L’observation judicieuse d’Alexandre Vialatte : l’Auvergne produit des ministres, des fromages et des volcans, est ce qui résume le mieux ce que nous pouvons attendre de ce beau pays. Natif du limousin, ayant vécu au Puy-en-Velay et à Ambert où son père était en garnison, on doit à Vialatte trois romans, Battling le ténébreux, écrit sur l’Auvergne, le Fidèle berger, à propos de la drôle de guerre qui ne le fut pas, et les Fruits du Congo en 1951, avant de se consacrer de 1952 à 1971 à écrire des chroniques pour le compte du quotidien de Clermont-Ferrand, La Montagne, 898 au total publiées à un rythme hebdomadaire. Le premier à traduire Kafka, on lui doit encore un livre magnifique de poésie, de tendresse et d’humour, l’Auvergne absolue.
Vialatte a raison. Tout en Auvergne est absolument absolu : la nature, les hommes, l’histoire. Quand on a donné à la France, la cité des Avernes et Vercingétorix qui réussit le tour de force de rallier à lui cinquante-sept peuples celtes du centre et du nord de la Gaule pour vainement combattre César, on ne peut avoir que respect pour un peuple qui est aussi indissociable de l’histoire de France que Lyon ou Lutèce. L’Auvergne est le coeur de la France, un coeur constitué d’une vingtaine de pays traditionnels que seuls de rares géographes spécialistes connaissent : la Combraille, les collines de l’Artense ou de la Châtaigneraie, le Brivadois, le Livradois, la Margueride, sans compter la Limagne, la Sologne ou le Bocage bourbonnais dont on serait bien en peine de distinguer s’il n’y avait une carte à disposition.
C’est pourquoi tout nous invite à se rendre sur place bien plus qu’à aller en Californie voir les filles. Car, comme l’a écrit Vialatte, l’Auvergne est un secret plus qu’une province où à Ambert, sous-préfecture d’opérette, les affiches « prônent sur fond rouge la vertu des alcools. »
« J’ai connu l’Auvergne absolue dans sa haute mélancolie » écrit encore Vialatte. C’est vrai que tout en Auvergne prête à la mélancolie, les vaches abandonnées à leur propre garde dans les prés, les lignes de chemins de fer qui suivent au fond des vallées les cours d’eau, les châteaux-forts en ruines et les volcans éteints, sans compter la dizaine de stations thermales dont la plus célèbre laisse un goût historique plein d’amertume.
Heureusement, les fromages nous racontent une histoire toujours vivante ainsi que les eaux minérales vivifiantes et fortifiantes qui s’exportent dans le monde entier. On est aussi au pays des abbayes et des inventions qui nous ont donné des ingénieurs ayant tout inventé dans le domaine du pneu.
Contrairement à toutes les affiches publicitaires ici présentées, il n’existe pas d’Auvergne pittoresque. Pour reprendre une autre expression de Vialatte, « l’Auvergne est un souvenir d’enfance, un souvenir noir« , l’enfance de tout le monde, comme le souvenir de Vercingétorix se rendant à César à Alésia. Nous sommes tous porteur imaginaire du bouclier averne jeté au sol qui a fait entrer dans la modernité la cité des Avernes transformée en ville gallo-romaine, avec ses toges, ses thermes et les courses de chars romains. Le Gaulois est né en Auvergne de sa défaite contre Rome. Il eut gagné que nous serions encore Celtes à nous ennuyer dans nos chaumières.
Comme l’écrit encore Vialatte, « l’Auvergne ténébreuse » est « la patrie du noir« , celle de la Vierge noire du Puy-en-Velay, celle du basalte, des sapins et des pneus. Tout y est plus grandiose : « le bois plus noir qu’ailleurs, l’avare plus avare, l’herbe plus drue et le loup plus affamé« . Et « l’auberge, la croix, le sapin« , qui n’apparaissent plus que comme un souvenir d’enfance, sont les véritables images de l’Auvergene, celles qui nous restent.
Qui ne connaît son cimetière auvergnat tout aussi absolu ? C’est que « l’Auvergnat descend de ses ancêtres. Peu de gens en France descendent encore de leurs ancêtres. Mais l’Auvergnat fait exception… On trouve encore, au sommet des montagnes, dans des pays de chèvres austères qui broutent sévèrement le barbelé, seul produit des avares prairies de ces régions, de petits vieillards barrés d’une grosse moustache qui tombe de chaque côté de la bouche comme une branche d’épicéa… C’est la moustache qui pèse le plus. Le cimetière est tout petit au sommet de la montagne, rongé de soleil et lavé par la pluie, raboté par la neige et blanc comme un os nu. »
Quant à l’esprit d’économie de l’Auvergnat il se fonde sur le principe de ne rien laisser perdre, dès la création du monde. Selon Vialatte, l’Auvergnat a été créé le huitième jour, « avec les restes, en ramassant les miettes« , choissisant de s’installer en Auvergne alors même que Jéhovah l’a prévenu que personne n’en veut, ce à quoi l’Auvergnat répond : « Précisément, il ne faut pas le laisser perdre. » Et si l’Auvergnat est avare, il l’est aussi de mots à l’image de Vercingétorix qui se rend, avançant les bras croisés, se taisant avec éloquence.
Dans « l’Auvergne absolue », Vialatte nous convainc qu’il n’existe pas d’Auvergne authentique ou pittoresque, non pas qu’elle aurait disparu mais n’a jamais existé en vérité, seulement dans les romans régionalistes de Pourrat, comme l’image de la provence se nourrit de Giono ou Pagnol.
Tout pays est pays de songe qui échappe à la réalité pour devenir pays imaginaire. Les affiches publicitaires sont des images qui proposent de fausses traces humaines. Elles décrivent des paysages, des ustensiles, des produits qui nourrissent la nostalgie d’un monde qui n’a jamais existé. Et pendant ce temps, la modernité a fait son oeuvre : la paysannerie a disparu, l’exode rural a fini par user les vieilles maisons et les vieux murs devenus ruines, plus personne n’arpente les rues, que ce soient les femmes au marché ou à la sortie de l’église, et encore moins les hommes au café qui d’ailleurs a fermé.
L’élégance auvergnate n’a pas attendu l’arrivée des machines à coudre. Les Auvergnants ont toujours bénéficié d’une chapellerie à la pointe de la mode
C’est pour cela que l’Auvergne nous est absolument nécessaire. On y trouve l’équilibre d’un monde qui n’a jamais existé.
Et l’Auvergne semble de plus en plus être la « patrie du noir » pour reprendre l’expression de Vialatte. Tout au moins sur les affiches qui ne proposeront toujours que de fausses traces humaines en pays imaginaire.
L’Auvergne absolue, selon les Fruits du Congo écrit par Vialatte