Dans un précédent article, nous avons vécu avec Robert Curzon, la tragédie du 3 mai 1834 au Saint Sépulcre, cette bousculade lors de la transmission du Feu pascal qui provoqua la mort Sainte de plus de quatre cents personnes lors de la célébration grecque de la résurrection du Christ. Un autre Anglais, le doyen de Westminster, nous relate en 1853 la fête de Pâques au Saint Sépulcre ce qui sera pour nous l’occasion de donner la parole à Elias Canetti qui, dans Masse et Puissance, nous éclaire sur cette tradition pascale [ci-dessus, le Saint Sépulcre en 1860, gravure de Schacher].
Entrée du Saint Sépulcre, 1838, gravée par J. Redaway d´après T. Allom
Tout d’abord, voici que nous dit Stanley :
La chapelle qui contient le Saint Sépulcre est situé au centre de l’église. Les fidèles se pressent autour du sépulcre en deux vastes cercles, séparés par deux files de soldats. Des soldats turcs empêchent les gens d’envahir l’intervalle qui court entre les deux cercles. Les spectateurs ont pris place dans les galeries supérieures, c’est le matin du samedi Saint, et pour l’instant tout est silencieux. Rien n’annonce les événements qui se préparent. Deux ou trois pèlerins sont solidement agrippés à une ouverture dans le mur du sépulcre.
Vers midi, une foule confuse de chrétiens arabes envahit le couloir dégagé et s’y précipite en une ronde sauvage avant l’intervention des soldats. Ces arabes semblent croire que le feu ne viendra pas s’ils ne font pas d’abord quelques fois le tour du sépulcre en courant. Or voici que pendant deux grandes heures ont lieu de ces bonds de joie autour du Sépulcre. Vingt, trente, cinquante hommes s’élancent en courant, s’empoignent tous à la fois, élèvent l’un d’entre eux sur leurs épaules ou leurs têtes et se précipitent avec lui jusqu’à ce qu’il retombe et qu’il soit remplacé par un autre. Certains sont vêtus de peaux de mouton, certains presque nus. D’ordinaire, l’un d’entre eux les précède en héraut. Il bat le mains, imités par les autres qui poussent des hurlements : « Voici le tombeau de Jésus-Christ, Dieu garde le sultan. Jésus-Christ nous a rachetés. » L’exemple donné par quelques petits groupes est bientôt suivi si bien qu’enfin tout le couloir circulaire entre les soldats est rempli par la course, le tourbillon… Venant de l’église grecque, s’approche une longue procession qui fait le tour du sépulcre avec ses bannières brodées.
A partir de cet instant, l’agitation jusqu’alors limitée aux coureurs et danseurs, devient générale. Les deux énormes masses de pèlerins, séparées par les soldats, restent encore à leur place, mais ne tardent pas à éclater en une sauvage suite de cris collectifs entre lesquels, chose assez étrange à dire, on entend de temps à autre, La procession fait trois fois le tour du sépulcre. La troisième fois, les deux files de soldats turcs se rejoignent et se referment par derrière. D’un seul et ample mouvement, la masse oscille de-ci, de-là. La présence des Turcs incroyants empêche, croit-on, la descente du feu, et le moment est venu de les chasser de Ils se laissent chasser, et une mêlée, bataille et victoire, emplit l’église. La foule en délire se jette des tous les côtés sur les troupes qui sortent à flots de l’église par l’angle sud-est… La procession est coupée, les bannières tremblent et vacillent.
Un groupe de gens, réduit mais compact, entraîne promptement dans la chapelle du sépulcre l’évêque de Petra qui est cette fois, « évêque du feu » et remplace le patriarche. On referme la porte sur lui. Toute l’église n’est plus qu’une mer de têtes et résonne sourdement. Seul un coin est resté libre : de l’ouverture du côté nord de la chapelle, un étroit couloir mène au mur de l’église. Prêt de cette ouverture se tient un prêtre prêt à happer le feu…
En d’autres temps plus hardis, une colombe apparaissait à ce moment au-dessus de la coupole de la chapelle, symbolisant la descente du Saint-Esprit. Cet usage s’est perdu de nos jours, mais la croyance à cette descente subsiste toujours, et il faut le savoir pour pouvoir pleinement comprendre l’excitation croissante des instants qui suivent. Une flamme claire comme d’un feu de bois, apparaît dans l’ouverture – comme le sait et l’admet tout Grec cultivé, c’est l’évêque qui l’a allumée dans la chapelle. Mais les pèlerins, eux croient tous que c’est la lumière de Dieu descendant sur le Saint Sépulcre… Lentement, progressivement, de main en main et de cierge en cierge, le feu se propage dans la foule immense et si bien que tout l’édifice n’est plus pour finir, d’une galerie à l’autre et de haut en bas, qu’un grand incendie unique fait de milliers de cierges embrasés.
C’est l’instant où l’évêque ou le patriarche sort de la chapelle, porté en triomphe sur les épaules de la foule, et bien près de s’évanouir pour donner l’impression qu’il est écrasé par la majesté du Tout-Puissant, dont il quitte à l’instant la présence immédiate.
C’est alors une véritable ruée qui commence, pour échapper à la fumée et la chaleur étouffante, et pour porter les cierges allumés dans les rues et les maisons de Jérusalem. On se presse à la seule porte de l’église, et la cohue est parfois si grande qu’elle entraîne quelque malheur, comme en 1834 où elle coûta la vie à quelques centaines de gens. Les pèlerins courent encore quelques temps se frotter le visage et la poitrine au feu pour en démontrer l’innocuité à laquelle on croit. Mais la distribution du feu met fin à l’enthousiasme sauvage. Ce n’est pas la partie la moins impressionnante du spectacle que de voir s’éteindre si rapidement et si complètement une fureur d’une telle intensité. L’agitation furieuse du matin forme un étrange contraste avec le calme profond de la soirée, alors qu’une seule masse de pèlerins, mais endormis cette fois, réoccupe et recouvre toute l’église. Ils attendent ainsi l’office de minuit.
Intérieur du saint Sépulcre, 1857
Des deux relations de la fureur du feu Saint à Jérusalem, établies par les Anglais Curzon en 1834 et Stanley en 1853, Elias Canetti nous apporte un éclairage intéressant dans Masse et Puissance pour comprendre ce qui s’est passé en 1834, lorsque la panique est venue interrompre le déroulement normal des cérémonies pascales :
C’est la fête de la résurrection. La meute funèbre qui s’est formée autour du Christ mort et de son sépulcre se transforme en meute triomphale. La résurrection est sa victoire et est célébrée comme telle. Le feu agit ici en symbole de masse, en symbole de victoire. Il faut qu’il se communique à chacun, afin que son âme participe à cette résurrection. Il faut que chacun devienne pour ainsi dire le même feu qui vient du Saint-Esprit, et il est donc normal que chacun y allume son cierge. De l’église on porte le feu précieux chez soi.
La tromperie dans la manière de produire ce feu est sans conséquence. L’essentiel est le revirement de la meute funèbre en meute triomphale. On participe à la mort du Sauveur en se rassemblant autour de son tombeau. Mais en allumant son cierge au feu pascal qui jaillit de son sépulcre, on participe aussi à sa résurrection.
La multiplication des flammes est très belle et significative, dans ce passage soudain d’une seule à des milliers. La masse de ces flammes est la masse de ceux qui vivront parce qu’ils ont la foi. Elle prend naissance à une vitesse prodigieuse, la vitesse, précisément, à laquelle le feu seul se propage. Le feu est le meilleur symbole de la soudaineté et de la rapidité avec laquelle se forme la masse.
Mais avant d’en arriver là, avant que le feu se montre réellement, on lutte pour l’avoir. Il s’agit de chasser les soldats turcs incroyants qui sont présents dans l’église ; tant qu’ils sont là, le feu ne peut paraître. Leur retraite fait partie du rituel de la fête, le moment en est celui qui suit la procession des dignitaires grecs. Les Turcs se dirigent vers la sortie mais les croyants les harcèlent comme si c’étaient eux qui les avaient chassés, et l’église est soudain envahi d’un tumulte comme de bataille et de victoire.
La cérémonie commence par deux masses stagnantes, séparées par les soldats. de petites meutes rythmiques de chrétiens arabes se meuvent entre elles et les stimulent. Ces meutes farouches, fanatiques, agissent en cristaux de masse et communiquent leur excitation à ceux qui attendent le feu. Puis s’avance la procession des dignitaires, masse lente, mais qui en l’occurrence parvient à son but plus vite que jamais : le témoignage vivant en est le patriarche quasi évanoui que l’on porte en triomphe, une fois le feu allumé.
La panique de 1834 se déduit avec une terrible rigueur de cet élément de lutte qui fait partie de la cérémonie. Le danger de panique est toujours grand dans un espace fermé où il y a le feu. Mais il est renforcé ici par l’opposition entre les incroyants, qui sont dans l’église au commencement, et les croyants qui veulent les chasser. Le récit de Curzon abonde en traits qui expliquent cet aspect de la panique. A un de ces moments tout à fait incohérents et absurdes en apparence, il se voit soudain faire face à une autre rangée, ennemie. Les deux rangées se jettent l’une sur l’autre, et sans s’occuper de savoir qui est dans l’une et qui dans l’autre elles se battent à mort. Il parle des tas de cadavres sur lesquels on marche et que l’on cherche à franchir pour se sauver. Le saint sépulcre s’est transformé en champ de bataille. morts et survivants sont superposés ensemble, il y en a tas de nombreux tas. La résurrection a tourné en son contraire, à une défaite collective. L’idée d’un tas de morts encore plus grand, l’idée de la peste, s’empare des pèlerins, et tous fuient la ville du Saint sépulcre.
Le Saint Sépulcre, gravure de D. Roberts, 1834, année de la tragédie de la Pâque grecque