Qu’est-ce pour nous, mon coeur, que les nappes de sang et de braise
Ainsi commence le recueil Vers nouveaux et chansons de Jean-Nicolas-Arthur Rimbaud. Il faut lire tout le poème qui se poursuit ainsi : « … et mille meurtres, et les longs cris de rage, sanglot de tout enfer renversant tout ordre. »
Mille meurtres ! Mille meurtres ! Mille meurtres ! Peu importe le décompte précis des morts et des blessés depuis quarante ans que cela dure, mais nous tous vivants, qui nous prétendons toujours innocents car » Je est un autre« , qui se souviendra de tous ces visages et sourires disparus lorsque nous oublierons ? Le terrorisme est le poison de l’humanité. Il rassemble sous sa bannière, criminels endurcis et faibles d’esprit, sadiques et pervers habités par l’ivresse de puissance, manipulateurs des masses abandonnées depuis des siècles aux facilités de l’antisémitisme et du racisme.
Alors, je vous demande, je vous supplie, pour celles et ceux qui se rassemblent dimanche prochain à l’appel de de « Je suis Charlie », n’oubliez pas « Je suis Ahmed », « Je suis Clarissa », et « Je suis Yoav » », tous reliés entre eux en un immense et invisible sanglot des vents violents de cet hiver criminel. La première vague importante remonte au 15 septembre 1974 avec l’attentat à la grenade du Drugstore Saint-Germain, mené par Carlos et qui fit 2 morts et une trentaine de blessés. Je n’ai pas la force de faire la liste des massacres depuis 40 ans, je me contenterais de citer quelques lieux sinistres : Copernic déjà, rue des Rosiers encore, RER B Saint Michel, 5 morts et plus de 100 blessés, RER C musée d’Orsay, RER B à nouveau Port-Royal, plusieurs morts et une trentaine de blessés, rue de Rennes, et tant d’autres depuis 40 ans. Ayez aussi une pensée pour les 170 passagers du vol 772 UTA, assassinés au-dessus du Ténéré, le 19 septembre 1989 dans un attentat orchestré par Kadhafi et consorts.
Et n’oubliez pas nos 58 soldats de la paix intervenant sous mandat de l’ONU pour s’interposer dans la guerre du Liban et qui ont péri dans l’attentat du Drakkar à Beyrouth, le 23 octobre 1983, mené par l’organisation terroriste Hezbollah avec le soutien d’une théocratie bien installée depuis 1979 et qui rêve de l’arme nucléaire. Par la même occasion, pensez aussi à toutes nos forces de paix qui ont maintenu ou maintiennent des équilibres précaires au Liban, au Sahel ou en Afghanistan. Entre 2004 et 2013, 89 soldats sont tombés au champ d’honneur rien que dans ce dernier pays pour empêcher les Talibans de revenir au pouvoir.
D’autres sentinelles ont aussi péri, des sentinelles silencieuses, porteuses d’âmes et d’espérance, comme les spet moines trappistes du monastère de Tibhirine, en 1996, pendant la guerre civile. Les concernant, il a été plus facile de réaliser un film que de trouver la vérité. Et il semble bien que l’épilogue judiciaire attendra le ciel, tant les arrangements et complications terrestres rendent improbables le début de commencement de perception de la vérité.
Qu’il est difficile de s’y retrouver dans cette cohorte de crimes perpétrés avec la régularité d’un métronome depuis quarante ans. Cela a commencé avec les soubresauts palestiniens, Carlos et autres, bien avant 1974, en vérité ; puis le Hezbollah, les syriens et les iraniens sont entrés dans la danse en écho de la guerre civile au Liban, et nous connaissons plus ou moins la suite, le GIA algérien, le Hamas, Al Quaida et toutes ses filiales, une bonne douzaine à ce jour, on s’y perd un peu en marques de fabrique radicales islamiques de la Mauritanie à l’Indonésie, un croissant de sang dégoulinant. A chacun ses logos. En cette matière, je préfère, pour ma part, Google, Microsoft, Apple ou FB, et moins les marques de luxe tapageuses qui servent au recyclage individuel de l’argent sale du pétrole, de la drogue ou du crime au lieu de financer des routes, des hôpitaux ou des écoles pour les filles, là où c’est nécessaire, c’est à dire partout.
Alors, si l’attentat qui a décimé la rédaction de Charlie permet aux nouvelles générations de réaliser que le monde est terriblement dangereux, que les crayons sont peu pratiques pour éloigner les cavaliers noirs du crime et de la cruauté et qu’il nous faut donner à nos forces armées et de sécurité les moyens pratiques de pourchasser ces spectres de la haine, alors ce malheur nous sera utile ; et un jour, ce rassemblement prendra le charme des souvenirs, comme les manifestations européennes de soutien à Solidarnosc voilà plus de trente ans, contribuèrent alors, modestement, à la chute du mur de Berlin dix ans plus tard ou presque.
Mais dans le même temps, ce qui serait mieux, ce serait aussi de déposer de temps en temps MP4 et casques stéréos, de lâcher un peu tablettes et smartphones, d’oublier régulièrement Facebook ou Twitter, le streaming, les sms, les jeux et chaînes vidéos, tout ce qui enferme dans des bulles solitaires et empêche aux hommes d’être reliés aux hommes par un simple jeu de regard. Et, par la même occasion, ce qui serait pas mal aussi c’est de cesser de s’indigner , qui ne sert strictement à rien, de jeter vite fait les émotions aux orties, et de ne pas se résigner.
Car si je suis Charlie, je suis aussi Ahmed, Clarissa et Yoav, qui ont fait avec courage leur devoir en croisant l’abomination. Je est en fait toujours un autre, le visage de notre prétendue innocence que nous ne voulons apercevoir dans la glace de culpabilité qui nous ronge, et qui peut prendre les noms successifs de peur, lâcheté, compromission, provocation, soumission, arrangement, aveuglement, égoïsme, brutalité, vengeance, violence, crime, toute cette litanie du diable avec laquelle chaque jour nous composons pour survivre.