien s’occuper une fois trouvé un peu de bois pour faire un feu à la plage du feu-de-joie :
Respect aux manchots royaux pour leur capacité de survie