En l’an 1019, le calife Al Qadir, fit lire dans les mosquées une épître dite «épître de Qadir» (Risala al-qâdiriya). Celle-ci interdit toute exégèse nouvelle du Coran pour éviter de nouvelles scissions, fermant la porte à l’effort de recherche personnel des musulmans (l’ijithad). Cette épître intervient alors qu’une école réformiste proposait de distinguer le Coran incréé, parole de Dieu dénuée de toute équivoque, et le Coran créé, sorti de la bouche de Mahomet, qui se devrait d’être analysé et interprété. Cette école s’inscrivait dans le prolongement d’une pratique courante des commentaires autour du Coran qui s’était développée jusqu’aux alentours de l’an Mil (en couverture, les Anges se prosternant devant Adam, miniature persane.)
Le sacrifice d’Abraham, miniature persane illustrant « la fine fleur des histoires », par Louqman, 1583 (musée d’art islamique d’Istanbul)
Sur le modèle des travaux accomplis pour les textes bibliques judéo-chrétiens, l’étude du Coran est aujourd’hui abordée par des chercheurs en histoire ou en archéologie, alors même que l’interprétation du Coran est toujours susceptible de suscites les passions et qu’ils sont nombreux ceux qui considèrent ces versets comme leur chasse gardée. Pourtant, comme l’a observé René Girard dans l’épilogue de « Achever Clausewitz« , c’est en interrogeant les textes mêmes du Coran qui font l’objet de peu d’investigations en comparaison de ceux de la Bible, qu’il pourrait être possible d’apaiser les passions, tant ce qui est en commun dans ces textes rapprochent peut-être plus qu’ils ne séparent [encore faut-il que ces intellectuels, hommes de bonne volonté, ne soient pas pris sous le feu d’une mitraille farouchement opposée à toute discussion.]
Maryam et son fils Isa, miniature persane ancienne
Dans un entretien accordé à Benoît de Sagazan pour le Monde de la bible, à l’occasion d’un numéro publié à l’été 2012 consacré aux origines du Coran et repris par le site d’histoire Hérodote, Claude Gilliot, religieux dominicain, agrégé d’arabe, professeur émérite à l’Université de Provence, spécialiste d’études arabes et d’islmamologie, revient sur les origines du Coran dont l’écriture se fit à l’instigation d’Omar. Celui-ci, après avoir convaincu le calife Abû Bakr, successeur de Mahomet, de faire consigner par écrit ce que les gens savaient des révélations du Prophète, collecta les premiers feuillets du Coran lorsqu’il devint à son tour calife à la mort d’Abû Bakr, de 634 à 644. Voici les réponses apportées par Claude Gilliot :
Claude Gilliot: Selon la tradition musulmane, à la mort de Muhammad [Mahomet] en 632 de notre ère, il n’existait pas d’édition complète et définitive des révélations que le Prophète avait livrées. Des sources arabo-musulmanes nombreuses l’attestent. Il est dit que ses Compagnons les avaient mémorisées, en les apprenant et en les récitant par cœur. Certaines, toutefois, avaient été transcrites sur divers matériaux, telles des feuilles de palme ou des omoplates de chameaux. Une première mise par écrit «complète» aurait été faite à l’instigation d’Omar qui craignait que le Coran ne disparût parce que ses mémorisateurs mouraient au combat. Il convainquit le calife Abû Bakr (632-634) de faire consigner par écrit ce que les gens en savaient et ce qui en avait été écrit sur divers matériaux. Ce travail de collecte fut dirigé par l’un des scribes de Muhammad, le Médinois Zaïd b. Thâbit. À la mort d’Abû Bakr, ces premiers feuillets du Coran furent transmis à Omar, devenu calife (634-644), puis à sa fille Hafsa, l’une des veuves de Muhammad.
Les lettres arabes qui peuvent être écrites de différentes manières offrent de nombreuses opportunités graphiques aux calligraphes. Le pouvoir décoratif de l'écriture a donné naissance à un système élaboré de styles qui vont du monumental au plus délié. Parfois de lecture difficile, ces calligraphies ornent non seulement les pages mais embellissent bois, métaux, pierres. De grande taille, elles se déploient sur les murs des mosquées comme sur ceux des palais (source BNF, l'écriture du texte sacré dans la tradition musulmane)
C. G.: Non, on ne peut pas dire cela. D’abord parce que nous n’avons pas de traces matérielles de cette collecte. Ensuite parce que l’objectif d’Omar était probablement de disposer d’un corpus et non de faire une «édition» définitive. C’est sous le califat suivant, celui d’Othman (644-656), qu’on prit conscience de divergences dans la façon de réciter le Coran. Othman reprit le corpus détenu par Hafsa et le fit compléter par d’autres personnages, toujours sous la direction de Zaïd b. Thâbit. Il fit ensuite détruire tous les matériaux originels, imposa une première version «canonique» du Coran en l’adressant aux métropoles les plus importantes du jeune Empire. Mais s’imposa-t-il à tous? La tradition musulmane affirme que oui, mais nous observons que l’idée même de collecte avait rencontré des oppositions dont celle d’Ibn Mas’ûd, compagnon du Prophète (m. 633), et que, d’autre part, les récits sur la collecte du Coran comportent de nombreuses contradictions qui contestent cette affirmation.
Pour les musulmans, le Coran est la parole de Dieu descendue du ciel sur terre. L'acte d'écrire lui-même s'inscrit dans le Coran et il est dit à la sourate XCVI, "Le caillot de sang" v. 3-5 "Lis !. Car ton Seigneur est le Très-Généreux qui a instruit l'homme au moyen du calame, et lui a enseigné ce qu'il ignorait.". Cette nature sacrée du Verbe a chargé très tôt l'écriture d'une forte connotation symbolique et l'art de la calligraphie devint rapidement le premier des arts de l'islam, magnifiant la parole sacrée (source BNF)
C. G.: La tradition musulmane reconnaît une quinzaine de textes pré-othmaniens principaux et une douzaine de textes secondaires. Nous ne possédons aujourd’hui aucune de ces variantes de la «vulgate» othmanienne. Mais nous savons par ailleurs qu’en 934 et en 935, les exégètes Ibn Miqsam et Ibn Shannabûdh furent condamnés pour avoir récité des variantes non approuvées. Ce qui montre que celles-ci ont circulé longtemps.
Il convient également de remarquer que le texte diffusé par Othman pouvait lui-même susciter différentes lectures et interprétations. Et cela pour deux raisons. La première est que le texte ne comportait pas de voyelles brèves et pas toujours les longues, ce qui induit des choix dans l’interprétation des mots. Deuxièmement, l’écriture arabe primitive n’était pas dotée des points diacritiques qui fixent la valeur exacte des signes et qui distinguent une consonne d’une autre. Des vingt-huit lettres de l’alphabet arabe, seules sept ne sont pas ambiguës et dans les plus anciens fragments du Coran, les lettres ambiguës constituent plus de la moitié du texte.
Le copiste dans la tradition musulmane, Bibliothèque nationale de France (BNF)
C’est sous la période omeyyade, et le règne d’Abd al-Malik (685-705) plus précisément, que l’on peut placer la troisième phase de l’histoire du Coran. Certains attribuent au redoutable gouverneur de l’Irak, al-Hajjâj b. Yûsûf (714), plusieurs modifications apportées au texte coranique, mais à ce propos, les sources sont contradictoires. Pour les uns, il aurait seulement remis en ordre les versets et des sourates et rectifié des lectures déficientes; pour les autres, il aurait précisé l’orthographe en introduisant des points. En dépit des contradictions, le califat d’Abd al-Malik constitua un moment déterminant pour la constitution des textes qui nous sont parvenus.
Instruments du copiste dans la tradition musulmane, source BNF
C. G.: Ces critiques viennent de savants musulmans qui soulevèrent des objections durant les trois premiers siècles de l’islam. Cela commença avec des compagnons du Prophète qui avaient leur propre texte, nous dit-on. D’autres sont allés jusqu’à considérer certains textes comme inauthentiques pour des raisons théologiques et éthiques. Ils visaient notamment les versets 111,1-3 contre Abu Lahab, l’un des grands adversaires de Muhammad; et 74,11-26. Des théologiens de Bassora mirent en doute l’authenticité de ces passages, tout comme certains kharijites pensaient que la sourate 12 (sourate de Joseph) ne faisait pas partie du Coran, car, selon eux, ce conte profane ne pouvait avoir sa place dans le Coran.
On trouve les accusations les plus vigoureuses de falsification du Coran dans les sources chiites avant le milieu du Xe siècle. Pour ces derniers, seul Ali, successeur légitime de Muhammad, détenait les authentiques révélations faites au Prophète. Cette version avait été rejetée par les ennemis d’Ali, Abû Bakr et Omar notamment, parce qu’elle contenait des hommages explicites à Ali et à ses partisans et des attaques contre leurs adversaires.
Une des manières d'approcher Dieu est de faire la liste de tous ses noms : les répéter est un acte de piété. Un hadîth transmis par Abû Hurayra rapporte que les noms de Dieu sont au nombre de 99, soit 100 moins un. Celui d'Allah a un statut particulier : récapitulant tous les autres, il est considéré comme le premier ou n'est pas compté. Souvent calligraphiés sur des pages isolées ou dans des albums, on trouve ses noms sur les murs ou en ornements sur les objets ou en architecture (source BNF)
C. G.: Nous ne possédons aucun autographe du Prophète ni de ses scribes. Les plus anciennes versions complètes du Coran dateraient du IXe siècle. Des fragments, très rares, pourraient remonter à la fin VIIe siècle ou du début du VIIIe. L’un des plus anciens, daté du VIIe siècle, est conservé à la Bibliothèque nationale de France. Mais, en l’absence d’autres manuscrits antérieurs au IXe siècle, la datation de ce recueil d’une soixantaine de feuillets ne peut être estimée que par des critères paléographiques.
L'écriture arabe existait avant la Révélation coranique. Notée de manière imparfaite, elle était peu pratiquée et servait surtout à noter des transactions commerciales ou des contrats. La nécessité de fixer le texte coranique mais aussi l'expansion politique et militaire de l'islam insufflèrent un formidable élan à la langue arabe et à son écriture qui furent utilisées à partir du calife abbasside 'Abd al-Malik par la chancellerie (source BNF)
C. G.: Selon la tradition musulmane, le Coran a été écrit dans la langue de Dieu, autrement dit dans l’arabe le plus clair. Hors pour les chercheurs occidentaux, y compris pour ceux qui reprennent la thèse théologique musulmane, les particularités linguistiques du texte coranique font problème et entrent mal dans le système de la langue arabe. Afin de surmonter cette difficulté, plusieurs hypothèses furent proposées, selon lesquelles l’origine de la langue coranique se trouverait dans un dialecte – disons plutôt une «koinè(langue commune) vernaculaire» – de l’Arabie occidentale marqué par l’influence du syriaque, et donc de l’araméen. Le Coran est une production de l’Antiquité tardive. Qui dit Antiquité tardive, dit époque de syncrétisme. La péninsule Arabique, où le Coran est censé être né, n’était pas fermée aux idées véhiculées dans la région. Les historiographes arabes musulmans les plus anciens, soit de la première ou de la deuxième génération de l’islam, disent que La Mecque avait des relations en particulier avec la ville d’al-Hira, capitale de la tribu arabe des Lakhmides, où vivaient des païens, des chrétiens monophysites et des manichéens. Elle aurait été un des lieux de passage pour l’apprentissage de l’écriture de l’arabe primitif. Quand Muhammad livrait ses premières prédications, un de ses premiers opposants objectait qu’il avait déjà entendu cela à al-Hira. Dans un autre passage du Coran, il est reproché à Muhammad de se faire enseigner par un étranger qui parlait soit un mauvais arabe soit une autre langue.
Il est vrai qu’un grand nombre d’expressions réputées obscures du Coran s’éclairent si l’on retraduit certains mots apparemment arabes à partir du syro-araméen, la langue de culture dominante au temps du Prophète.
Si le Coran fut le lieu privilégié du déploiement de la calligraphie, il faut savoir que la tradition manuscrite qui perdura jusqu'au XIXe siècle, vit la copie de nombreux ouvrages religieux mais aussi profanes. Les manuscrits ordinaires côtoyèrent durant de longs siècles les copies prestigieuses. À l'instar des corans, des bibles mais aussi des ouvrages scientifiques ou littéraires furent l'occasion pour les calligraphes d'exercer leur art (source BNF)
C. G.: Christoph Luxenberg considère en effet que des pans entiers du Coran mecquois seraient un palimpseste d’hymnes chrétiennes. Avant lui, Günter Lüling avait tenté d’établir qu’une partie du Coran provenait d’hymnes chrétiennes répondant à une christologie angélique. Cela me paraît trop automatique et trop rapide. En revanche, Christoph Luxenberg m’a convaincu sur l’influence syriaque dans plusieurs passages du Coran, notamment dans la sourate 100 dans laquelle il voit une réécriture de la première épître de saint Pierre (5,8-9). On reconnaît dans le Coran des traces évidentes de syriaque. À commencer par le mot Qur’an qui, en syriaque, signifie «recueil» ou «lectionnaire». Cette influence me semble fondamentale. D’autre part, Angelika Neuwirth [NDLR spécialiste du Coran, université de Berlin] a bien souligné la forme liturgique du Coran. Et des chercheurs allemands juifs ont noté une ressemblance forte entre le Coran mecquois et les psaumes bibliques. Serait-il un lectionnaire, ou contiendrait-il les éléments d’un lectionnaire? Je suis enclin à le penser. Sans l’influence syriaque comment comprendre que le Coran ait pu reprendre le thème des sept dormants d’Éphèse qui sont d’origine chrétienne? De plus, la christologie du Coran est influencée par le Diatessaron de Tatien et par certains évangiles apocryphes. On peut penser que le groupe dans lequel le Coran primitif a vu le jour était l’un des rejetons de groupes judéo-chrétiens attachés à une christologie pré-nicéenne, avec aussi quelques accents manichéens.
De nombreux articles de Claude Gilliot sonts accessibles sur l’internet, notamment :
Muhammad, le coran et « les contraintes de l’histoire »
Islam, sectes et groupes d’opposition politico-religieux (VII – XIIèmes siècles), paru dans Rives méditerranéennes, article bref dont la lecture est fort intéressante.
L’arrivée de Mahomet à la Mecque, miniature persane du XVIème siècle